L’ancienne coopérative de Saint-Etienne-du-Bois

Jusqu’à récemment, la commune de Saint-Etienne-du-Bois bénéficiait d’une coopérative laitière, auprès de laquelle la plupart des Stéphanois avaient l’habitude de s’approvisionner. En effet, un point de vente avait été aménagé dans cette fromagerie, dernier bâtiment du bourg, situé à la sortie nord, sur le bord de la nationale 83. En raison de son implantation sur un axe de circulation important et grâce à un stationnement facilité par la présence d’un parking, ce magasin était très fréquenté, autant par les automobilistes se rendant entre Bourg-en-Bresse et Lons-le-Saunier que par les Stéphanois. L’ancien Président déclare avec fierté : « ‘il y avait beaucoup de passages à Saint-Etienne, des voitures de tous les départements’ ». D’immenses panneaux sur la façade signalaient aux passants l’activité de ce bâtiment, dont l’architecture évoquait déjà de manière évidente une coopérative laitière : « fromagerie de Saint-Etienne-du-Bois». Mis à part cet appel, lancé de l’extérieur aux personnes de passage, le commerce ne cherchait guère à séduire les touristes : aucune mise en scène ne leur était destinée. L’intérieur de ce petit magasin s’avérait peu attractif : d’aspect peu chaleureux, peut-être en raison de l’humidité régnante, de la basse température, de la couleur blanche des murs et du sol et du bruit important dû aux fabrications effectuées dans la pièce adjacente, la présentation n’était pas particulièrement soignée. Aucun objet symbolique n’était accroché au mur, aucune décoration n’évoquait, comme cela est courant dans les lieux touristiques, le local, la tradition, la nature ou encore la région. Les deux posters, édités par le Comité interprofessionnel du comté, dont l’un présentait les fleurs spécifiques des prairies à comté, l’autre la localisation géographique de toutes les fruitières sur la zone de l’Appellation d’origine contrôlée, donnaient le sentiment d’avoir été accrochés plus par obligeance que dans une véritable logique d’information et de promotion des produits : installés dans le dos des clients, ils n’étaient pas particulièrement mis en avant si bien que leur lecture n’était pas inéluctable. Non encadrés, ils tendaient, les derniers temps, à s’abîmer. Dans ce point de vente étaient commercialisés tous les produits fabriqués par cette coopérative ainsi que par deux coopératives associées, celle de Treffort et celle de Balanod : du comté doux et fruité, de l’emmental, du beurre, de la crème au lait cru, du morbier, du lait cru, des fromages blancs, de la raclette. Afin de diversifier le choix, quelques productions venant d’ailleurs étaient également proposées : du bleu de Gex, du fromage fort, du bleu de Bresse, des bûchettes de chèvre pour les principaux. Peu nombreux, ces produits étaient disposés dans la banque réfrigérée avec de larges vides entre eux, sans aucun ornement. Cette absence de recherche esthétique est celle des commerces fréquentés par une clientèle d’habitués qui ne vient pas chercher du dépaysement, des « produits des terroirs », mais qui vient se fournir en produits qu’elle connaît et apprécie, en aliments de la proximité, du quotidien : il est inutile de la mettre en confiance sur l’authenticité des produits, tout le monde les connaît et en est convaincu.

Ce point de vente, désigné par le terme de « la fromagerie », était en effet réputé et attirait une clientèle fidèle. Il s’agissait de la structure principale d’approvisionnement en produits laitiers de la plupart des Stéphanois, tout au moins pour les productions locales. « ‘On va à la fromagerie’ » ai-je souvent entendu à propos de l’approvisionnement en crème, beurre, fromages blancs et comté. J’ai aussi souvent reconnu, sur les tables et dans les réfrigérateurs de mes hôtes, l’emballage du beurre de Treffort, commercialisé dans ce point de vente. Bien sûr pour les habitants du sud de Saint-Etienne-du-Bois, qui ne passaient pas quotidiennement dans le centre du village surtout s’ils travaillaient à Bourg-en-Bresse, l’attraction de l’agglomération burgienne, avec ses grandes surfaces, son marché et ses commerces spécialisés, était forte. La fréquentation de la fromagerie de Saint-Etienne-du-Bois n’était donc pas inéluctable ; mais dès que l’occasion de passer devant le magasin se présentait, ils ne manquaient pas de s’y arrêter. Si bien que, même pour les personnes qui s’approvisionnaient ailleurs de manière courante pour des questions de commodité, ce commerce s’avérait un réseau non négligeable et surtout estimé, comme l’admet cette Stéphanoise : « ‘à l’occasion, j’aime bien mieux prendre de la crème à la fromagerie. Je trouve que c’est meilleur. Mais ça m’arrive d’en acheter en grande surface malgré tout ’». En somme, tous les habitants de la commune la fréquentaient mais avec une assiduité dépendant des disponibilités de chacun.

