L’abattage du porc, élevé depuis le printemps, est un moment important, il marque le passage du statut d’animal à celui d’aliment. Au cours de l’hiver, près d’une journée, appelée « ‘le jour du cochon’ », est consacrée à cette transformation, durée à laquelle il faut ajouter les opérations relevant de la cuisine stricto sensu et le temps essentiel, en particulier pour les jambons et les saucissons, aux phases de salage, d’étuvage, de séchage et de maturation. La date a été fixée par les différents protagonistes : le tueur, l’éleveur et le commanditaire lorsque celui-ci n’a pas engraissé lui-même l’animal. Mais le porc peut lui aussi imposer sa date, intervenant sur le déroulement prévisionnel des opérations. Chez l’un des éleveurs rencontrés, l’arrivée des chaleurs chez une truie, quelques jours avant son abattage a obligé à reporter cet acte de plusieurs semaines267. Le calendrier a été modifié : ce jour-là, c’est un jeune porc qui a été abattu à sa place. Destiné à d’autres commanditaires, ceux-ci ont donc dû s’adapter : ils ont été fournis en charcuteries plus tôt que prévu alors que ceux à qui était destinée la truie ont dû attendre.
L’abattage et la transformation principale du porc se déroulent généralement sur le lieu d’élevage de l’animal, soit chez le consommateur s’il a engraissé sa bête, soit chez un éleveur qui s’en est chargé. Dans la mesure du possible, il s’agit d’un travail collectif au cours duquel chacun réalise des tâches bien définies. L’aide est tournée vers le tueur qui, seul, donne les ordres et dirige le déroulement des opérations : c’est le maître de cérémonie. L’éleveur l’assiste dans la plupart des actions : il déplace le tracteur, lui apporte le matériel (dont les divers récipients), amène de l’eau, nettoie l’espace, etc., et lui sert un verre de vin ! Son épouse fournit les divers ingrédients et ustensiles entrant dans les préparations culinaires, en particulier du saucisson, du boudin, des boulettes et des pâtés : oignons, épinards, sel, épices, oeufs, ficelle, etc. La veille, elle s’est assurée que rien ne manquait. Au moment de la saignée, c’est elle qui, habituellement, recueille le sang et le remue afin d’éviter sa coagulation. Dès le matin, elle s’est également chargée, dans sa cuisine, de cuire longuement du riz pour la préparation des boudins. Pour midi, elle prépare un repas auquel se joindra le tueur : il faut que tout soit prêt au moment où celui-ci décidera de s’arrêter. Tout au long de la matinée, elle jongle donc entre les tâches qui lui sont assignées et ses occupations habituelles : « ‘je me dépêchais de finir mes volailles, j’avais pas fini de les vider. Comme j’avais vu qu’il allait vite. Parce que moi j’avais les oignons à préparer... le persil, faire cuire le riz et les arômes, voilà ce que j’avais à faire. J’avais déjà du boulot !’ ». En effet, c’est aussi elle qui assiste le tueur dans la préparation et la cuisson des ingrédients : couper les oignons et les faire revenir, hacher le persil et la viande, faire fondre le gras, éplucher les gousses d’ail, etc. Mais si les bénéficiaires sont venus aider, c’est à eux que reviennent ces tâches. Ils obéissent aux ordres du tueur et sont tout juste autorisés à émettre des préférences face aux propositions de celui-ci sur la taille des morceaux, la nature des charcuteries souhaitées (saucissons ou jambons, pâtés ou boulettes, tête roulée ou civier, etc.). Quant aux enfants, fascinés par la mort du cochon, ils orientent leurs jeux autour de cette activité : après avoir récupéré un bout de boyau, Claire, âgée d’environ 6 ans, souffle à l’extrémité pour le gonfler et le remplit de sable. Depuis qu’elle et son jeune frère ont assisté, au début de l’hiver, à l’abattage du premier porc, ils s’attendent à voir arriver le tueur, raconte leur mère, chaque fois qu’ils entendent une voiture entrer tôt le matin dans la cour de la ferme.
