Les contextes du don

La pratique du don répond à plusieurs logiques, non incompatibles. Il s’agit de palier un manque, de gérer les productions, de faire découvrir un produit et toujours de faire plaisir.

Les dons permettent de palier les manques, d’approvisionner les personnes qui ne possèdent pas la denrée concernée, quelle qu’en soit la raison. Il ne viendrait pas à l’idée de donner un aliment à quelqu’un qui en possède personnellement, sauf s’il existe une nuance. Les donateurs s’assurent, auparavant, que le futur bénéficiaire n’en possède pas : dans le cas contraire, ce don, s’il est accepté, serait presque perçu comme un abus, un vol. Le bénéficiaire est donc ciblé en raison de sa privation. « ‘Cette année, j’en ai point eu [des courges], mais rien. J’ai une cousine qui m’a téléphoné, elle me dit “est-ce que t’as des potirons” “Ben moi j’en ai point”. Elle dit “ben je vais t’en emmener”. Elle m’en a amené une grosse !’ ». Selon cette logique, des échanges s’organisent entre différents voisins en fonction des résultats productifs de chacun, formant une solidarité comme dans ce hameau de Thioles :

‘« alors moi je n’ai pas de courge, parce que mon jardin est tout petit. Mais je mets toujours beaucoup beaucoup de salades, et puis j’en ai dix fois trop, alors je les donne, en échange. On donne aussi bien aux messieurs dames juste en face, les R., aussi bien à M. et Mme T., aussi bien à Mme C., aussi bien à F., quand j’ai quelque chose que je sais qu’elle aime, aussi bien de ce côté là, M. P., M. et Mme M., les jeunes qui viennent de s’installer, pour le moment ils n’avaient pas fait leur jardin, maintenant ça y est. Au bout, y a un monsieur-dame qui ont 77 et 78 ans, ils n’arrivent pas à avoir des carottes bon ben, quand j’arrache des carottes pour moi, j’arrache une quinzaine de carottes pour eux. Chacun a quelque chose, les uns c’est les pommes, les autres c’est les noix, les autres... ». ’

Ici, la surproduction est volontaire, anticipée, afin de participer à un réseau d’échanges. Selon cette logique, de nombreux retraités élèvent des volailles en quantité suffisante pour en distribuer à leurs enfants, qui n’ont pas la possibilité de s’en occuper : « ‘tous les ans je fais une quarantaine de poulets, donc, y en a pour les enfants, pour moi, ça fait un petit stock pour les enfants et puis voilà’ ». Aliments plus prestigieux, les chapons et les poulardes, bien que élevés pour cette destination, sont donnés avec plus de solennité. Ces dons prennent la forme de cadeau au sens formel : « ‘c’est nos étrennes, on en a un par an. Donc voilà, on a droit à un par an. [...] C’est pour nous, donc elle les garde et elle ne les vend pas’ ».

La pratique du don est un moyen de gérer les productions : est donné ce qui a été produit en trop grande quantité et qui, ne pouvant être conservé indéfiniment, risque de ne pas être consommé. Par l’échange qu’il suscite, le don est une forme de consommation différée. Cette stratégie de gestion de l’alimentation était au fondement de la pratique de la fricassée de cochon, décrite par les personnes d’un certain âge. Il s’agit de contrecarrer les effets du temps, de lutter contre le gaspillage. Actuellement, la courge est principalement concernée par cette logique : « ‘ça s’abîme la courge, alors j’en donne aux enfants’ ». Mais beaucoup d’autres aliments donnés entrent dans cette stratégie ; c’est tout au moins l’explication apportée par les donateurs qui semblent devoir justifier leur acte. En fin de saison, alors qu’il va porter sa nouvelle récolte de noix au moulin, l’un des quelques Stéphanois à fabriquer de l’huile de noix distribue ses dernières bouteilles : « ‘ça ne se garde pas plus d’un an’ » explique-t-il. Une autre personne apporte à une amie un grand panier de pommes et deux petites courges : « ‘après ça s’abîme dans les jardins, quand il commence à faire mauvais’ ». Une autre Stéphanoise donne à sa voisine une partie de la salade que sa fille lui a laissée « ‘je ne pourrai pas tout manger’ ». Les dons en chaîne, comme celui-ci, sont courants : le contenu satisfait ainsi plusieurs ménages, les quantités pouvant s’amenuiser à chaque nouveau partage. En se débarrassant ainsi des produits qu’il ne peut pas consommer, le donateur s’assure de leur pérennité en tant qu’aliments : ils ne deviendront pas déchets, tout au moins n’en sera-t-il pas responsable. Au lieu de laisser pourrir un courgette qui a atteint une grande taille et qu’il ne mangera pas, un jardinier s’en débarrasse en la donnant à quelqu’un qui est intéressé.

