Chasse, pêche, cueillette et ramassage des produits de « l’espace sauvage »

« L’espace sauvage », par opposition à l’exploitation agricole, aux jardins cultivés et aux animaux élevés, fournit, par prélèvement dans la nature, un complément à l’approvisionnement des ménages bressans. Mais cette nature n’est pas exempte de l’intervention humaine puisque, non seulement, les hommes gèrent et contrôlent la reproduction et l’alimentation du gibier, mais ils modifient l’écosystème en changeant les techniques agricoles et s’intéressent ou délaissent, selon les époques, certaines variétés végétales ou animales, etc.

Si certains chasseurs perçoivent un désintérêt des jeunes générations pour la chasse, celle-ci mobilise encore largement la gent masculine en Bresse. La commune de Saint-Etienne-du-Bois accueille actuellement plusieurs sociétés de chasse, dont l’une a été créée selon l’un de ses membres en 1932. Dans les années 30, les fermiers ont été autorisés à chasser sur les terrains qu’ils exploitaient. Auparavant, cette activité était exceptionnelle dans la population paysanne alors que le braconnage était pratiqué par tous : « ‘ce qu’ils faisaient s’ils voulaient manger un lièvre ou un faisan, ils braconnaient, soit au collet, soit au fusil’ ». Durant la Seconde Guerre mondiale, la chasse étant interdite, les pratiques clandestines ont repris : « ‘ça braconnait comme ça pouvait ! Toute arme à feu devait être déposée en mairie, à partir de 42 par là. Mon père, il avait porté le vieux mais il avait gardé le neuf !’ ». Les produits cynégétiques représentaient un apport sur lequel les familles comptaient : « ‘le gibier c’était quelque chose qui faisait à bouffer. Pendant la guerre, c’était quelque chose qui faisait quand même un plat ’». A cette époque, le gibier le plus couramment traqué était les lièvres, les faisans et les perdrix ; les grives, occasionnellement attrapées, étaient peu appréciées : « ‘on ne s’en occupait pas, c’était trop petit. C’était pas intéressant, fallait une grosse bête ’». Avant les années cinquante, les sangliers et les chevreuils étaient exceptionnels dans la plaine bressane. Les sangliers, descendant du Revermont, étaient tellement rares sur les terres stéphanoises, que chacun se souvient, parmi ses connaissances, du premier chasseur qui en a abattu un : « ‘c’est Cyril P., je me rappelle qui en avait tué un’ ». Autre interlocuteur, même souvenir : « ‘le premier sanglier que j’ai vu tué, moi, j’avais douze ans, par là. C’était en 45, 46. Justin P. en avait tué un au pylône là-bas. Ils avaient fait la java pendant deux jours ! Un sanglier de soixante-dix kilos : deux jours de java ! Ben mon vieux. Et après, ils ont attendu combien d’années d’en retuer !’ ». Aujourd’hui, le butin paraît bien dérisoire aux yeux de ce chasseur qui souligne la surpopulation de cette espèce : « ‘y en a de trop, y a une mauvaise gestion, on ne sait pas gérer ’». Il en est de même du chevreuil qui a également fait son apparition tardivement en Bresse : « ‘il y en avait très peu. Moi je me suis marié en 1957, c’était le premier chevreuil qui se tuait à Saint-Etienne. Y en a beaucoup trop maintenant’ ». Actuellement, la chasse au sanglier, appelé cochon, ou au chevreuil procède généralement par battues, mobilisant un groupe de plusieurs chasseurs. Le gibier est alors partagé, la tête revenant souvent à celui qui a tué l’animal. Non seulement les consommateurs émettent une prédilection pour la viande de sanglier au détriment de celle de chevreuil, mais les chasseurs préfèrent eux aussi chasser le sanglier. Ils se rendent avec moins d’entrain aux battues aux chevreuils : « ‘parce qu’on est obligé !’ ». Un chasseur souligne l’évolution considérable de la chasse, depuis la période du braconnage de petits gibiers exercé par son père, jusqu’à la forme qu’elle prend actuellement : « ‘c’est vachement réglementé. Quand tu dis battue aux chevreuils, aujourd’hui, on va à la battue aux chevreuils. Eventuellement tu tires un sanglier, mais le restant tu le laisses tranquille. C’est posté, y a un appel le matin qui se fait. C’est vachement sophistiqué maintenant, pour aller à la chasse, tu sais que c’est compliqué ! Alors il faut une casquette fluorescente, un gilet, il faut des machins, fiou...’ ».

