Cette possibilité de consommer les fromages blancs à peine terminés prend du poids au regard de la pratique, très répandue lors des fabrications domestiques de la plupart des productions locales, qui consiste à goûter l’aliment alors qu’il n’est pas totalement prêt ou avant que le laps de temps lui donnant le véritable statut de denrée ne se soit écoulé. Dans la plupart des cas, ce comportement ne vise nullement à rectifier la fabrication car il a généralement lieu à la toute fin du processus alors que celui-ci ne peut plus être ajusté. Il ne s’agit donc nullement d’un protocole technique. D’ailleurs, souvent les opérations sont terminées et il n’est plus possible d’intervenir, mais le produit ne présente pas encore tout à fait les caractéristiques habituelles de sa consommation : il peut être encore chaud, non affiné, non moulé, etc.
Cette « consommation à chaud » a été observée à de nombreuses occasions. Lors des fêtes à la Maison de pays à Saint-Etienne-du-Bois, les organisateurs, à la suite de la première fournée, dégustent immanquablement, encore tiède, une des tartes destinées à la vente avant que le stand ne soit mis en place, c’est-à-dire avant que celles-ci n’entrent dans la sphère commerciale et soient accessibles au public. Ils font de même avec la paria : dès que la cuisson du premier chaudron est terminée, et pendant que celui-ci refroidit, des assiettes de paria sont partagées, encore tièdes, entre tous ceux qui ont participé à sa préparation. La dégustation prend ici véritablement l’aspect d’une collation puisque du pain et des boissons sont servis à cette occasion. Avant de partir, quelques personnes récupèrent des petits pots de paria. Alors que le Président m’en tend un au moment de mon départ et que je déclare que j’attendrai le dimanche, jour de la fête, pour en prendre, celui-ci insiste : il faut que j’en ai avant, chez moi ! D’ailleurs, d’autres étapes de la fabrication de cette denrée ont déjà fait l’objet de dégustations : lorsque les pommes sont pressées, un verre circule entre les participants pour goûter le jus. Chacun donne son avis sur la teneur en sucre, la couleur, la saveur, etc. Quelques bouteilles sont emmenées aux domiciles, pour associer les autres membres de la famille à cette action. Par la suite, le jus réduit au tiers, plus sucré, est à nouveau testé par les participants. A l’occasion de l’opération d’épluchage, les quartiers de poires sont eux aussi éprouvés par les plus gourmands d’entre eux. Enfin, alors que ces quartiers commencent à cuire dans le jus de pomme et avant qu’ils ne se désagrègent, une assiette est extraite du chaudron : elle sera dégustée au cours du déjeuner par le groupe qui se charge de la cuisson. L’un d’entre eux qui apprécie beaucoup cet mets « dérobé », préliminaire de la paria, se souvient que sa grand-mère mettait toujours ainsi une assiette de côté.
Le comportement des acteurs est le même lors de la fabrication des charcuteries. A la sortie de la chaudière, le boucher de campagne et ses assistants s’empressent de trancher une morceau à l’une des brasses du boudin pour savourer cette première charcuterie. Celui-ci est encore chaud mais pas encore revenu à la poêle, avec de la panne, comme il est d’usage de le cuisiner. Il ne s’agit donc pas exactement du même produit que celui qui sera consommé ultérieurement au cours de repas : la texture tant du boyau que de la mêlée est légèrement modifiée, de même que la couleur, la saveur et la teneur en matière grasse. Cet engouement pour ce boudin, tout juste cuit, aux aspects légèrement différents, a été observé chez des particuliers lors de l’abattage de porcs à domicile mais également dans des contextes professionnels ou collectifs comme lors de la Saint Cochon à Bourg-en-Bresse, animation organisée par le Comité des fêtes de la ville. Le boudin que les organisateurs se partageront le soir lors d’un repas de clôture est cuit à la fin de la matinée sur le site de la manifestation. Lorsque la charcuterie est sortie de la marmite, l’un des boyaux est coupé en morceaux et bien que la cuisson soit discrètement réalisée dans un coin de la halle, quelques spectateurs, plus ou moins intimes avec les organisateurs, se précipitent pour en obtenir. De même, si les professionnels fabriquent trop couramment ce produit pour adopter à chaque fois cette pratique de dégustation, la moindre occasion, telle que la présence d’un observateur extérieur, est retenue pour la réitérer. Ainsi, alors que j’assiste à la fabrication du boudin chez un charcutier professionnel, celui-ci m’invite, lorsque les boyaux sortent du chaudron, à en prendre en déclarant : « ‘alors dans les fermes, ce qu’ils aimaient faire, c’est le goûter maintenant’ ». Il en saisit un morceau, le dépose sur la table de travail et le coupe en rondelles qui seront partagées entre les personnes présentes. Son fils - adulte - déclare, avec satisfaction, que grâce au décalage de l’horaire habituel de fabrication nécessité par ma présence, il lui a été possible de goûter ainsi un morceau de boudin, ce qu’il n’avait pas pu faire depuis très longtemps. Ceci révèle non seulement le plaisir procuré par une telle pratique mais également la régularité avait laquelle elle devait avoir lieu autrefois.
