« Je ne sais pas comment ils font, moi, les bouchers »

L’attitude des consommateurs vis-à-vis des charcuteries locales est plus virulente. Comme pour les tartes, un certain nombre de Stéphanois achètent régulièrement du boudin et du civier en charcuterie. Les ventes de ces produits sont considérables en saison. Parmi les informateurs rencontrés, ceux qui s’approvisionnent chez les artisans en boudin et civier sont essentiellement de personnes seules, âgées, dont quelques-unes tuaient autrefois un porc pour leur consommation et avaient donc l’habitude de manger des charcuteries maison. Cependant, parmi cette dernière catégorie de personnes, beaucoup ont arrêté de consommer du boudin et du civier lorsqu’ils n’ont plus bénéficié de leurs productions. Leurs propos vis-à-vis des productions artisanales sont particulièrement négatifs et méritent de s’y attarder. Ils ne sont pas représentatifs de l’ensemble de la population bressane, mais des personnes, originaires du milieu agricole, qui faisaient - ou dont les parents faisaient - appel à un tueur pour confectionner leurs charcuteries à partir d’un porc élevé à la ferme.

L’exigence de ces consommateurs connaisseurs est très élevée. L’irrégularité de la qualité des produits ne leur semble pas acceptable : « ‘je ne sais pas ce qui s’est passé, y a une année, quelque fois, le boudin était vraiment pas bon : ou trop salé, ou trop... mais enfin, cette année, j’en ai acheté une fois ou deux, ça a l’air plus régulier. Je ne sais pas ce qui s’était passé cette année-là, mais je ne savais plus si j’allais le [son fils] régaler ou pas ’» se souvient une cliente de la charcuterie d’une commune voisine de Saint-Etienne-du-Bois. Moins patiente, une autre informatrice déclare avoir arrêté de consommer du porc à la suite d’une expérience fâcheuse : « ‘c’est peut-être une idée, mais une fois, j’avais acheté un rôti de porc, quand on n’élevait plus de cochon et j’avais acheté un rôti de porc qui avait été immangeable, alors là, ça m’avait dégoûté. Et je me dis, finalement, on trouve du bon veau maintenant, autant acheter de la bonne viande’ ». Plutôt que d’être déçue par un produit qu’elle connaît trop bien, cette consommatrice préfère acheter une viande qu’elle n’avait l’habitude de consommer qu’occasionnellement et qui n’était pas fabriquée de manière domestique.

Ces consommateurs connaisseurs achètent rarement du civier et du boudin en charcuterie. Beaucoup précisent que « ‘c’est assez rare qu’on trouve du boudin chez les charcutiers qui soit aussi bon que ceux que le boucher faisait jadis’ ». D’autres sont plus directs : « ‘civier, boudin, on n’en trouve pas de bons’ ». Lors d’un entretien collectif, un des participants interpelle ses amis : « ‘vous trouvez du bon boudin, vous ? ... Moi, j’en trouve point de bon ’». Nous allons voir que certains consommateurs, nettement méfiants, tiennent un discours beaucoup plus corrosif et dévalorisant vis-à-vis des charcutiers. Ces propos ne visent pas directement un artisan, qui pourrait travailler particulièrement mal, mais l’ensemble de la profession sans distinction. D’ailleurs, les commerçants de la commune où sont domiciliés les informateurs tenant de tels propos sont généralement épargnés : les locuteurs déclarent ne pas pouvoir donner d’avis précis sur ces professionnels, nominativement désignés. Leurs discours concernent plutôt une catégorie entière dont ils ne connaissent pas précisément les sujets et s’expriment au travers de l’emploi du pronom personnel « ils » qui permet de « ‘désigner des personnes qu’on préfère ne pas mentionner mais qu’on tient pour responsables de l’action désignée par le verbe’ »253. De nombreuses insinuations, parfois contradictoires, prennent la forme de rumeurs, très globalisantes, qui circulent à propos de ces productions locales fabriquées artisanalement. Ces discours sont avant tout tenus par ceux qui reconnaissent ne pas acheter de boudin et de civier dans les charcuteries.

