L’auto-production, réseau créateur d’aliments de qualité

Tout se passe comme si l’auto-production donnait aux consommateurs l’assurance de consommer des produits de qualité : ceux-ci jouissent d’une image particulièrement favorable. « Quand on mange un poulet, c’est un poulet qui vient d’à côté [c’est-à-dire de chez ses parents], donc c’est forcément un beau et bon poulet ». L’attachement des consommateurs est évident dans cette remarque, maintes fois entendue pour divers aliments « maison » : les pâtes à tarte, le boudin, le civier, les oeufs, les volailles, la salade, le saucisson, les pâtés, les fromages, les confitures, les légumes du jardin de manière générale, etc. Ces productions sont clairement distinguées de leurs homologues de la sphère commerciale. La différence est évidente pour tous. Les aliments du commerce au mieux sont très médiocres (« ‘j’aime bien le goût assez prononcé du fenouil. Si j’en achète au cours de l’hiver, et bien ils n’ont point de goût. Mais POINT de goût ’»), au pire présentent des défauts non négligeables (« ‘la salade des marchands, c’est celle qu’a de l’eau ’»), de toute façon sont moins appréciés (« ‘le boudin, il était meilleur que celui qu’on achète’ »). Les oeufs et la salade, denrées de consommation courante, sont particulièrement sujets à la comparaison :

‘« les poules vont au champ, elles ne sont pas enfermées à longueur de journée : voilà, le problème, la différence d’oeufs, des oeufs de poules de Bresse, d’avec dans les grandes surfaces. Et c’est vrai que c’est tout différent. Je vois, la semaine passée, Karine elle me disait “ah ben j’ai fait une mousse au chocolat”. C’est ma petite-fille. Et puis elle a dit “mais je me demande où maman prend ses oeufs parce que je ne suis pas arrivée à monter les blancs en neige”. [...] ça fait la différence, pour cuisiner. C’est vrai que les poules qui vont jamais dehors, le jaune, à l’intérieur, il est pratiquement blanc. Alors qu’une poule qui est toujours dehors, le jaune est bien jaune. Donc ça donne un autre goût. Elles ont pas été élevées aux aliments composées, chez moi, elles ne mangent que du maïs ». ’

Les productions auxquelles les consommateurs tiennent le plus, sont également celles qui font l’objet d’un tel discours. A titre comparatif, dans le Revermont, région traditionnelle de fabrication d’huile de noix, la comparaison porte sur ce produit : « ‘l’huile qu’on achète, je ne sais pas si elle a autant de parfum. Alors que là, on sait que c’est de l’huile de nos noix’ ». Pour certaines denrées, la différence est moins flagrante, mais le plaisir de consommer ce que l’on a produit, ramassé ou transformé est grand : « ‘on aime bien manger ses escargots’ ».

Sachant que l’identification de la nourriture est réductrice de l’anxiété liée à l’absorption alimentaire, il n’est guère surprenant que des aliments issus de l’auto-production soient valorisés dans la mesure où aucun aliment n’est mieux connu et maîtrisé que celui que l’on a fait naître, transformé et fabriqué. L’aliment maison rassure ; ses caractéristiques organoleptiques sont celles qui sont considérées comme optimales et qui sont retenues pour servir de norme. C’est par comparaison avec ces aliments issus de la fabrication domestique que sont évalués les aliments du commerce.

Un sentiment de privilège et de fierté émane de la consommation de ces produits jugés de qualité supérieure. Les consommateurs éprouvent une satisfaction à se différencier de ceux « obligés » de s’approvisionner dans les commerces. C’est pourquoi, l’inquiétude de ne plus pouvoir, un jour, en bénéficier devient pénible : « ‘quand on est habitué à manger des bons produits, alors après...’ ». Et cette menace est sans cesse répétée par les mangeurs, comme pour conjurer le sort. Le moment arrivera fatalement où l’auto-production ne pourra plus subvenir aux besoins : les grands-parents qui ne pourront plus faire de jardin, les enfants qui devront s’installer loin de la région et par là du jardin familial, un arbre qui ne produira plus, etc. L’hypothèse de devoir faire appel à la sphère marchande ne réjouit pas. Une jeune adulte, habitant encore chez ses parents, s’inquiète : « ‘je serais bien obligée d’en acheter un jour... mais je ne pense pas que ce sera... ’», les points de suspension exprimant le doute sur la qualité des produits du commerce. D’ailleurs, cette menace est mise à exécution chaque année, en fin de saison, et les mangeurs, de manière récurrente, le regrettent : « ‘on mange notre salade, mais je ne sais pas jusqu’à quand on va en avoir. On en mange deux fois par jour de la salade, nous. Mais ça va se tirer. [...] Après on va se ruiner quand on aura plus de salade ’». Cette dernière remarque souligne l’impression de gratuité de ces productions « maison ». Tout se passe comme si celles-ci étaient sans coût. Elles s’opposent alors de manière formelle à celles de la sphère commerciale, payantes... et sans goût !

En somme, l’auto-production est une manière de garder prise sur le réel. Elle confirme la capacité des mangeurs, dans un système alimentaire fortement dépendant des commerces, à mobiliser leur pouvoir de production et à préserver leur créativité. C’est une marque d’indépendance par rapport au système alimentaire actuel fortement régulé par les multinationales de l’agroalimentaire.