Moins répandu, mais néanmoins constaté, ce comportement de consommation en cours de fabrication, porte sur d’autres charcuteries comme les pâtés ou les boulettes. Un jeune adulte se souvient qu’enfant il allait dans la cave dérober des pâtés crus préparés par sa mère. Lors d’un abattage, l’un des assistants du boucher de campagne, commanditaire des charcuteries, lèche avec délectation le plat ayant servi à malaxer la mêlée des pâtés : la viande est crue, tout juste assaisonnée. Dans une autre ferme, un jeune adulte subtilise une à une les boulettes, à peine finies par le charcutier. Sa mère, les voyant disparaître, s’interroge grandement : « ‘on se disait “mais bon dieu qui c’est qui les a mangées ? C’est pas possible !” Ah mais, il les prenait comme ça, et il partait au boulot ! Il a eu vite fait !’ ».
Autres produits, même engouement : alors que la blanquette* sort de l’alambic, les participants à la préparation de l’eau-de-vie se servent un petit verre. Au deuxième passage, l’eau-de-vie est à nouveau estimée dès les premières gouttes et ce quelle que soit l’heure. Je fus ainsi invitée à donner mon avis à 7h30 du matin ! A une autre occasion, une personne regrette que je sois venue assister le jour du passage de la blanquette et non de l’eau-de-vie, sinon il aurait pu m’en offrir tout de suite. Enfin, avant d’être versées dans l’alambic, les poires fermentées sont elles aussi goûtées, surtout pour en pronostiquer le résultat. De manière générale, les fabricants accordent une grande importance à cette consommation immédiate et insistent, comme dans cet exemple, pour qu’elle ait lieu.
A propos des gaudes, Myriam Gaxotte constate la même attitude. Ses interlocuteurs se souviennent qu’enfants, ils avaient plaisir à les goûter à la sortie du moulin : « ‘quand on rentrait de classe (...) on sentait l’odeur des gaudes depuis le tournant de la route à une cinquantaine de mètres. Tous les gamins y se précipitaient, comme une volée de moineaux au moulin, et puis y (rire) mettaient tous la main sous le trou d’où les gaudes sortaient et tout le monde s’empiffrait de gaudes toutes chaudes’ »228.
Pour compléter cette énumération des situations où les productions sont consommées au plus près - voire au plus prêt - de la fabrication, il faut ajouter les fromages blancs : « ‘les meilleurs que j’ai mangés, c’est ceux que je faisais, les fromages de chèvre que je faisais quand les parents avaient encore des chèvres, j’allais faire mes fromages à cinq heures de l’après-midi ou six heures pour les manger à sept heures, huit heures et demie : le REGAL’ ».
A l’instar de la remarque précédente, les consommateurs sont unanimes pour considérer, à propos de la plupart des productions, que celles-ci sont les meilleures lorsqu’elles viennent tout juste d’être préparées. En dégustant, presque en cachette comme un fruit défendu, leur tarte avant que le public ne puisse en acheter, les organisateurs de la fête à la Maison de Pays à Saint-Etienne-du-Bois ne manquent pas de rappeler « ‘c’est bon quand ça vient de sortir du four !’ ». Parfois même, la préférence porte sur le produit en cours de fabrication. Ainsi, après avoir désigné les fromages blancs qu’elle mangeait quelques heures après les avoir élaborés, l’interlocutrice précédente se reprend : « ‘et le meilleur, c’est quand j’en prenais dans la cruche... une cuillère ou la louche et carrément comme ça dans la cruche, c’est là qu’ils sont le meilleur, les fromages blancs. Je pense que je n’en remangerai jamais de si bons’ ». Tout se passe comme si, consommés avant d’avoir véritablement le statut d’aliment, ces productions avaient encore plus de saveur. Le temps semble altérer rapidement le goût ainsi que la qualité de ces productions. Dans la Dombes229, cette préférence pour un produit consommé au plus près de sa transformation est particulièrement manifeste à propos des carpes : conservées vivantes (dans un bac en béton, un « bachut » - cages grillagées attachées à une ficelle et laissées dans une mare attenante à la maison - ou une baignoire), celles-ci ne sont tuées qu’au dernier moment, juste avant leur consommation : « ‘le poisson vivant, vous le tuez à dix heures et demie, onze heures, vous le préparez, vous le mangez. Point de vue qualité, c’est numéro un’ ». Ces considérations donnent naissance à des formules expressives, parfois cocasses : « ‘pour moi, le poisson est bon vivant’ », « ‘pour pas que ça perde son goût, il faut vraiment que ça soit juste mort. Il faut y tuer vivant, on pourrait dire, heu, oui, y tuer vivant’ », « ‘je ne mangerai jamais une carpe morte’ ». Tout se passe comme si, dès l’instant de sa mort, le poisson se détériorait rapidement.
