Une configuration spatio-temporelle fortement codifiée

La dimension temporelle de cet approvisionnement est bien spécifique. Non seulement le mercredi, jour du marché, rythme la semaine en un avant et un après, mais ce jour occupe également un statut particulier au sein de l’organisation hebdomadaire : rien d’autre ne peut être programmé en cette matinée si bien que la planification des autres occupations en dépend. Quant au déroulement de la matinée, il prend lui aussi un rythme spécifique. Michèle de La Pradelle souligne que « le marché est un art de « perdre » ou de « prendre son temps », de faire du temps un usage dispendieux et généreux qui soit en rupture avec sa gestion comptable quotidienne »238. Ceci est vrai même en période de surmenage : le temps consacré au marché est toujours préservé. Ainsi, alors qu’une personne aide quotidiennement, avec assiduité, son amie depuis plusieurs jours pour la préparation des volailles de Noël, elle ne pourra s’empêcher de l’abandonner le mercredi matin, pour se rendre, comme à son habitude, sur le marché.

L’approvisionnement sur le marché prend une forme particulièrement ritualisée, tant en terme d’organisation du voyage, que des achats qui y sont effectués ou des relations qui s’y nouent. En effet, l’heure du départ est généralement fixée, identique chaque semaine surtout lorsque est pratiqué le co-voiturage. Ceci est assez courant puisque les personnes, souvent des femmes, qui ne conduisent pas, se font accompagner par d’autres. A titre d’exemple, mon accompagnatrice emmène tous les mercredis matins une amie de Saint-Etienne-du-Bois jusqu’à Bourg-en-Bresse. Après avoir fait son marché, cette dernière rejoint sa fille en fin de matinée avec qui elle déjeune, avant de se faire ramener par celle-ci. Chacune de ses trois femmes se doit d’être fidèle chaque semaine, pour ne pas courir le risque de perturber cet agencement. Cet exemple montre la stricte organisation, qui est souvent de rigueur ce jour-là dans de nombreuses familles.

La fréquentation du marché peut se combiner avec d’autres activités qu’elles soient, entre autres, administratives, d’approvisionnement ou distractives. Ainsi, certaines personnes profitent de ce voyage pour effectuer des démarches administratives, se rendre dans des magasins spécialisés ou en grande surface pour acheter d’autres denrées. C’est encore l’occasion de rendre visite à des amis burgiens. Mon accompagnatrice m’explique qu’elle commence toujours par se rendre dans une grande surface située, à l’entrée nord de la ville, sur son chemin, puis va boire un café chez une amie avant de faire son marché. L’habitude est tellement ancrée qu’elle est persuadée que son amie ne comprendrait pas qu’elle puisse, même exceptionnellement, ne pas passer la voir. Si plusieurs activités sont pratiquées dans la matinée, le marché est toujours celle qui est perçue comme centrale, les autres gravitant autour d’elle : mercredi est jour du marché et non de la grande surface.

Dans cet espace, les comportements perçus comme libres et personnels sont en réalité strictement codifiés : « ‘on se comporte sur le marché d’une manière socialement définie quoiqu’on n’ait pas conscience d’y suivre des règles imposées ou des modèles convenus’ »239. Il en est de même des conversations et divers échanges verbaux. Si bien que la discussion que mon accompagnatrice entreprend avec l’une de premières commerçantes que nous rencontrons et qu’elle ne connaît visiblement pas surprend cette dernière. Cherchant probablement à me démontrer la convivialité inhérente à ce lieu, elle force l’échange, posant nombre de questions et affirmations, qui ne sont pas celles habituellement attendues dans ce contexte, tout au moins avec une telle intensité. Son comportement étant en décalage avec l’attitude conventionnelle, son interlocutrice se méfie et limite ses réponses.

Michèle de La Pradelle mentionne l’impression de liberté ressentie tant par les forains240 que par les clients241. En effet, face à un espace ouvert, les chalands n’ont pas à pousser de porte d’entrée pour voir les produits proposés : toutes les marchandises sont à la portée des yeux et même, exposées au toucher ; les clients peuvent goûter les aliments, errer entre les allées, se laisser séduire par quelque chose à laquelle ils ne pensaient pas, etc. Néanmoins, comme l’ensemble des comportements et des conversations, les achats répondent à des règles précises. Les commerçants sollicités sont toujours les mêmes si bien que des relations se sont nouées avec eux et qu’il devient difficile de ne pas respecter cette fidélité : une informatrice avoue honteusement qu’elle n’a pas acheté sa viande là où elle a l’habitude d’aller. Tout se passe comme si ces liens, réitérés chaque semaine, privaient de cette liberté. La complicité s’exprime au travers de services rendus : une productrice réserve les quelques oeufs qu’il lui reste, tandis que sa cliente lui rapporte des boîtes à oeufs qu’elle récupère dans son entourage. En combinant un arrangement complexe afin que je puisse lui faire passer par l’intermédiaire d’une troisième personne une simple boîte à oeufs qu’elle remettra à son vendeur un prochain mercredi, mon accompagnatrice tisse des liens entre différents partenaires, entretenant ainsi l’échange social, dont le marché est le vecteur. « ‘C’est là que se sert André L.’ » me montre celle-ci qui se rend chez un autre crémier : les habitués du marché savent où chacun de leurs parents et amis s’approvisionne, si bien qu’il se forme comme des « couples clients/commerçants ».

Notes
238.

Ibid. p.94.

239.

Ibid. p.64.

240.

Ibid. pp.129-157.

241.

Ibid. pp.104-111.