Lieu d’approvisionnement !

Si le marché est hautement signifiant en tant que lieu de sociabilité, il n’occupe, en terme d’approvisionnement alimentaire, qu’un rôle secondaire, tout au moins c’est ce que laissent entendre ceux qui le fréquentent : les achats sont réduits à quelques produits. A propos de ses belles-soeurs, une Stéphanoise remarque : « ‘elles y vont tous les mercredis, tous les mercredis. Elles n’ont pas grand chose, elles ne sont plus que les deux... Elles n’ont pas à acheter tant que ça, ben non, elles y vont... chercher une chose... un autre... rien du tout’ ». A titre indicatif, mon accompagnatrice, le jour de notre visite du marché, a acheté deux côtes de porc, un kilo d’oranges, deux brioches à congeler, de la camomille et une fermeture éclair.

Le marché pourvoit un certain nombre d’aliments que l’on ne produit pas soi même. Pour les Bressans qui jouissent d’un jardin, seuls les fruits et légumes qui n’y sont pas cultivés sont achetés au marché, ce qui ne représente que quelques variétés : les bananes, les oranges, les citrons, les kiwis, les brugnons, les abricots, les brocolis, etc. Hors saison, certaines personnes achètent quelques fruits et légumes qui leur manquent, la salade en particulier. Pour ces personnes, le marché procure par contre beaucoup de produits laitiers (comté, fromage fort, morbier, fromage blanc, camembert pour les principaux), d’où le nombre élevé des crémiers et la grande fidélité dont ces commerçants bénéficient. Les pâtisseries et viennoiseries, dont les brioches, appartiennent également à la catégorie des produits souvent achetés. Enfin la viande et les charcuteries sont préférentiellement achetées sur le marché, par certains consommateurs.

« ‘On achète des oranges l’hiver et puis des pommes aussi parce que nos pommes ne sont pas toujours... on achète certains fruits. Je n’achète pas de cerises, pas de fraises, parce qu’on en a aussi. C’est pas pour avoir des fraises quinze jours plus tôt, non. Moi j’achète pas. Des kiwis oui. Pamplemousses. Moi ça m’arrive d’acheter des tomates, avant d’en avoir. Un peu’ ». Ce discours est représentatif des pratiques des Stéphanois encore fortement insérés dans une logique de production domestique. Pour eux, le marché assure la continuité de la nourriture lorsque l’auto-production faillit. Ils s’y fournissent en oeufs lorsque, en hiver, le poulailler est moins fourni, en fromage quand le lait fait défaut, en fruits et légumes lorsque leurs productions ne sont pas à maturité. Néanmoins, ces achats sont évalués avec justesse, comme dans la citation précédente : pour certains produits, on accepte de court-circuiter ses propres productions, ce que l’on refuse catégoriquement pour d’autres.

« ‘J’aime bien bien (sic) mieux acheter les fruits sur le marché que dans un supermarché. Alors là, y a une différence énorme, énorme’ ». Dans l’imaginaire, les produits du marché sont ceux qui se rapprochent le plus des productions maison et sont clairement différenciés de leurs homologues des grandes surfaces et des commerces de proximité. Ils sont considérés comme meilleurs que ces derniers, moins chers, plus frais, plus beaux, etc. Dans l’échelle des valeurs, ils occupent une place intermédiaire entre la sphère commerciale industrielle et l’auto-production. Michèle de La Pradelle souligne que « ‘dans l’esprit de la plupart des clients, “faire son marché” c’est avant tout aller s’approvisionner en fruits et en légumes, en produits de la nature plus qu’en produits de l’industrie ’»242. A Bourg-en-Bresse, contrairement à Carpentras, cette impression est confirmée par la présence assez forte, au milieu des revendeurs, de petits producteurs fermiers, catégorie à laquelle certains Stéphanois ont eux-mêmes appartenu, et place qu’ils ont pu occuper. Ceci explique la première remarque faite par mon accompagnatrice : dès notre arrivée sur le marché, elle m’a précisé parmi les premiers bancs qui se présentaient devant nous, lesquels étaient des primeurs, c’est-à-dire des revendeurs, et lesquels étaient tenus par des producteurs fermiers. Cette différence est, bien entendu, très significative pour quelqu’un qui a été soi-même producteur, ce qui est le cas de bon nombre de retraités bressans. A Bourg-en-Bresse, nombreux sont les clients, originaires de la campagne, qui ont donc un regard aiguisé et exigeant sur la qualité des produits. Sous le marché couvert, mon accompagnatrice me décrivit une à une les volailles exposées à la vente, précisant les qualités et défauts de chacune.

En somme, certaines productions locales sont achetées sur le marché. Il s’agit des brioches, des charcuteries (le civier ou le boudin par exemple) et de nombreux fromages régionaux (fromage fort, comté, fromage blanc). Mais ce sont surtout les productions fermières qui y sont acquises ou encore des produits exotiques.

Etant donné la dimension symbolique attribuée au marché, les règles précises concernant les comportements des acteurs, la configuration spatio-temporelle particulière, l’émergence de valeurs sociales, « faire son marché » prend pour les Stéphanois la forme d’un rite au sens où l’entend Claude Rivière : « ‘les rites sont toujours à considérer comme ensemble de conduites individuelles ou collectives, relativement codifiées, ayant un support corporel (verbal, gestuel, postural), à caractère plus ou moins répétitif, à forte charge symbolique pour les acteurs et habituellement pour leurs témoin’s »243.

Notes
242.

Ibid. p.171.

243.

Claude Rivière, 1995, p.11.