Par tous, la coopérative était au moins immanquablement fréquentée pour les occasions particulières, des plus dérisoires au plus décisives : l’envie de faire un plat à base de produits laitiers tel qu’un flan au fromage ; la préparation du repas dominical au cours duquel venaient se joindre les enfants ; un banquet de mariage, etc. Pour les repas ostentatoires, les Stéphanois qui souhaitaient servir du comté ou du fromage blanc, se fournissaient toujours à la fromagerie, ainsi que pour les autres produits laitiers dont ils avaient besoin pour la cuisine. De manière générale, la confection de tous les plats régionaux comprenant de la crème fraîche ou du fromage blanc s’opérait à partir des produits de la fromagerie : le poulet à la crème bien sûr, mais aussi les tartes à la crème ou au fromage, le flan de fromage, le boudin lors de l’abattage d’un porc, et dans une moindre mesure le camyon, les gratins de courge, de pommes de terre ou de pâtes. Ainsi, si la coopérative de Saint-Etienne-du-Bois n’était pas une structure sollicitée par tous les habitants pour leurs achats courants, elle était incontournable pour les préparations présentant une dimension identitaire forte.

Les Stéphanois établissent une différence notoire de qualité entre les produits de la fromagerie et leurs homologues des grandes surfaces : les premiers sont largement préférés au seconds. Plus encore, la crème fraîche de la coopérative est l’une des rares productions commercialisées reconnues comme meilleures que leurs homologues domestiques (« ‘je vais mettre de la bonne crème, de la bonne crème que j’ai achetée ’» déclare une productrice laitière qui prélève habituellement la crème à la surface du lait). Le comté est également très apprécié à Saint-Etienne-du-Bois. Alors que je propose d’amener du comté pour un casse-croûte, mon hôte m’interroge sur la qualité du fromage : « c’est du bon gruyère ? ». Comme je réponds qu’il provient de la fromagerie, celui-ci accepte mon offre avec plaisir, sinon, il l’aurait probablement déclinée !

De toute évidence, le fait que la coopérative laitière, au sein de cette communauté encore fortement ancrée dans le monde agricole, soit perçue comme un espace familier, avec lequel s’établit des liens de proximité, explique l’attachement des consommateurs pour ces produits qu’ils considèrent comme supérieurs aux autres. Les produits laitiers sont des produits identifiables, connus des consommateurs. Il en est de même du système productif : les producteurs laitiers sont les voisins, parents ou amis des consommateurs. Pour ces derniers, les produits ne peuvent être que les meilleurs puisqu’ils ont été fabriqués avec « notre » lait ou en tout cas par les vaches de Saint-Etienne-du-Bois. Même si les consommateurs ne maîtrisent pas personnellement les étapes de la fabrication, celui qui opère, le fromager, est une personne du pays, connue de tous. De surcroît, celui qui a exercé les derniers temps, et cela pendant plus de trente ans, était le fils du précédent fromager et le neveu du fromager d’une coopérative voisine : « ‘il était né dans le lait comme on dit’ » précise un de ses amis. Les consommateurs expriment beaucoup de respect pour celui qui, pendant des années, a transformé le lait de leurs exploitations et ne cessent de vanter ses compétences. Dans un tel contexte, il n’est pas surprenant qu’ils aient noté une baisse de la qualité des produits lorsque celui-ci est parti à la retraite, et qu’il a été remplacé, pendant quelque temps, par une personne venue d’ailleurs. Nombreux sont les propos qui, comme celui-ci, marquent la différence : « ‘depuis qu’on a changé de fromager, ça a beaucoup changé. Les fromages blancs qu’on avait avant étaient très très bons. Et c’était suivi au niveau de la qualité. Là, ben, y a des fois ils ne sont pas très bons’ ». Dans les coopératives du Revermont, les habitants font preuve de la même exigence envers les fromagers et leur accordent la même reconnaissance lorsqu’ils sont satisfaits des produits. Ainsi, dans l’une des fruitières, le fromager actuel, originaire du Jura est très réputé pour la qualité de son comté mais critiqué pour ses fromages blancs (production peu développée dans sa région natale). Il est ici question de tour de main.