Tous ces exemples mettent en évidence le plaisir des mangeurs à goûter un chose à peine terminée, voire en train de se faire230 231. Cette « consommation à chaud » valorise l’objet éphémère, celui qui n’est saisissable que par ceux qui sont au plus près de lui. En privilégiant ainsi ces aliments à peine élaborés, les consommateurs opposent clairement les aliments maison, pour lesquels cette pratique de consommation à la fin ou en cours de fabrication est possible, et les aliments, industriels ou artisanaux, obtenus dans les commerces et pour lesquels celle-ci n’est pas possible : ces deux homologues ne peuvent être assimilés. Par là, ils affirment également le privilège de ceux qui confectionnent leurs productions et qui peuvent profiter de ces aliments à leur optimum qualitatif ou sous une forme étrangère à celle des aliments obtenus « prêts-à-consommer » dans les commerces : eux seuls connaissent le goût de la blanquette, des fromages blancs dans la cruche, des tartes encore chaudes ou du boudin non encore revenu à la poêle. Ce privilège justifie l’effort fourni et le temps consacré à ces fabrications et motive la pratique de l’auto-production. Cette conduite est une récompense que s’octroient les fabricants. Il ne s’agit nullement de se nourrir et de remplir l’estomac mais de satisfaire l’esprit, d’où d’ailleurs la petitesse des quantités sur laquelle porte cette pratique : dans la plupart des cas, il ne s’agit pas d’absorber la totalité du produit mais une moindre portion. Ce type d’expérience ne peut nullement être vécu par les consommateurs qui achètent le produit prêt à être consommé.
Par ailleurs, cette attitude de consommation aux diverses étapes de la fabrication correspond à une pratique d’appropriation : en testant chacune des formes antérieures du produit, le mangeur va pouvoir connaître parfaitement l’aliment et l’identifier. De même que prédire, en cours de fabrication, ce que sera le produit une fois terminé, est un moyen de montrer sa capacité à maîtriser les évolutions possibles et par là à revendiquer sa grande proximité avec l’aliment. Le mangeur est en prise directe avec la source, il saisit un aliment qui n’a pas été médiatisé, un aliment originel.
En somme, cette pratique révèle une relation à la nourriture bien spécifique, marquée par le mode ludique (deviner ce que sera l’aliment), hédonique, par la curiosité, la liberté (rien n’impose de goûter l’aliment à ce moment-là), et fort éloignée de l’anxiété alimentaire.
En somme, il ressort que les règles de consommation, particulièrement fortes en ce qui concerne les productions locales, contribuent au balancement entre changement et stabilité alimentaires. En effet, si elles imposent une certaine fixité des pratiques, elles obligent néanmoins les consommateurs à varier leur alimentation : ne pas manger la même chose toute l’année, ni aux divers repas de la journée, manger différemment selon les occasions sociales, etc. Par ailleurs, il apparaît chez les consommateurs un seuil de saturation, variable pour chaque aliment, au-delà duquel ceux-ci ne veulent plus consommer d’un aliment dont la réitération est perçue comme excessive. La sensation de lassitude face aux répétitions ainsi que l’engouement pour les produits primeurs incitent les consommateurs à changer et participent également au balancement entre néophobie et la néophilie. En Bresse, étant donné la résistance à l’innovation de nombreux consommateurs, la néophilie (le besoin de diversité) est moins satisfaite par l’introduction fréquente de nouveaux aliments que par le respect des variations temporelles (hebdomadaire, saisonnières, etc.). Enfin, on constate pour ce domaine des pratiques alimentaires un comportement qui engage largement les émotions des consommateurs. La consommation immédiate, c’est-à-dire celle qui a lieu au plus près de la fabrication, bénéficie d’un engouement de la part des consommateurs producteurs. Ceux-ci expriment une grande satisfaction lorsqu’ils ont la possibilité d’en profiter.
Myriam Gaxotte, 1989, p.32.
Delphine Balvet, 1997, p.62.
C’est le plaisir, bien connu, de manger du pain encore chaud, à la sortie de la boulangerie, ou un fruit cueilli sur l’arbre.
Jane Cobbi a mis en évidence, au Japon, la préférence pour des aliments en état de fraîcheur maximale : « la plus grande partie des mets considérés comme délicieux ne supportent pas l’attente après leur préparation, ce qui s’explique essentiellement par l’exigence de fraîcheur, valeur suprême de la nourriture au Japon, et par la recherche de qualités gustatives propres aux produits crus ou proches du cru » (1993, p.187).