3.1.4. Les hyper et super marchés

Un certain nombre de grandes surfaces, dont quelques hypermarchés, se sont implantées en Bresse de l’Ain. Si Montrevel-en-Bresse, au centre de cette région, est doté de deux grandes surfaces, ces hyper et supermarchés sont surtout localisés à Bourg-en-Bresse et sa périphérie : Casino, Carrefour, E.D., Marché U (ex Guillot et Fils encore désigné par ce nom), Champion, Intermarché, etc. Ils sont actuellement une dizaine à pourvoir les besoins des habitants de cette région.

C’est dans cette agglomération que se rendent les Stéphanois qui s’approvisionnent en grandes surfaces. Le choix entre les divers établissements dépend de critères variés et personnels. La différence de prix est un premier argument. Mais les chalands ne font souvent la comparaison qu’avec un ou quelques produits pour établir leur classement, telle cette femme qui vante l’un de ces commerces parce que le prix des tablettes de chocolat n’y est pas cher et que celui-ci contient néanmoins 70% de cacao ! La proximité entre une grande surface et un autre lieu fréquenté (lieu de travail, autre commerce, etc.) influence également le choix des acheteurs. Le magasin Casino, situé à l’entrée nord de la ville, sur la route de Saint-Etienne-du-Bois, est donc fréquenté, pour des raisons de commodité, par nombre de Stéphanois. Enfin, ce peut être des questions d’horaires d’ouverture qui incitent les clients à fréquenter tel ou tel commerce : « ‘je travaille tous les jours, donc je fais mes courses le vendredi à midi, ce qui veut dire que je fais mes courses sur place, dans les magasins qui sont ouverts ’». Les grandes surfaces, contrairement au marché forain, ont d’emblée un rôle essentiellement économique et se doivent d’être fonctionnelles. Les critères d’élection de tel ou tel établissement sont avant tout perçus comme rationnels par les acheteurs. L’affectif n’est pas aussi sollicité que lors des achats sur le marché : on n’y flâne pas avec le même plaisir même si certains extras sont accordés, aucune rencontre n’y est organisée, les discussions sont limitées.

« ‘Je fais toutes mes courses chez Casino, comme ça c’est fait pour la semaine’ » : plusieurs informateurs ont présenté les grandes surfaces comme lieu unique de leurs approvisionnements. En réalité, si les grandes surfaces représentent une part importante du ravitaillement alimentaire, les consommateurs sélectionnent ce qu’ils acquièrent dans ces magasins : tout ne peut pas y être acheté. Les aliments qui sont procurés par ce réseau sont les aliments les moins symboliques, les moins affectifs. Il ne s’agit nullement d’une alimentation intime. Les Stéphanois y achètent les produits de base, du quotidien, les aliments les moins marqués culturellement : le lait U.H.T., le sucre, les céréales, les merguez, la moutarde, le jambon sous vide, etc.

Néanmoins, les grandes surfaces proposent un certain nombre de productions locales. Les tartes au fromage, celles à la crème, au sucre ou à la frangipane sont courantes dans ces commerces : certains établissements sollicitent pour leur confection des boulangers de la région. Sont également vendus du boudin, du civier, du saucisson à cuire parfois élaborés par des charcutiers semi-industriels ou industriels locaux et des poulets de Bresse. Quant aux produits laitiers locaux, ils ont pénétré massivement les linéaires des hyper et supermarchés. Le beurre, la crème, les fromages blancs, les fromages frais249, le fromage fort et le pourri des coopératives bressanes (La Laiterie de la Bresse à Bourg-en-Bresse, le Coq d’Or à Foissiat, La Laiterie d’Etrez pour les principales) sont commercialisés dans la plupart des grandes surfaces locales et, pour quelques produits de certaines marques, dans les grandes surfaces de la région Rhône-Alpes. Quant au comté, il est bien entendu présent dans les linéaires, en libre accès et à la coupe, mais il ne s’agit généralement pas des fromages fabriqués dans les coopératives locales. Il provient massivement du Jura. Par contre, un certain nombre de productions locales sont absentes de ces commerces : ceux-ci ne proposent ni tarte à la courge, ni farine de gaudes, ni courge à cochon, ni melone, ni chapon, ni pigeons, ni variétés anciennes de haricots, de pommes et de poires et bien sûr ni courge à confiture, ni paria ou vincuit.

Si ces productions locales sont commercialisées dans les hyper et supermarchés, prouvant l’existence d’un nombre suffisant d’acheteurs, il semble que toute une partie de la population les ignore, très probablement les personnes les plus attachées au milieu rural et agricole. En effet, parmi les habitants rencontrés à Saint-Etienne-du-Bois, rares sont ceux qui se fournissent massivement en productions locales dans les grandes surfaces. Parmi les produits de la boulangerie pâtisserie, seul un homme, jeune, a précisé y acheter occasionnellement des tartes au fromage. Peut-être parce que ses parents, présents lors de cette discussion, lui paraissent dubitatifs, il ajouta « ‘on en trouve des très bonnes en grandes surfaces’ », avant de préciser, comme pour les rassurer : « ‘mais les galettes au sucre ou frangipane, j’y prends en boulangerie’ ». Les charcuteries ou les volailles de Bresse ont, elles aussi, peu de succès auprès des Stéphanois. Seuls les produits laitiers, parmi les productions locales, font l’objet d’achats fréquents en super et hypermarchés, et ceci plus encore depuis la fermeture de la fromagerie à Saint-Etienne-du-Bois : les fromages blancs, le beurre, la crème, le fromage fort et le comté. Si certains acheteurs sont peu attentifs, d’autres privilégient les productions des coopératives locales (Cf. Chap.4.2.). Bien entendu est également acheté dans ces commerces, mais il ne s’agit pas d’une production traditionnelle et locale au sens ethnologique, le fromage Bresse bleu, fabriqué dans les entreprises de Servas et de Grièges.

