Si le nombre de porcs, élevés et abattus à la ferme pour une consommation domestique, a fortement chuté, cette pratique n’a pas totalement disparu contrairement à l’idée communément entretenue. En effet, lors des premiers contacts, les informateurs prétendaient que cet usage était tombé en désuétude et ne présentait donc pas d’intérêt, n’étant plus le reflet de la société bressane. Pourtant, au cours du terrain et au fur et à mesure de mes rencontres, les échos du maintien d’une telle pratique s’accumulèrent : « ‘y en a quelques-uns qui tuent mais pas beaucoup beaucoup’ » me signalait-on, sans autre précision. Apportant une preuve plus probante, certains citaient un membre de leur famille ou un voisin agissant ainsi : « ‘mon neveu, là, je crois bien que son beau-père, il en tue encore. Il a un beau-père qui doit en faire deux : un pour lui et un qu’il partage’ ». Néanmoins, comme dans cette dernière citation, le flou était encore souvent entretenu. Certains charcutiers professionnels ont évoqué, eux aussi, la concurrence des fabrications domestiques. Je finis enfin par être témoin de cette activité, assistant à plusieurs reprises à l’abattage de porcs à la ferme et/ou à leur transformation. Je pus constater que cette pratique, même si elle n’a plus l’intensité qu’elle devait avoir autrefois, demeure une réalité de la société bressane actuelle, mais bien sûr à une échelle fortement réduite. Loin de disparaître, elle fait même l’objet d’une certaine recrudescence puisque depuis quelques années, certaines familles qui en avaient perdu l’habitude - ou étant installées depuis peu ne l’avaient jamais eue - se (re)mettent à abattre un porc pour leur consommation personnelle. Cette agricultrice raconte pourquoi elle a décidé, après avoir recommencé à en élever un, d’augmenter le nombre l’année suivante : « ‘on a commencé l’année dernière, on n’en avait jamais point repris depuis peut-être vingt ans. Et l’année dernière, ils [ses enfants et petits-enfants] ont trouvé le saucisson bon. Ils arrivaient : “ah ben on veut faire goûter aux copains, comme ils sont bons”. Ils s’en allaient tous les saucissons, il n’en restait point. On n’en a presque point goûté, nous. Alors j’ai dit : “on va vous en faire chacun un de cochon”. Cette année on en a élevé quatre !’ ».
Cependant les personnes n’élèvent pas forcément leur porc mais peuvent le réserver chez un « agriculteur » qui se charge de l’engraissement. Une telle logique ne relève plus du domaine de l’auto-production mais entre dans la sphère commerciale. Il s’agit véritablement d’un réseau d’approvisionnement spécifique aux charcuteries. Chacun connaît à Saint-Etienne-du-Bois une ou quelques personnes exerçant une telle activité. L’une d’entre elles explique qu’avec son mari, ils ont commencé à élever des porcs, quelques années auparavant, à la suite de leur mariage. En effet, comme celle-ci ne souhaitait aucun cadeau, l’un de leurs amis la menaça de lui offrir un cochon, ce à quoi elle répondit « pas chiche » ! Relevant le défi, celui-ci lui offrit quelques jours après une truie qu’ils firent porter par la suite. Des quatorze porcelets qui naquirent, seuls un ou deux survécurent, en raison du manque d’expérience des jeunes éleveurs. Néanmoins, ils apprécièrent de produire leurs propres charcuteries. Depuis, bien que n’étant pas agriculteurs à proprement parler, ils élèvent chaque année quelques porcs qu’ils vendent afin de financer celui qu’ils gardent pour leur consommation personnelle. Les premières réactions de démenti des informateurs étaient peut-être aussi liées au sentiment d’irrégularité dans la mesure où depuis 1960 la loi interdit les tueries particulières pour les gros animaux, qui doivent être tués dans un abattoir autorisé. Cependant il existe à l’heure actuelle une tolérance des autorités qui laissent se pratiquer l’abattage de porcs familiaux dans les fermes256.