D’ailleurs, les quantités données dépendent de chaque aliment mais surtout de ce que le donateur détient et de sa consommation personnelle : « ‘l’année dernière on a fait dix-huit litres d’huile et ben on en avait deux fois trop : alors on en a refilé, un litre par ci, un litre par là’ ». Cette distribution généreuse contraste avec celle, parcimonieuse, décrite dans un exemple précédent : tout dépend des productions détenues. « ‘On a des amis, le monsieur va bien aux champignons. Il nous en apporte toujours quand il peut. L’année passée, des chanterelles grises, il nous en avait apporté un grand cageot ’» : de toute évidence, la cueillette de ce ramasseur avait dû être importante pour qu’il en offre une telle quantité à des amis.

Ces dons sont parfois réalisés pour faire découvrir, goûter un aliment inconnu par le bénéficiaire soit parce qu’il est étranger à la région, soit parce que l’aliment est nouveau. Cette logique s’applique peu aux réseaux familiaux, qui partagent généralement le même corpus alimentaire mais plutôt aux amis, voisins, personnes de passage qui n’ont pas l’habitude de manger ces aliments. Nous avons vu comment un jardinier offre un potimarron à une amie qui n’en a jamais goûté pour l’inciter à en consommer. Lui-même a découvert cette variété de cucurbitacée par un ami qui lui avait fourni quelques graines. Un producteur de volaille donne à une amie, originaire d’une autre région, un chapon déclassé qu’il ne peut vendre : n’en n’ayant jamais goûté, elle est particulièrement honorée par ce cadeau. Il est probable que, de retour dans sa région, elle en fera la promotion.

D’ailleurs, de manière générale, les dons sont réalisés pour faire plaisir. Ainsi, ils sont effectués au profit de personnes qui pourront en évaluer la valeur. Avant de faire un cadeau, le donateur s’assure que le bénéficiaire saura l’apprécier : il vérifie qu’il aime le produit qu’il pense lui offrir, qu’il n’en a pas déjà, qu’il serait content d’en avoir. Comme elle sait que l’huile de noix n’est pas très utilisée dans la région, avant d’en offrir une bouteille à son amie, cette personne lui demande si elle l’utilisera. Si elle n’aime pas, elle lui demande de la lui rendre. Les donateurs informent les bénéficiaires des caractéristiques du produit : « ‘tu verras, elles sont très sucrées ’», « il est très fruité », « ‘les pommes croques, elles ont un goût qu’on ne retrouve nulle part’ » : ainsi avisé, comment le novice pourrait-il avoir un avis différent ? En fait, en faisant goûter son produit, le donateur livre le discours et les représentations qui lui sont associés.

Le sentiment de satisfaction doit être fort dans ces échanges. Les goûts du consommateurs sont pris en compte attentivement : « ‘j’ai une petite-fille qui aime la soupe de potiron, alors elle va venir en chercher un morceau ’». Les informateurs du Revermont, cités précédemment, n’ont pas distribué leurs dix-huit litres d’huile de noix sans faire attention au bon usage qui en serait fait. Ils n’en ont donné qu’aux personnes qui apprécient cette huile : « ‘il y a des gens qui ne l’aiment pas. On était allé, y a un mois à peu près, chez des gens qui habitent à Banchin. Quelque temps avant, on discutait puis je leur dis : “vous aimez l’huile de noix ?”, “ah non, non, non, pas du tout”, alors si vous allez chez ces gens là, ça ne va pas leur faire plaisir. Alors là, j’en n’ai pas apporté. Mais je savais que... ma cousine, qui habite Oyonnax, on est allé, y a quinze jours, elle m’a dit “je suis bien contente que tu m’aies apporté de l’huile de noix, ça me fait bien plaisir” ’».

Le don n’est pas une action anodine. Par ses offres, le donateur exerce un pouvoir sur le bénéficiaire, l’incitant à consommer tel ou tel aliment. Ainsi, il agit et participe à la définition du corpus alimentaire de ce dernier. En portant une assiette de gaudes chaudes à sa fille, installée dans le même hameau, cette Stéphanoise assure le maintien de la consommation de cette préparation bressane au sein de la génération suivante. Sans cette attention - faut-il dire pression ? -, celle-ci n’en mangerait probablement plus : « ‘moi je ne m’en fais jamais. Y a que moi qui en mange à la maison, personne ne veut en goûter, personne ne veut en manger, donc c’est vrai que ce n’est pas la peine que je fasse cuire une demi-cuillère à soupe de farine pendant je ne sais combien de temps, alors elle, elle en fait. Avant il y avait un vieux voisin, je crois que quand elle en faisait, elle en faisait suffisamment, elle lui en portait aussi une assiette ’». Fournissant trois foyers, cette femme avait alors une lourde responsabilité ! Par ces assiettes portées chaudes, ou tout autre aliment, la consommation des produits, les plus identitaires, est imposée aux membres de la famille ou de la communauté. Au-delà de la valeur d’approvisionnement, ces dons ont donc une fonction de conservation des pratiques identitaires : ils entretiennent la consommation de ces aliments qui seraient probablement moins consommés autrement. De nombreux interlocuteurs ont déclaré qu’ils ne mangeraient pas cet aliment si on ne leur le donnait pas. Il n’est pas anodin que les dons portent prioritairement sur les productions locales et domestiques. Ces dons ont une fonction de remémoration affective et sensorielle et entretiennent les liens sociaux. En effet, les liens que tissent les dons entre donateurs et bénéficiaires, mis en évidence par Marcel Mauss261, sont bien connus : il y a plus dans l’échange que les choses échangées. Contrairement aux achats, les dons créent une dette envers le donateur, c’est-à-dire une obligation de renouer un échange. Les dons établissent des liens en fonctionnant par obligation : obligation de rendre les cadeaux reçus mais aussi obligation d’en faire et obligation d’en recevoir.

