Réseaux de circulation

Les dons sont effectués selon une hiérarchie au sommet de laquelle se trouvent les parents. En effet, après avoir satisfait ses besoins immédiats et pressentis, le donateur distribue les biens dont il dispose selon un ordre précis : la famille proche est la première concernée puis les amis et voisins et enfin les connaissances. Certaines institutions peuvent également en bénéficier : les cantines scolaires, par exemple, récupèrent certaines productions potagères, les courges en particulier. Cette informatrice du Revermont se soumet avec compréhension à cette hiérarchie : « ‘ces amis nous donnent de temps en temps un petite bouteille, moins d’un litre, parce qu’ils n’ont pas non plus de noyers en quantité suffisante pour en donner tellement. On les a vu hier soir, on a parlé de l’huile de noix justement, et ils nous ont dit que vraiment l’année dernière ils en avaient très très peu, ils n’en ont fait que quatre/cinq litres, d’huile de noix en tout. Donc c’est pour eux, et leurs enfants. Et, ils nous en avaient donné une petite bouteille, je ne sais pas ce que ça peut faire, un demi-litre peut-être’ ».

Au sein de la famille, les denrées circulent principalement entre générations, généralement dans le sens descendant, des parents aux enfants, quel que soit l’âge de ces derniers, et des grands-parents aux petits-enfants. Cette inégalité dans l’échange s’explique par le fait que ce sont surtout les personnes âgées qui entretiennent une basse-cour, qui ont les jardins potagers les plus riches et qui disposent le plus de temps pour les cueillettes et les préparations. Ce sont souvent eux qui ont les moyens d’obtenir ou de produire des aliments spécifiques, c’est-à-dire des aliments qui présentent un intérêt à être donnés. Néanmoins, lorsque les enfants bénéficient de productions particulières, ils en font également profiter leurs parents et éventuellement leurs consanguins. Ainsi, les parents d’un producteur se servent toujours en lait chez celui-ci ; un jeune homme qui a fait tuer un porc pour la consommation de son ménage a donné de nombreuses charcuteries à ses parents et quelques-unes à ses soeurs ; l’employé d’une coopérative laitière réputée ramène régulièrement à ses parents des fromages blancs. Dans certains cas, les dons prennent la forme de ponctions : ce sont alors les bénéficiaires qui sont initiateurs en allant se servir : « ‘les pommes de terre, ça m’arrive, si je suis coincée, de lui en prendre. Ou si j’ai besoin d’un poireau, j’irai le prendre dans le jardin de mes parents’ ».

Par ces présents, les liens entre les générations sont fortement entretenus : les grands-mères aiment à préparer des tartes pour leurs petits-enfants ; une agricultrice propose chaque fois que sa belle-fille vient chez elle de lui donner du lait pour préparer une frèsée, préparation dont elle sait que celle-ci est friande ; dans une autre famille, ce sont des fromages blancs qui sont immanquablement offerts ; ailleurs c’est une brioche qui est régulièrement ramenée du marché pour les petits-enfants. Avec les courges, ces dons prennent parfois l’allure d’un partage de type eucharistique grâce auquel chacun consommera une part de l’entité, créant un lien entre les bénéficiaires : « ‘je les distribue, le dimanche, j’ai souvent des passages de neveux, on distribue les courges’ », « ‘quand on en entame une, et ben, je partage avec mes soeurs, puis les enfants. Parce qu’elles sont tellement grosses, après ça s’abîme, alors un morceau à chacun, et puis ça y est’ ».

Ces approvisionnements servent d’intermédiaires et de prétextes à la discussion, aux rencontres entre les générations. La grand-mère répond à sa petite fille qui se plaint des oeufs commercialisés dans les magasins : « ‘ben, quand tu voudras, tu viendras chez moi, tu trouveras bien toujours deux-trois oeufs pour faire quelque chose’ ». Les parents ou grands-parents entretiennent l’image d’une générosité nourricière, d’une abondance alimentaire. Quant aux petits-enfants, ou enfants, ils ont intégré certains de ces dons comme un dû. L’une d’entre eux, à qui je dis que sa grand-mère a récemment acheté des brioches sur le marché, se montre surprise et presque vexée : « ‘ah bon ? Mais c’est bizarre parce qu’elle ne les a pas descendues chez nous...je ne sais pas pour qui elle les a achetées alors...’ ».

Certains bénéficiaires comptent ouvertement sur ces dons qu’ils considèrent comme une de leurs sources d’approvisionnement et s’inquiètent du jour où ils ne pourront plus en bénéficier : « ‘le jour où je vais déménager, que je vais m’installer loin, ça va terriblement me manquer ’» précise une jeune fille qui consomme essentiellement les légumes du jardin de ses grands-parents.