Tout comme le gibier, les poissons faisaient autrefois l’objet de braconnage : « ‘ce qu’il y avait de bien c’est que ce braconnage, tout le monde y allait. Tout le monde se cachait, mais tout le monde y allait ! ’». Cette pêche s’opérait en prélevant, à l’aide d’une corbeille, les poissons amassés dans des trous creusés dans des petits biefs sur le point de s’assécher. Dans les fermes, cette friture de petits poissons était très appréciée. Désormais, la pratique de la pêche à la ligne est la norme et les pêcheurs se rendent facilement sur les cours d’eau du Revermont et du Suran. Les carpes ou les truites attrapées donnent l’occasion de partager un repas avec des parents ou des amis intimes.

La cueillette, enfin, fournit divers aliments dont les pissenlits au printemps, les mûres à l’automne, ainsi que les châtaignes dans le Revermont voisin, etc. Mais les produits de la cueillette par excellence sont les champignons et en particulier les champignons des bois. Autrefois, la cueillette de ces derniers ne représentait, même pour les amateurs, qu’une activité dérobée, secondaire : « ‘mon père, je l’ai toujours vu ramasser des champignons dans les bois. Mais on n’allait pas spécialement aux champignons. On en ramassait quand en fin d’année on allait ramasser de la fougère. Il ramassait des fougères et il trouvait des pieds de mouton et des trompettes de la mort, et des chanterelles’ ». Puis, le nombre d’amateurs a augmenté : « ‘quelques chasseurs par là qui ont commencé à ramasser quand on était dans les bois ’» précise justement un chasseur et ramasseur de champignons. Maintenant, particulièrement appréciés, ils font l’objet d’une recherche attentive : « t‘out le monde pratiquement va aux champignons aujourd’hui ’» regrette un amateur avant d’ajouter : « ‘enfin, une partie des gens vont aux champignons. Quand c’est en période, comme maintenant, ça va commencer, tu vas trouver des gens dans les bois, de partout ! ’». D’ailleurs, les retraités admettent mieux connaître les champignons que leurs parents et grands-parents. La présence, à l’automne, sur le marché de Bourg-en-Bresse, d’un Service d’inspection et vérification des champignons de la ville de Bourg témoigne de l’importance de cette occupation. D’ailleurs, certains informateurs, amateurs confirmés, ont eu recours à ce service pour vérifier des spécimens peu courants. En début de saison, les ramasseurs repèrent attentivement les signes qui les informent des possibilités de collecte : « ‘maintenant que ça a plu, ça va ben sortir un peu. J’ai un endroit ou deux où elles [les chanterelles] sont un peu avancées, elles viennent toujours tôt. Alors je les ai ramassées et puis ma foi, ben d’ici quelques temps, il ne va plus en avoir. Par contre, ça viendra ailleurs. Y en a qui sont plus tardives que d’autres’ »  : cette remarque témoigne de la connaissance des ramasseurs qui prennent en compte, en fonction des conditions climatiques et de la saison, la nature des terrains. Les espèces les plus fréquemment ramassées sont les bolets (Boletus), les chanterelles (Cantharellus cibarius), les chanterelles grises (Cantharellus tubaeformis), les trompettes-des-morts (Craterellus cornucopioides), les pieds-de-mouton (Hydnum repandum), les roses des prés (Agaricus campester) et à Pâques les morilles (morchella vulgaris). Les ramasseurs plus connaisseurs recherchent les choux-fleurs (Sparassis crispa), les Saint-Georges (Calocybe gambosa), l’oronge (Amanita caesarea) dont un interlocuteur précise : « ‘c’est une amanite, jaune, ronde comme un oeuf, c’était le champignon préféré des rois et des papes’ ». Par contre, les lactaires délicieux (Lactarius deliciosus), très appréciés dans certaines régions, ont peu de succès en Bresse.

