Les volailles de Bresse

Ayant relevé la rareté des achats en volailles de Bresse dans les commerces classiques, on peut s’attendre à ce que les Bressans se fournissent massivement auprès des producteurs. Effectivement, peut-être en raison de l’excès de familiarité avec ce produit, les Bressans trouvent les prix trop élevés et refusent de s’approvisionner en fin de circuit, comme un consommateur banal. La plupart connaissent le moyen, en Bresse, de court-circuiter les réseaux commerciaux classiques et de se procurer ailleurs ces volailles à un prix inférieur à celui pratiqué dans les magasins : beaucoup se rendent directement chez les éleveurs lorsqu’ils souhaitent manger du poulet, du chapon, de la poularde, de la dinde, etc. A titre indicatif, le poulet de Bresse, vendu plus de 10,50 euros le kilo chez les bouchers charcutiers, est obtenu à moins de 7,50 euro le kilo chez les éleveurs. Ainsi, l’acquisition, et par la suite la consommation, de volailles de Bresse, pour les personnes qui n’en élèvent pas, dépend de leur faculté à maîtriser ces réseaux locaux, c’est-à-dire à connaître des producteurs chez qui ils peuvent se rendre facilement. D’ailleurs, sur les bords de routes, quelques panneaux publicitaires ont été installés par des éleveurs qui invitent les passants à venir se fournir chez eux. Le dépliant de la Route de la Bresse255 indique lui aussi quelques éleveurs et volaillers auprès desquels les touristes peuvent, sur rendez-vous, s’approvisionner. Cette vente directe du producteur au consommateur est tellement courante que certains éleveurs, dont le nombre de clients est considérable, ne sollicitent qu’occasionnellement les volaillers pour écouler leur production, au moment des fêtes de fin d’année par exemple. Certains d’entre eux, lorsqu’ils préparent des volailles pour une commande, n’hésitent pas à solliciter leurs proches : ils leur téléphonent pour les informer qu’ils abattent des bêtes et leur en proposer. Ces derniers sont libres de répondre ou non à la proposition. La voisine, agricultrice, de l’une des informatrices l’appelle de temps en temps lorsqu’elle tue des canards : « ‘si ça accorde, j’en prends, sinon non. Mais pour l’instant, ça s’est toujours accordé. Et ils sont très bons’ ».

Par ailleurs, certains particuliers élèvent, sans les déclarer, des volailles dans les mêmes conditions que les volailles AOC et les vendent à un prix modique à leur entourage. Ceci irrite particulièrement les éleveurs professionnels qui trouvent la concurrence déloyale : « ‘chez les producteurs, à Noël, ils [le personnel du Comité interprofessionnel de la volaille de Bresse] viennent : “vous avez tant de chapons, ça vous coûte tant”. Tandis que là, y a pas de scellé, et ceux qui achètent doivent être contents tout pareil parce que je pense qu’ils donnent du maïs, ils élèvent normalement, mais ils ne sont pas soumis aux taxes ’».

Hormis auprès des producteurs, les achats sont aussi réalisés auprès des volaillers qui proposent aux particuliers, entre autres, des pièces déclassées : « ‘ils ont parfois une petite tâche de sang, ou ils ont pas le bon poids. Mais ils ont la bague...’ » précise un habitué de ce réseau d’approvisionnement, avant d’ajouter « ‘mais ils ne sont pas bien finis. Ils sont juste effilés et il faut finir de les plumer ’». Ceci ne pose guère de difficulté surtout lorsque les acheteurs, ce qui est souvent le cas, sont d’anciens agriculteurs, qui n’ont plus de volailles mais qui maîtrisent le savoir-faire relatif à leur préparation. De toute façon, la différence de prix est telle que les acheteurs passent outre ces petits ennuis puisque ces volailles qui ne peuvent bénéficier de l’AOC mais qui ont été élevées selon les mêmes conditions sont commercialisées à un prix modique. Pour les désigner, l’un de ces acheteurs se réfère à ce critère financier : « ‘c’est des poulets trente-cinq balles, quoi’ ». Les consommateurs sont parfaitement satisfaits par le compromis. Quant aux proches du personnel du Centre de sélection de Béchanne, ils profitent des ventes effectuées par cette structure lorsqu’elle se débarrasse des volailles exclues de la sélection : « ‘ce sont surtout des poules de réforme là-bas’ » remarque un Stéphanois qui a plutôt pour habitude de se fournir chez un volailler.

De même, en fin d’année, les éleveurs et les volaillers vendent, presque au prix du poulet, des poulardes et des chapons qui ne peuvent bénéficier de l’appellation, par exemple quand leur poids n’atteint pas le minimum requis.

Cet approvisionnement prend souvent la forme d’un achat groupé. Plusieurs volailles sont acquises en même temps : « ‘on en achète deux/trois, ça fait pour l’année comme on dit’ ». Chez beaucoup, ce nombre est bien plus élevé puisqu’il tourne autour de quatre ou cinq volailles à la fois et que les achats sont renouvelés à plusieurs reprises dans l’année. Souvent, les personnes qui maîtrisent ces circuits spécifiques, en prennent un nombre supérieur à leur besoin et les redistribuent, en fonction de commandes, dans leur entourage : « ‘mon frère et ma belle-soeur vont chercher des poulets à Saint-Trivier, parce qu’il y a une maison où ils sont délicieux. On les reprend à ma belle-soeur. Elle va, elle est de la région de Saint-Trivier, alors elle connaît toute la région, elle a ses frères et soeurs, elle connaît des bonnes maisons, des bonnes adresses. Et on lui reprend les poulets à elle. Donc moi je vais jamais directement’ ». Lorsque les enfants, habitant dans d’autres régions, viennent voir leurs parents, ces derniers se rendent, les jours précédents, auprès des fournisseurs et se chargent d’effectuer des réserves qui seront emportées pour être congelées.

Dans de nombreux cas, ces achats ne résultent pas d’un acte prévu et volontaire de l’acquéreur. Ces volailles sont obtenues, alors que celui-ci ne s’y attend pas forcément, lorsqu’un éleveur fait une proposition ou qu’un autre acheteur se charge de cette commission. Dans une certaine mesure, l’approvisionnement dépend donc de l’entourage. Alors que le hasard intervient largement, les consommateurs ne sont pas perturbés pour autant et acceptent généralement l’offre, même lorsqu’elle porte sur plusieurs pièces à la fois. En fait, il est d’usage de congeler les produits ainsi obtenus, si bien que, même s’il n’est pas prévu de faire de la volaille dans les jours qui viennent, ces achats serviront ultérieurement.

Notes
255.

Route touristique, créée par le Comité du tourisme de l’Ain en 1990.