Le sentiment d’appropriation des produits de la coopérative est très fort chez les Stéphanois et plus particulièrement chez les producteurs actuels ou retraités : « ‘on a eu l’habitude, comme on était producteur, de consommer un peu nos produits ’». L’emploi des adjectifs possessifs « notre » et « nos » pour désigner les fromages blancs ou la crème produits à la fromagerie sont courants : « nos fromages blancs » entend-on dire souvent. Comme pour les aliments issus de l’auto-production, la consommation de ces produits identifiés réduit l’anxiété due à l’acte d’incorporation et favorise la valorisation des productions issues de ce système. Derrière leur préférence pour ces produits, les consommateurs expriment leur attachement à un système agricole laitier.

Plus que pour la qualité des produits, la fromagerie était fréquentée pour son lieu. Les courses dans ce commerce était une occasion de rencontres. « ‘Du vendredi au dimanche, il y avait beaucoup de monde dans le magasin. La fromagerie était très importante sur la commune’ » note un retraité. Une relation quasiment affective, sentimentale, s’est nouée entre la population et cette structure. La fréquentation de ce lieu de transformation de la production laitière des agriculteurs de la commune était un moyen de participer à la vie du village, de soutenir l’activité locale, de montrer son appartenance au groupe. Elle unissait les membres de la communauté. C’est pourquoi, tous les moments forts de la vie de la famille, tous les moments identitaires, étaient marqués par la fréquentation de ce lieu de cohésion sociale qu’était la fromagerie. Ainsi, celle-ci participait à l’intimité villageoise et familiale.

Au début de l’année 1998, la coopérative laitière de Saint-Etienne-du-Bois, dont l’existence sous la forme de petite unité de production remonte à la fin du XIXe siècle, a arrêté son activité. Les années précédentes, elle avait dû fusionner avec celles des communes de Balanod (dans le département du Jura, à la frontière de l’Ain) et de Treffort, rassemblées sous le nom des « fromageries du Revermont ». La fermeture de cet établissement, perçue par tous comme un échec, est un sujet sensible que les habitants n’évoquent qu’à contrecoeur. Les raisons de cette fermeture sont confuses et les avis sur les responsabilités de chacun divergent, les uns accusant les autres. Le Président des trois coopératives rejette la faute sur certains producteurs qui n’auraient pas soutenu la structure en difficulté financière, en ayant refusé la baisse du prix du lait et en ayant adhéré ailleurs. A l’inverse, certains producteurs ont émis des réserves quant à la gestion du Président. Beaucoup soulignent, ravivant par là les anciennes querelles entre Bressans et Cavais, que celui-ci était originaire de Treffort, sous-entendant qu’il aurait privilégié cette commune.

D’ailleurs, le choix de maintenir la coopérative de Treffort au détriment de celle de Saint-Etienne-du-Bois est perçu comme une grave erreur stratégique par les Stéphanois pour deux raisons principales. Tout d’abord, parce que la commune de Treffort n’étant pas traversée par un axe de circulation important, le point de vente, forcément moins accessible, est donc moins fréquenté que ne l’était celui de Saint-Etienne-du-Bois. Il ne pourra jamais attirer autant de clientèle de passage. Par ailleurs, l’implantation du bâtiment, sur la place centrale du village, rend impossible tout projet d’agrandissement.

La fermeture de la coopérative est bien entendu regrettée par tous les Stéphanois parce qu’avec elle disparaissent des produits de qualité : « ‘on avait de bons fromages à la fromagerie de Saint Etienne’ », se lamente une jeune Stéphanoise. Elle l’est encore plus par les personnes âgées qui, éleveurs, s’étaient, ainsi que leurs parents, mobilisées dans cette structure pour la faire fonctionner, parfois au prix de sacrifices. Avec cette fermeture, elles notent la disparition d’un lieu d’investissement des villageois et de sociabilité de la commune.

Pendant près d’un an, le point de vente de Saint-Etienne-du-Bois est resté ouvert, commercialisant les produits des deux autres Fromageries du Revermont, moins bien situées, avant de fermer définitivement, comme convenu, le 31 décembre 1998.