Concernant le civier artisanal, les plus réservés des informateurs soulignent qu’ils ne l’apprécient pas beaucoup : « ‘on n’en achète, heu, jamais, parce que j’en ai eu acheté une fois ou deux puis tu ne l’as pas trouvé bon’ » dit cette retraitée, en interpellant son mari. Beaucoup précisent qu’ils ne retrouvent pas la charcuterie qu’ils consommaient lorsqu’ils tuaient leurs propres porcs. Mais d’autres expriment plus directement de la méfiance vis-à-vis des méthodes et techniques des professionnels. Ils les accusent, parfois sous forme hypothétique, de diverses négligences et préparations incorrectes, qu’ils considèrent souvent comme de véritables escroqueries. Ils présument tout d’abord que les artisans ajoutent de la gelée artificielle lors de la préparation : « ‘ils mettent sûrement de la gelée, moi je crois. Ils mettent de la gélatine en paquet. On sait pas mais enfin...’ ». Cette pratique, supposée par certains consommateurs, est dénoncée pour plusieurs raisons. Tout d’abord parce qu’elle permettrait d’augmenter le volume de civier fabriqué avec une même quantité de viande et donc de vendre de l’eau : « ‘les charcutiers ils le font plus léger [c’est-à-dire avec moins de viande et plus de gelée]. Parce qu’il y a moyen d’en faire davantage avec un peu plus de gélatine. Evidemment, ça leur permet de vendre de la flotte’ ». Par ailleurs, cette gelée n’est pas perçue comme naturelle et ne correspond pas aux fabrications domestiques : « ‘ça c’est de la gélatine naturelle. Y a rien de plus naturel... aucun additif, rien, rien du tout. Ni gelée, ni rien’ » précise une cuisinière à propos de son civier, pour l’opposer à celui des commerces. De manière générale, les assaisonnements réalisés par les charcutiers sont critiqués et accusés de contenir trop d’adjuvants : « ‘les assaisonnement ne sont plus les mêmes. Alors que nous, les assaisonnements, ils étaient réduits à des légumes, heu, une feuille de laurier, une branche de thym alors que maintenant, on met des herbes de Provence, on met des tas de choses, heu, du persil, des conservateurs, que de toute façon, nous on ne mettait pas autrefois. C’était vraiment naturel, c’est tout’ ». Quant aux carottes, pourtant présentes dans le civier domestique, elles deviennent, de la même façon que la gelée, un abus lorsqu’elles apparaissent dans les préparations artisanales : « ‘le charcutier, il laisse les carottes souvent parce que finalement vendre des carottes au prix de la viande, ça vaut le coup’ » déclare le mari d’une cuisinière qui a pourtant pour habitude de laisser quelques morceaux de ce légume dans son civier. Mais les accusations les plus courantes portent sur la matière première utilisée. La nature de la viande suscite des interrogations : « ‘ils mettent des bouts de viande, on voit bien quand on en achète. C’est pas toujours qu’il y a que du porc. On voit que c’est plus ou moins rouge, donc y a du boeuf, ou du veau, ou je ne sais pas...’ ». Dans le civier artisanal entreraient donc d’autres viandes que celle de porc. N’étant plus témoins de la fabrication, les consommateurs donnent libre cours à leur imagination. Peut-être en raison de la pratique domestique qui consistait autrefois à récupérer les petits morceaux de chair pour les ajouter au civier, cette charcuterie est perçue comme recevant les déchets des bouchers charcutiers, en somme comme leur servant à se débarrasser de ce qui devrait être jeté. Voici deux extraits d’entretiens éloquents à ce sujet, menés auprès de deux couples de Stéphanois :

Premier extrait :