Cette pratique d’abattage d’un porc pour la fabrication de charcuteries n’est pas propre aux personnes âgées : celle-ci est également suivie par de jeunes ménages dont nous avons fait connaissance. Par contre, elle reste limitée au milieu rural : les bénéficiaires sont essentiellement des agriculteurs ou des proches du milieu agricole (salariés ou retraités agricoles, enfants d’agriculteurs), ils ont, en tout cas, été acteurs ou témoins à une époque d’une telle pratique. C’est pourquoi, cette jeune épouse, probablement moins habituée que son mari dont les parents avaient l’habitude autrefois de tuer un porc à la ferme, paraît un peu déroutée et se décharge : « ‘c’est Bertrand qui a voulu prendre un cochon, il se débrouille !’ » déclare-t-elle.
L’abattage du porc, sur lequel nous reviendrons, a rarement lieu à l’abattoir mais se déroule sur le lieu d’engraissement. Comme autrefois, l’éleveur, qu’il soit le bénéficiaire ou non, fait appel à un tueur, généralement le même chaque année, car cette opération réclame un savoir-faire précis et difficile. Les appellations pour désigner cet homme sont nombreuses : certains emploient les termes de « boucher de campagne », « saigneur », « tueur », exprimant clairement son activité tout en gardant son anonymat. D’autres utilisent des expressions plus ambiguës telles que « quelqu’un qui vient ». D’autres enfin dévoilent son identité : « Monsieur Untel ». En le nommant ainsi, ils n’évoquent pas son activité. Alors qu’il y avait autrefois un voire plusieurs tueurs dans chaque commune, ils ne sont aujourd’hui plus très nombreux en Bresse. L’un d’entre eux déclare exercer dans un rayon de cinquante kilomètres à la ronde. Certains occupent une autre activité, généralement salariée, souvent dans le milieu de la viande. Ils s’adaptent alors aux disponibilités que leur laisse leur autre travail. Les opérations se déroulent parfois sur deux journées, comme le décrit ici une agricultrice qui avait sollicité un tueur employé par ailleurs dans un abattoir de la ville de Bourg-en-Bresse : « ‘il a tué le cochon le vendredi après-midi, à deux heures. A six heures il avait fini ! Il est revenu le samedi à trois heures et demie du matin, et il avait fini à onze heures et demie. C’était prêt, tout, c’est lui qui a tout fait’ ». D’autres se rendent dans les fermes uniquement les week-ends.
Ce réseau d’approvisionnement repose sur la fidélité et la confiance entre les partenaires c’est-à-dire entre les éleveurs, les bénéficiaires et le tueur. La bête est retenue par les consommateurs en début de saison auprès de l’éleveur. La pratique de réservation d’un demi cochon est courante, l’éleveur cherche alors un autre bénéficiaire pour le compléter.
Le prix précis des charcuteries, obtenues par ce type d’approvisionnement, n’est pas connu d’avance. Il dépend du degré d’engraissement du porc et du temps que nécessitera sa transformation. En effet, le paiement a lieu en fin de journée et se répartit en plusieurs dépenses. Tout d’abord, la somme versée à l’éleveur pour l’achat de l’animal. Celle-ci est fixée en fonction de son poids vif : chez l’un des éleveurs rencontrés en 1999, elle s’élevait à 14 F/kg. Les ingrédients et le matériel utilisés pour la transformation (crème fraîche, épinards, oignons, ail, épices, ficelle, gaz, etc.), fournis par l’éleveur, lui sont également remboursés. Chez cet éleveur, ils étaient évalués de manière forfaitaire à 200 F. Quant à la rémunération du tueur, elle dépend du temps de travail effectué. Elle varie alors selon la durée nécessaire à la réalisation des charcuteries commandées et l’éventuelle participation des bénéficiaires aux opérations. C’est pourquoi l’un des tueurs, ayant demandé 650 F pour une matinée bien pleine, précise à ses jeunes clients que le travail a été réalisé rapidement dans la mesure où ceux-ci l’ont beaucoup aidé ; parfois le temps nécessaire est bien plus long et, par conséquent, le coût plus élevé. D’autres commanditaires préfèrent laisser au tueur le soin de tout préparer, tels cette agricultrice : « ‘Il m’a dit : “les boulettes, les pâtés, tu sais les faire ?”. Je lui ai dit “Oh non. Tu compteras ton boulot et tu vas les faire. Parce que t’as bien plus vite fait que nous” ’». Par contre, en raison du long travail de nettoyage et dégraissage qu’exigent les boyaux, les bénéficiaires préfèrent généralement les acheter, plutôt que de demander au tueur d’utiliser ceux de l’animal abattu. Sinon, « ‘il faudrait compter une heure de plus ’» évalue un tueur. Etant donné sa rémunération horaire, la rapidité du tueur est donc un de ses atouts. Il se doit de travailler vite et les bénéficiaires, lorsque tel est le cas, ne cessent de vanter ses mérites en ce domaine : « ‘c’est rapide dis donc ! Il avance, hein, il fait du travail. ! Oh oui, parce que lui, il débite, hein ! ’».