Depuis, le magasin de souvenirs de la Maison des Pays de l’Ain a repris la vente de produits laitiers, en particulier de ceux des coopératives de Treffort et de Balanod. Installé au rez-de-chaussée d’une grosse structure touristique comprenant, à l’étage, un restaurant habitué à recevoir des autocars de voyages organisés, ce commerce est fort différent du précédent. Il est situé à la sortie sud du bourg, à proximité des fermes touristiques des Mangettes et de la Claison, c’est-à-dire, contrairement à la fromagerie, assez loin du centre du village et des autres commerces. La diversité des aliments proposés est beaucoup plus grande. Aux produits laitiers des deux coopératives s’ajoute un large éventail de fromages d’ici ou d’ailleurs, ainsi que des aliments d’autres secteurs : des charcuteries, des conserves de foie gras, des volailles de Bresse, du miel, des confitures de lait, de nombreuses bouteilles de vin de toute la France, etc. Plus encore, ce magasin, de dimension importante, propose des souvenirs et des objets décoratifs : des cartes postales, des porte-clefs, bols ou sabots aux enseignes de Saint-Etienne-du-Bois, des gadgets au goût douteux, des poupées en habits folkloriques, etc. Le caractère est d’emblée touristique ; le folklore, la tradition, le local sont mis en avant, sans recherche d’authenticité, à l’attention d’un public peu exigeant : mis à part quelques productions effectivement locales, les autres produits sont d’une grande banalité et reposent sur l’image superficielle des produits dits de terroir. La vendeuse, non formée aux productions fromagères, est incapable de renseigner précisément sur l’origine des produits ou sur les techniques de fabrication.

Cette boutique « fourre-tout » n’est nullement appréciée par les anciens clients de la fromagerie. Si quelques-uns ont pris l’habitude de s’y rendre, c’est par commodité, n’allant pas à Bourg-en-Bresse, et pour la qualité des productions de la coopérative de Treffort (le comté en particulier, le fromage blanc, le beurre et la crème). Mais beaucoup, comme cette dernière, n’y vont pas : « ‘on fréquentait plus quand le magasin était à la fromagerie. Et c’est vrai que depuis que ça a cessé, là-haut, à la fromagerie, je n’ai pas pris, je n’ai pas suivi, si vous voulez. Si, j’y suis allée deux fois depuis que c’est ouvert. Pourtant c’est pas... je veux dire, ce n’est pas inaccessible, pour nous, en plus si on va à Saint-Etienne, c’est facile, pour y aller, mais je ne sais pas, on n’a pas pris l’habitude en fait, je pense que c’est ça’ ». Les liens affectifs entre ce lieu d’approvisionnement et les consommateurs n’existent pas, comme ce fut le cas avec le point de vente de la fromagerie. Par rancoeur contre la commune de Treffort, quelques Stéphanois refusent catégoriquement de s’approvisionner dans ce magasin : « ‘ils nous ont fait fermer notre fromagerie, on ne va pas aller leur acheter leurs fromages encore ’» s’insurge l’un d’entre eux. D’autres délaissent ce commerce car ils ressentent une perte d’identité des produits qui y sont commercialisés : « ‘on n’a pas l’impression que ce sont des produits locaux, alors qu’avant, c’était des produits de la fromagerie’ ». Exprimant le même sentiment, un autre Stéphanois déclare : « ‘quand c’était la fromagerie, les gens savaient que c’étaient les produits de la fromagerie. Maintenant, le magasin des Pays de l’Ain, on ne sait plus d’où ça vient ’». Un fossé s’est creusé entre les clients et le commerce qui ne représente plus l’étape ultime du processus de fabrication. Une certaine méfiance s’est alors instaurée par rapport aux productions, qui sont moins clairement identifiées.

En somme, la fromagerie était un réseau d’approvisionnement très mobilisé pour l’achat en productions familières en raison de la proximité des habitants avec les produits et le système productif. A Saint-Etienne-du-Bois, plus que dans les autres coopératives de la Bresse (celles de Foissiat et d’Etrez en particulier qui commercialisent leurs produits en grandes surfaces (Cf. Chap.3.1.4.)), les produits vendus dans ce point de vente se démarquaient de ceux proposés dans les autres commerces de la région puisqu’il s’agissait de produits au lait cru, dont les propriétés et les caractéristiques organoleptiques sont bien particulières. Nous reviendrons sur l’attachement des consommateurs à cette spécificité.