Autres produits « sauvages », les grenouilles et les escargots furent longtemps ramassés en quantité importante : « ‘les escargots, tu les ramassais sur les accotements des chemins. Dans chaque ménage, tu ramassais une centaine d’escargots’ », chiffre qui paraît dérisoire à son ami qui se souvient d’une année particulièrement faste : « ‘oh bien plus ! Avec Marie-Laure, pour la vogue, on en avait mangé quatre cent quinze. Elle était gamine. J’avais emmené mes vaches et puis j’avais vu des escargots. On en avait ramassé quatre cent quinze. Parce qu’au printemps, il avait fait sec, ils étaient pas sortis, il n’y en avait pas un de ramassé’ ». Ces deux mets apparaissaient régulièrement lors des fêtes de village, chaque commune ayant sa spécialité : « ‘quand on était jeune, la vogue à Moulin des Ponts c’était toujours des escargots là-bas. Et à Bény, c’était les grenouilles’ ». Le ramassage des grenouilles comme des escargots s’effectuait d’ailleurs dans une perspective d’auto-consommation mais aussi de commercialisation : « ‘y avait des spécialistes aussi qui y allaient et qui vendaient la grenouille, ça se vendait bien ça’ », « ‘quand on était gamin, moi j’ai eu ramassé des escargots. Gamin, on les vendait. Moi je les portais chez la mère Bodet. Ça faisait un franc !’ ». Comme le précise précédemment un interlocuteur, le ramassage des gastéropodes était souvent associé à une autre activité de plein air : la mise au pré des vaches, la pêche (« ‘quand je montais au Suran, que j’allais à la pêche, j’en ramassais un peu, quand il pleuvait, des escargots’ »). Si aujourd’hui cette pratique est devenue moins courante, quelques personnes, généralement retraitées et de sexe masculin, s’y adonnent encore. L’un d’entre eux reconnaît : « ‘moi j’en ramasse tous les ans. Pas beaucoup, j’en trouve cent, cent cinquante. Des fois deux cents. Trois cents le maximum mais plus maintenant ’». L’année 2001 a-t-elle été particulièrement faste ? En tout cas, celui-ci m’apprend ultérieurement par téléphone qu’il est en train d’en préparer deux cent quatre-vingts ! De même, alors que je passe chez l’un de ses amis, une semaine après avoir discuté des gastéropodes avec eux, celui-ci me fait voir son butin : « ‘y en a quatre-vingts ’» dit-il fièrement. Fait du hasard, ou influence de l’ethnologue, alors que celui-ci n’en avait pas ramassé, avait-il annoncé, depuis plus de dix ou quinze ans, le fait d’en avoir trouvé quatre ou cinq dans la haie qu’il venait de couper, lui a donné l’idée d’en ramasser. Comme autrefois, c’est au cours d’une activité autre, que les gastéropodes, au moins les premiers, ont été collectés. Retrouvant les savoir-faire spécifiques au traitement de ces animaux, il leur a versé, après les avoir fait jeûner quelques jours, de l’eau vinaigrée pour les faire dégorger, c’est-à-dire pour éliminer le mucus appelé couramment bave. Quant aux pêcheurs de grenouilles, si leur nombre a fortement diminué, quelques personnes s’y adonnent encore régulièrement. En épousant une fille de Saint-Etienne-du-Bois, cet homme, originaire des Monts du Lyonnais, a découvert une pratique dont il ne soupçonnait pas l’importance : « ‘ils en mangent ! Mais faut voir, hein ! Qu’il [son beau-père] ramasse, je ne sais pas combien de douzaines, qu’il prépare et tout ! Et ils en font, pfou, ils en ont même trop ! Et puis comme chez les cousins, c’est pareil, les grenouilles, les escargots, c’est des trucs qui reviennent souvent !’ ».

Si les sangliers et les chevreuils prolifèrent, les Bressans tiennent un discours pessimiste quant aux autres produits de la nature : tous régressent en nombre, et même parfois tendent à disparaître. Les escargots « y en a plus » en raison de l’entretien des chemins (« ‘c’est tout fauché, c’est tout broyé à la mécanique maintenant’ ») et de l’utilisation des pesticides (« ‘avec les granulés. Parce qu’ils ont mangé tous les colzas, ça crève tout. Ou ça crève ou c’est broyé. Tu n’en as plus ’»). Quant aux grenouilles, le même sort leur est réservé mais pour une autre raison, toujours liée à une nouvelle gestion de la nature : « ‘la grenouille de pays, c’est comme les escargots, ça a disparu ça. Les grenouilles vivaient dans les petites mares, dans les prés. Dans tous les prés, il y avait une petite mare, pour faire boire les bêtes, et dans cette mare, il y avait quinze grenouilles. Et y en avait une autre, cinquante mètres plus loin, où il y avait vingt grenouilles. Maintenant, y en a plus, parce qu’il n’y a plus de mares. Tout est bouché, depuis l’adduction ’». Les champignons se font aussi de plus en plus rares (« ‘à l’époque, quand j’étais gamin, il y avait beaucoup plus de bolets que maintenant. Maintenant, dans les bois chez nous, on n’en trouve point’ »), ainsi que les poissons (« ‘y avait toujours du poisson, alors qu’aujourd’hui, tu ne vas pas à la pêche dans les biefs parce qu’il n’y a plus de poissons’ »). Seuls les lièvres qui avaient disparu un temps, semblent revenir : « ‘depuis l’année passée, y a deux ans, on ne sait pas pourquoi, il est revenu d’un seul coup, y avait du lièvre, y en avait !’ » s’exclame un chasseur. La répétition de ce type de remarque concernant la disparition de ces produits révèle l’inquiétude des consommateurs face à l’éventualité de perdre le privilège de ponctionner dans une nature, qui se doit d’être généreuse et prolifique.