Ces charcuteries, obtenues par un réseau d’approvisionnement se rapprochant de l’auto-production, sont particulièrement appréciées, et se situent, dans une échelle des valeurs, bien au-dessus des produits achetés. Elles marquent la mémoire de ceux qui n’ont pas l’habitude de s’en procurer, telle cette femme dont la consommation n’est pourtant pas très récente : « ‘il y a quelques années, oh il y a peut-être bien dix ans, je suis allée un jour chez une cousine à Bény, j’ai mangé avec eux le soir et elle avait du jambon, en bocaux comme ça, qu’elle avait fait. Mais c’était incroyable le goût qu’il avait. Mais y avait absolument aucun rapport avec la tranche de jambon qu’on achète. Y avait un parfum, et puis c’était bon ! C’était un bon cochon qu’ils avaient tué et qui avait été élevé dans les normes. Qu’est-ce que vous voulez, les grandes porcheries, faut voir comment c’est nourri quoi’ ».
Ces charcuteries jouissent d’une bonne image en raison à la fois de l’origine fermière de la viande et des techniques et recettes selon lesquelles elles ont été produites. En effet, comme dans la citation précédente, l’alimentation des porcs est un critère fortement discriminant. Cet ancien agriculteur juge ici la qualité de la production de l’un de ses voisins en fonction de la nourriture qu’il donne à ses animaux : « ‘c’est du bon cochon. C’est nourri comme dans le vieux temps. Il donne pas du machin sec. Il donne mouillé quoi, de la soupe. Pas de composés. Il nourrit avec ses produits : un peu de maïs et puis du son, de l’orge, mais pas de composés’ ». Alors que dans nos représentations, l’animal que nous mangeons nous transmet les caractéristiques de ce qu’il a mangé, savoir qu’elle a été sa nourriture est une information d’autant plus précieuse que la « crise de la vache folle » a exacerbé les inquiétudes. Connaître ce qu’a mangé l’animal, c’est connaître ce qu’on mange soi-même. Quant aux recettes du tueur, elles sont considérées comme optimales et par conséquent bien meilleures que celles des fabricants artisanaux (charcutiers) et bien sûr des industriels. Elles servent de référence qualitative.
Non seulement ce réseau d’approvisionnement procure des produits considérés comme de bien meilleure qualité que les autres, mais il se différencie clairement par l’importance accordée à la sociabilité lors de son déroulement. L’abattage n’a lieu, tôt le matin, qu’après un café pris en commun entre les différents participants, moment au cours duquel sont échangées les principales nouvelles ; les paris sont pris sur le poids de l’animal à tuer. Puis, chaque principale étape de la transformation du porc sera ponctuée par un revigorant verre de vin. A midi, le tueur partagera la table des éleveurs, ainsi que, selon leur affinité, les bénéficiaires. Mais ce repas devra être sommaire et rapide pour que puisse reprendre au plus vite la découpe de la carcasse. Parfois, le travail terminé, l’éleveur propose de trinquer pour clore la journée et ouvre une bouteille de mousseux. Satisfaits de leurs charcuteries, les bénéficiaires font parfois cadeau d’une brassée de boudin aux éleveurs, mais le repas du cochon, moins conventionnel et important qu’autrefois, se déroulera dans l’intimité familiale.
Ces approvisionnements auprès des producteurs permettent aux consommateurs soit de court-circuiter la chaîne commerciale classique et d’obtenir à un moindre prix des productions onéreuses, soit de se procurer des aliments différents de ceux proposés dans les commerces. Ce sont des aliments à forte charge affective et symbolique. Plus les bénéficiaires participent au déroulement des fabrications, plus le sentiment d’identification des produits sera élevé, et les aliments valorisés.
Denis Chevallier, 1987, p.103.