‘- « Autrefois on tuait notre porc et on faisait le civier avec la tête du porc, les pieds, alors que maintenant, les bouchers ils mettent autre chose dedans. Ça fait un civier qui est plus rouge et qui a toutes les petites tombées de viande. Au lieu d’y jeter, d’y mettre à la poubelle, ça passe dans le civier.’ ‘- S’il reste des petits morceaux, des petites tombées, ça passe.’ ‘- Qu’est-ce que vous appelez des tombées ?’ ‘- Ben quand y a des découpes de la viande, même, même, du boeuf, n’importe quoi, du veau, y a toujours des petits... des bouts de viande... ». ’

Second extrait :

‘- « C’est du pur porc [le nôtre]. Alors que les bouchers charcutiers des fois ils mettent un peu leurs, leurs restes, les déchets....’ ‘- On sait pas trop quoi.’ ‘- ... enfin, les déchets je m’entends, pas des choses avariées mais quelquefois ils mettent un petit peu de la viande... des restes.’ ‘- Voilà, des restes.’ ‘- Des trucs qu’ils mettent dedans, qui fait qu’ils ont un civier un peu plus rouge et qui n’a pas la qualité de, du civier...’ ‘- Ah ben c’est pas le même goût ».’

La différence de couleur du civier est souvent évoquée, comme dans ces deux exemples. Cette charcuterie, lorsqu’elle est fabriquée par les artisans, n’aurait pas le même aspect que celle faite par les particuliers : « ‘celui qu’on trouve chez les charcutiers, il est plus ou moins rouge, il est plus ou moins...’ ». Cette couleur rouge254 qui rappelle la viande de boeuf approuve l’idée que les bouchers charcutiers ajouteraient des restes de viande. Ce n’est point l’apport de viande de boeuf qui gêne les consommateurs, mais le fait que ce soit des restes. Ainsi, ceux-ci refusent qu’en entrant dans la sphère commerciale, cette charcuterie continue à avoir le statut qu’elle avait dans la sphère domestique, à savoir celui de production secondaire qui permet d’utiliser tous les restes et résidus.

L’impression que les charcutiers mettent leurs restes de viande dans le civier est confirmée par une pratique qui leur est également attribuée et dont les consommateurs leur font le reproche : les charcutiers auraient pour habitude de hacher les viandes afin de cacher ces morceaux indésirables. « ‘Les bouchers ont toujours fait comme ça, [de hacher la viande], enfin moi, c’était ma grand-mère qui disait ’oh mais les bouchers ils font comme ça, parce qu’ils mettent de la viande de boeuf, ils mettent de la viande de boeuf et puis ils laissent beaucoup cuire’, et puis après comme c’est bien bien cuit, vous comprenez, ça se défait tout quoi. Mais je ne sais pas si c’est vrai ou pas vrai. Mais ça se peut’ ». Dans le doute, cette consommatrice décide de retenir l’hypothèse de la véracité ! Cette accusation de hacher la viande revient régulièrement dans les propos des Bressans. Elle explique à leurs yeux les différences d’aspect entre les deux types de civier. Au-delà des différences de texture, hacher est perçu comme un acte de paresse par rapport à une découpe au couteau : « ‘le boucher maintenant, il ne se casse pas la tête pour y faire. Il le broie tout, c’est une pâte ’». Enfin, il est parfois reproché aux artisans de ne pas prendre le temps de faire suffisamment cuire la viande : « ‘les bouchers, j’ai pas l’impression qu’ils le laissent cuire si longtemps. Je sais pas comment ils le font moi, les bouchers’ ». Notons que ce reproche contredit l’accusation précédemment rapportée relative à une très longue cuisson permettant de cacher la viande de boeuf.