En fait, il ne viendrait pas à l’idée des consommateurs d’y chercher les aliments les plus intimes, les produits régionaux, les productions auxquelles ils tiennent particulièrement et qui participent à leur identité. Ainsi, cette jeune femme ne peut pas imaginer que des pigeons, volaille à laquelle elle est particulièrement attachée pour des raisons familiales, puissent être vendus en supermarchés : « ‘enfin, moi j’en ai jamais vu. Enfin, j’ai jamais trop regardé non plus, vu que j’en avais à la maison, donc j’ai jamais regardé, mais peut-être que... ’». C’est elle encore qui, habitant un temps à Aix-en-Provence, et ayant des difficultés à trouver des fromages blancs en faisselle pour faire une tarte au fromage, reconnaît ne pas avoir pensé à en chercher en grandes surfaces. Elle explique que « ‘c’est vrai que pendant longtemps, en grandes surfaces, on ne trouvait pas de fromages faisselles, comme on trouve maintenant’ » avant d’ajouter que « ‘je n’aurais peut-être pas l’idée d’aller en chercher en grandes surfaces ’»250.

Il convient ici de noter l’importance du regard sélectif des consommateurs dans les commerces. Cette jeune femme, mais elle n’est pas la seule, ne cherchant pas à se procurer tel aliment, ne le voit pas dans les rayons bien qu’il s’y trouve. Nous avons personnellement vécu cette situation à propos de l’une des productions locales bressanes. Avant le début de cette recherche, nous ne connaissions pas le fromage fort et n’en avions jamais remarqué dans les commerces de notre région d’habitation. Après l’avoir découvert en Bresse, nous avons constaté que la plupart des magasins de notre région en vendaient également. Auparavant inconnu, ce produit ne retenait pas notre attention alors que, désormais, notre regard s’arrête sur ce qu’il identifie. Ceci confirme le rôle de la connaissance - et de la reconnaissance - dans le rapport que les consommateurs entretiennent avec leurs aliments.

La grande distribution présente l’image d’un circuit moderne, jeune, qui s’oppose à celle des commerces de villages, plus traditionnels, moins innovants. C’est pourquoi cette autre jeune femme, qui a qualifié les gaudes de « truc de vieux », suppose qu’elles ne doivent pas être commercialisées dans les supermarchés, ce qui lui fait dire, dans un premier temps, qu’elles ne sont plus commercialisées du tout ! « ‘ça ne se vend pas. Je crois que maintenant, à part chez les boulangers... de toute façon, ça ne se trouve pas en grande surface’ ».

La grande distribution est le réseau de l’innovation. Elle permet la découverte alimentaire et satisfait le pôle néophile des consommateurs. Une octogénaire précise le déroulement de ses achats : « ‘maintenant y a quand même de la fantaisie. Je suis allée l’autre jour au Stock, à Viriat, je suis allée chercher du sucre [...], je me suis trouvée sur un rayon où y avait des petites tranches de pâté de poisson. Alors j’en ai pris une tranche. Je ne sais pas ce que ça sera d’ailleurs. Mais voilà, on va prendre quelque chose pour essayer, pour savoir ce que c’est’ ». La diversité incite aux changements alimentaires.

Cependant, les produits des grandes surfaces essuient souvent l’image de produits de moindre qualité. Nous avons déjà donné des exemples de citations, dont une portant sur du fenouil, dans lesquels les consommateurs dévalorisent les produits des grandes surfaces par rapport à leurs homologues domestiques. En pénétrant les grandes surfaces, les aliments perdent de leur identité et deviennent ces Objets Comestibles Non Identifiés251. Les produits transformés font l’objet de la part de certains d’une méfiance : « ‘on sait pas bien ce qu’il y a dedans. Est-ce qu’il y a des produits pour conserver, des produits... moi c’est pas bien souvent que je me laisse tenter par ça. J’aime bien savoir quand même à peu près ce que je mange, quoi. Puis j’aime les produits naturels ’» déclare l’octogénaire précédemment citée. Face aux aliments de ce type de commerce, les attitudes et les discours des Bressans sont les mêmes que l’ensemble des consommateurs français, c’est-à-dire qu’ils sont souvent teintés, comme chez cette personne, d’ambivalence, et reflètent à la fois l’attirance et la prudence pour la nouveauté alimentaire. La méfiance, la suspicion, l’appréhension peuvent apparaître vis-à-vis de ces aliments.

En somme, si les grandes surfaces permettent aux Stéphanois de s’approvisionner de manière massive en productions courantes, de base, elles sont peu sollicitées pour les aliments avec lesquels les consommateurs ont plus de connivence. Certains aliments, pourtant accessibles dans la grande distribution, n’y sont jamais achetés. Certains consommateurs sont persuadés qu’il y a incompatibilité entre ce type de réseau et ces produits. Il apparaît alors une classification des aliments en fonction de la possibilité qu’ils soient commercialisés ou non en grandes surfaces : plus ceux-ci mobilisent l’affectif, plus ils sont intimes, proches des consommateurs et connus de ces derniers, moins il semble probable de les trouver en grande surface ; plus ils sont anodins, neutres et impersonnels, plus ils risquent d’y avoir leur place.

Notes
249.

En particulier ceux destinés aux préparations des tartes ou flans de fromage.

250.

Ce témoignage a été collecté avant la fermeture de la fromagerie à Saint-Etienne-du-Bois, point de vente où elle avait l’habitude de s’approvisionner.

251.

Claude Fischler, 1993 (1990), p.218.