En somme, la diversité des réseaux d’approvisionnement laisse une grande liberté aux consommateurs. Alors que chaque production locale et traditionnelle est légèrement différente selon les réseaux (à titre d’exemple le civier commercialisé en grande surface s’avère différent de celui proposé par les artisans charcutiers mais également de celui vendu par les associations ou encore de celui fabriqué par les particuliers), les consommateurs peuvent choisir celle qui correspond le plus à leurs exigences et goûts personnels.

Or il apparaît que pour de nombreuses productions locales, le réseau privilégié est l’auto-production. Les fabrications domestiques - qu’elles aient encore cours ou non - servent de référence et procurent les aliments les plus appréciés. Car tant que la proximité des consommateurs avec l’aliment est grande - qu’ils en maîtrisent le savoir-faire productif, qu’ils aient été habitués à consommer des productions domestiques ou que les aliments soient porteurs d’une forte charge affective -, l’achat dans les circuits commerciaux classiques est difficilement accepté. Les représentations accordent une moindre qualité aux productions tant que les savoir-faire sont partagés par la communauté. Ainsi, certains aliments ne sont jamais achetés par les consommateurs les plus exigeants car les spécimens commercialisés sont perçus comme médiocres (le civier). Les écarts avec les productions auxquelles ils sont habitués sont refusés. Par ailleurs, d’autres productions locales ne sont pas achetées car leur valeur d’échange apparaît comme bien supérieure à leur valeur d’usage. Tel est le cas des courges, aliment de moindre valeur car largement associé à une nourriture de pauvres. Ce légume n’est consommé par nombre de Bressans que lorsqu’il est obtenu gratuitement, ce qui est fréquent étant donné l’importance des dons portant sur cet aliment. Mais probablement que si l’auto-production et les dons ne permettaient plus de s’en procurer, les consommateurs se tourneraient vers les réseaux commerciaux, voyant augmenter la valeur d’usage de cet aliment apprécié. De toute évidence, la grande disponibilité - les courges sont des productions « généreuses » - dévalorise l’aliment. Enfin l’équilibre entre valeur d’usage et valeur d’échange n’est pas atteint pour certaines productions dont le prix est particulièrement élevé. Tel est le cas des poulets de Bresse et plus encore des chapons et poulardes. La valeur d’échange de ces aliments est considérée comme exorbitante si bien que leur achat semble déraisonnable : « ‘le Grand prix d’honneur doit être à 200 F le kg, 250 F des fois, c’est pour le Président ça ! ’». Dans un tel contexte, soit les mangeurs se passent de cet aliment, considérant que la valeur d’usage n’est pas suffisante, soit ils sollicitent d’autres réseaux d’approvisionnement : l’auto-production est essayée mais est également recherché le moyen de court-circuiter les intermédiaires commerciaux.

Il se dessine donc une hiérarchie entre les réseaux d’approvisionnement en fonction de la proximité des consommateurs avec la structure. Ainsi si l’auto-production est considérée comme le moyen le plus apte à produire des aliments de qualité, elle est facilement relayée par les professionnels lorsqu’elle n’a plus lieu. Les structures les plus proches des consommateurs, celles avec lesquelles ces derniers ont le plus d’affinité (les coopératives laitières, les producteurs fermiers commercialisant leurs produits sur le marché forain ou par d’autres moyens, les points de vente associatifs) bénéficient d’une reconnaissance tacite de la part des consommateurs, surtout lorsque ces derniers ne produisent plus ces aliments. A l’inverse, les structures plus anonymes ne peuvent commercialiser des productions à forte charge symbolique et affective. En pénétrant les linéaires des grandes surfaces, les productions perdent de leur identité.

Les productions locales sont donc prioritairement acquises auprès des circuits courts : plus le circuit est court, plus le produit est apprécié. Ces réseaux informels réintroduisent de l’incertitude, de la variation, de la complexité dans l’achat (le prix final, la quantité obtenue ou la qualité du produit - pourquoi cette volaille est-elle déclassée ? - sont souvent inconnus au moment de l’acquisition) et s’opposent alors à l’uniformité, la limpidité et la rationalité des réseaux classiques. Ils sont avant tout fondés sur le relationnel, la confiance entre partenaires et l’engagement des consommateurs. Contrairement aux réseaux d’approvisionnement classiques, ils mobilisent fortement l’affectif, ce qui contribue à donner de l’importance aux produits qui y sont acquis. Par ailleurs, ces derniers sont souvent irréguliers, variables et parfois non finis, ce qui les différencient des produits de l’industrie agroalimentaire de masse normés, stabilisés et « prêts-à-consommer ».

Notes
261.

Marcel Mauss, 1973 (1950), p.143-279.