Cette dernière remarque exprimée par une informatrice particulièrement méfiante, éclaire largement les propos tenus par ces consommateurs. En fait, ces divers soupçons et critiques expriment le passage d’une production de la maisonnée, où la fabrication est familière, réalisée sous le regard des mangeurs, souvent même par eux, vers la sphère artisanale où le processus s’opère hors de leur vue : « ‘on ne sait pas ce qu’il y a dedans’ » conclut l’une de ces personnes qui signale à nouveau la couleur rouge du civier. Un écart s’est creusé entre les différentes préparations. Un sentiment de dépossession est clairement ressenti par les consommateurs qui ne maîtrisent plus le déroulement de la fabrication de cet aliment. Au travers des divers reproches parfois contradictoires (faire trop ou pas assez cuire la viande ; mettre du boeuf, viande plus chère que celle de porc), les consommateurs accusent les professionnels de s’être appropriés un savoir-faire familial. Ces derniers, en commercialisant ces produits, les ont introduits dans un système financier alors qu’ils relevaient autrefois d’échanges sociaux : la fricassée, amenée lors de l’abattage du porc familial, comprenait inéluctablement du boudin et du civier. Ces charcuteries étaient donc offertes gracieusement et gratuitement, aux voisins et parents.

Comme pour le civier, le discours de certains Bressans - généralement les mêmes - relatif aux fabrications artisanales du boudin est suspicieux. Là encore une méfiance s’instaure par rapport aux pratiques des professionnels. Il leur est reproché de ne pas mettre suffisamment de crème fraîche (« ‘elle tombe à côté quoi !’ ») par économie : « ‘les charcutiers, ils font moins bon parce qu’eux, il faut qu’ils gagnent leur vie avec. Alors ils en mettent moins’ ». Cette remarque confirme l’hypothèse selon laquelle le reproche est avant tout de commercialiser ce qui ne relevait pas de la sphère marchande. Ainsi la fabrication artisanale, parcimonieuse, basée sur la rentabilité, se distinguerait d’une fabrication domestique, généreuse, qui ne compte pas les ingrédients : « ‘ils [les tueurs dans les fermes] mettaient plus de crème’ ». A nouveau, les charcutiers sont accusés de mélanger des matières premières d’origines animales différentes : « ‘ils mettent peut-être un peu du sang, d’autres sangs que du sang de porc, j’en sais rien ? ’». A cette accusation, l’époux de cette dernière en apporte une autre : « ‘oh mais c’est pas ça. Ils mettent d’autres assaisonnements que nous on ne met pas. Parce que c’est vrai que les charcutiers mettent beaucoup trop de noix de muscade par exemple’ ». Les aromates ne sont plus les mêmes que ceux utilisés dans les fermes. En fait, la moindre divergence par rapport aux fabrications domestiques sert d’argument pour critiquer le produit artisanal.

En somme, ces productions, qu’il s’agisse des tartes, du boudin ou du civier, apparaissent comme des pis-aller des productions maison. Elles sont achetées soit parce que les personnes manquent de temps ou de moyens matériels, soit parce qu’elles se disent paresseuses, soit parce qu’elles ne savent pas cuisiner (souvent les hommes), etc. En fait, c’est toujours en raison d’un argument que l’on peut qualifier de négatif que ce réseau d’approvisionnement est sollicité. Les discours ne vont pas dans le sens d’une valorisation des productions artisanales : elles ne sont pas achetées, contrairement par exemple aux autres gâteaux, car considérées comme meilleures, mieux réussies, plus belles ou encore plus distinguées. L’entrée dans la sphère marchande de ces productions encore largement assimilées à des productions domestiques n’est pas évidente et fait l’objet de résistances. Par contre, les brioches, dont le savoir-faire n’appartient plus au patrimoine familial et dont la majorité des consommateurs ne peut pas faire de comparaison avec des productions domestiques, jouissent d’une image qui peut, en fonction des compétences de l’artisan, être particulièrement favorable.

Les produits fabriqués par les artisans ne sont pas tout à fait les mêmes que ceux que les consommateurs ont connus ou connaissent. En changeant d’échelle de production, le produit se modifie inéluctablement. Or l’écart est d’autant moins supportable que les consommateurs sont familiers du produit. Nous verrons que, concernant le civier, les exigences organoleptiques de ces connaisseurs sont très subtiles.

Notes
253.

Robert (Le Nouveau Petit...), 1993, p.1124.

254.

Il est probable que la différence de couleur perçue par les consommateurs proviennent de l’utilisation, par certains professionnels, de salpêtre, nitrate qui tend à modifier la couleur des chairs.