Le plaisir de faire son marché

Au sein de la sphère commerciale, le marché forain est un des espaces préférés des Bressans. Ceux-ci expriment un véritable attachement à cette structure commerciale. C’est un lieu dont on aime parler si bien que mon intérêt pour ce réseau d’approvisionnement n’eut rien de surprenant pour mes informateurs, contrairement à celui que je portais à d’autres et en particulier aux grandes surfaces. D’ailleurs, ceux-ci se sont souvent inquiétés spontanément de savoir si je m’y étais déjà rendue, ce qui n’a jamais été le cas avec les grandes surfaces. Perçu comme traditionnel, c’est également un lieu que l’on aime montrer. Une Stéphanoise à qui j’ai demandé de l’accompagner, m’en fit une visite commentée, comme d’un lieu d’exposition.

Reconnu par la communauté entière, cet événement local est évoqué de manière implicite. Les Bressans emploient, pour y faire référence, des allusions compréhensibles par tous : par les simples compléments de temps ou de lieu tels que « le mercredi », « à Bourg » ou encore « sur la place », l’auditeur doit entendre « ‘sur le marché de Bourg-en-Bresse, le mercredi matin’ ». Celui qui ne saisit pas spontanément ce sens et qui demande des précisions crée la surprise. « Sur la place ? » ai-je demandé la première fois à mon interlocuteur alors en situation d’embarras : « ‘ben, heu, ben, sur le marché, quoi... sur le marché, le mercredi matin ’» a-t-il fini par m’expliquer.

Loin d’être perçu comme une contrainte, faire ses courses, lorsqu’elles se déroulent sur le marché, apparaît comme un divertissement. A l’instar de Michèle de La Pradelle236 à Carpentras, j’ai recueilli de nombreux témoignages sur le plaisir pris à aller au marché. D’ailleurs, nombre d’habitués ne manquent jamais de s’y rendre : « ‘le marché de Bourg, pour moi, c’est une tradition. Je suis native de Bourg, alors pour moi, aller à Bourg, le mercredi matin, c’est important. Il faut vraiment qu’il y ait quelque chose d’anormal pour que je loupe le mercredi matin’ ». Cette déclaration dénote l’attachement, pour ne pas dire le besoin, que certains habitués expriment à se rendre au marché de Bourg-en-Bresse. Seul un événement de grande importance pourrait les en empêcher.

En effet, si la fonction première du marché est d’ordre économique, - en raison de son statut de lieu de commercialisation -, les fonctions sociales et symboliques sont fortement présentes. Précisant qu’elle se rend au marché le mercredi, cette informatrice ajoute « ‘j’en profite pour faire mes courses et pour discuter avec des amis’ ». Visiblement, pour elle, comme pour la majorité des chalands, le marché n’est pas qu’un lieu d’approvisionnement, si bien qu’elle met sur un plan d’égalité les discussions et les courses. Cet espace apparaît en effet comme un lieu de sociabilité où se tissent des relations d’amitié et de confiance, tant entre clients qu’entre clients et commerçants. Une certaine complicité, par exemple, s’établit entre les commerçants et leurs fidèles clients, parfois au fil des générations puisque certains forains ont repris l’activité de leurs parents tandis que les acheteurs ont, eux aussi, continué à fréquenter les mêmes bancs que leurs parents. Chacun dispose d’informations diverses sur l’autre : qui il est, d’où il est, ses liens de parenté, etc. Il n’est jamais tout à fait un étranger. Par ailleurs, tout au long de la matinée, des nouvelles s’échangent promptement, de véritables discussions s’engagent entre connaissances ou clients qui n’ont en commun que de s’approvisionner sur le même étal, des amis se donnent rendez-vous, etc. « Les gens y vont pour discuter » remarque l’une de ses adeptes. La personne que j’accompagne s’arrête à plusieurs reprises pour discuter avec d’autres clients ou des forains à qui elle n’achète pas toujours de marchandises. Elle trouve toujours un mot à échanger avec les uns et les autres, souvent sur le ton de la plaisanterie. Nous rejoignons Michèle de La Pradelle lorsqu’elle souligne que « ‘le principe de ces rencontres de marché, c’est la gratuité des conversations : j’entends par là que la plupart d’entre elles sont sans véritable objet et n’ont pas d’autres fin que le plaisir de converser’ »237. En effet, même lors de la discussion, a priori fondamentale, que mon accompagnatrice engage avec un couple de commerçants sur l’évolution des poulets de Bresse, le contenu est connu d’avance et il ne s’agit là que de répéter des avis partagés par tous : aujourd’hui, les volailles ne sont plus les mêmes qu’autrefois. Encore jeune et ne participant pas activement à l’entretien de la sociabilité, sa petite-fille, lorsqu’elle l’accompagnait, était particulièrement agacée par ses discussions, créatrices de liens sociaux : « ‘toujours discuter à droite, à gauche...oh ! ’». Par ailleurs, la convivialité de ce lieu d’approvisionnement est accentuée par divers petits excès que les consommateurs s’accordent à cette occasion. Chaque semaine, les uns s’arrêtent dans l’un des bars qui bordent les places du marché, d’autres s’offrent systématiquement une pâtisserie qu’ils consomment directement dans la rue ou bien qu’ils rapportent pour offrir à ceux qui n’ont pas eu l’occasion de s’y rendre, leur faisant partager ainsi un peu du plaisir de la matinée.

Notes
236.

Michèle de La Pradelle, 1996, p.89.

237.

Ibid. p.314.