Il apparaît que la division sexuelle, notée par Yvonne Verdier à Minot268, durant le déroulement de cette technologie culinaire est encore bien marquée dans beaucoup de ménages. En plus de l’acte de brassage du sang dont les femmes ont encore souvent la charge, celles-ci s’occupent de ce qui a trait aux préparations les plus culinaires, de ce qui se rapproche de la cuisine stricto sensu, ainsi que des opérations d’approvisionnement et de rangement. Les hommes sont au contact direct avec le porc, sous sa forme animale dans un premier temps, puis sous celle de viande. Ce sont eux qui occupent la place principale de ces opérations techniques. Il n’est pas anodin que la plupart des actions menées par les femmes soient situées loin du lieu d’abattage du porc (dans les commerces avant le jour en question, puis dans la cuisine familiale), alors que celles réalisées par les hommes se déroulent à proximité. Mais à l’occasion de cet événement, certaines opérations, relevant habituellement du culinaire, et par là de la sphère féminine, comme éplucher et hacher les oignons, cuire le gras, réchauffer les épinards, etc., peuvent être réalisées par les hommes qui ne manquent pas de signaler le caractère exceptionnel de cette situation. L’un d’entre eux, la cuillère en bois à la main déclare : « ‘aujourd’hui, ce sont les hommes qui font la cuisine !’ ». D’ailleurs, dans la mesure du possible, ces opérations ne se déroulent pas dans la cuisine familiale : ici, une cuisinière, réservée à cet usage, a été installée dans un abri, à côté du lieu du sacrifice. La division sexuelle des tâches est symboliquement entretenue par une différenciation spatiale et l’emploi d’objets ne relevant pas du quotidien.
Moment de transformation de l’animal, les opérations qui sont effectuées à la suite de l’abattage du porc sont particulièrement salissantes. Plusieurs phases marquent ce passage progressif du porc en aliments : la tuerie, la toilette, l’ouverture, la découpe, puis les fabrications. Se succédant, ces étapes occupent plusieurs espaces, souvent en plein air, qui, souillés un à un, vont garder les traces du passage de l’animal. La terre de la cour, à l’endroit choisi par les participants pour sa propreté, gardera les traînées du sang ayant giclé, malgré les efforts faits pour ne pas en perdre, au moment de la saignée. Plus loin, le sol noirci et les restes de paille, rappellent la phase du buclage par laquelle est passé le cochon. Autre lieu, autre marque : la toilette nécessite une grande quantité d’eau, qui coule en continu d’un tuyau d’arrosage ou, le cas échéant, de récipients interminablement reremplis. Ici, le sol se gorge d’eau et se couvre des souillures de l’animal : soies, peau raclée, ongles, sang, terre. Régulièrement, la table est, elle aussi, rincée pour garantir la progression dans la toilette. L’eau, en purifiant l’animal, forme par terre une flaque de plus en plus large. Certains bouchers emploient des techniques puissantes, utilisant du matériel moderne : « ‘il a lavé les cochons au Karcher. Après ils sont bien propres’ ». De la souillure vers la propreté, le travail avance régulièrement. L’ouverture du porc se déroule dans le même espace que la toilette, après avoir, une fois encore, soigneusement lavé la table. A nouveau le sang coule. Le boucher jette au sol les parties de la dépouille qui ne sont pas conservées ; les chiens viendront les manger. Les boyaux sont vidés de leur contenu qui se répand par terre. Noëlie Vialles remarque que « ‘l’eau est en effet l’antidote constant du sang. [...] Qu’elle dilue ou qu’elle emporte, l’eau est donc le liquide antithétique du sang. Incolore et limpide, elle seule peut venir à bout du fluide rouge et visqueux, comme toutes les humeurs et sécrétions corporelles ’»269. Une fois la carcasse grossièrement découpée, le travail de boucherie se poursuit dans un nouveau lieu, si possible autre que la cuisine familiale. Souvent, une partie de l’habitation a été aménagée pour ce genre d’activité. Ce peut être un abri sans porte, donnant sur la cour ou mieux, dans les fermes en activité, la tuerie, habituellement utilisée pour les volailles. Cette dernière présente les conditions idéales : l’aménagement est approprié, le sol et les murs peuvent être lavés à grande eau. Car durant cette étape, le lieu va à nouveau être sali : les humeurs et sécrétions corporelles coulent et se répandent sur le sol ; en se refroidissant, elles forment une pellicule glissante, difficile à nettoyer. Les avis sont unanimes à ce sujet : « c’est sale », « ça glisse » ; « ça gicle partout », si bien que « ‘avec le gras par terre, on n’arrive pas à se tenir’ ». Aux traces physiques s’ajoutent les odeurs laissées par le porc : odeurs de gras, de viande, de boyaux qui imprègnent tant les lieux que les personnes. Il arrive que la même table soit utilisée pour le nettoyage et la découpe du porc : elle peut alors être recouverte, lors de la seconde phase d’une toile cirée. On peut considérer qu’il s’agit symboliquement d’une autre table, si bien que sont clairement différenciés les espaces et les objets utilisés à chaque étape.
Entre l’extérieur et l’espace domestique, ce lieu est le dernier occupé pour la technologie alimentaire : l’animal en sortira sous la forme de substances alimentaires. Les morceaux de viande découpés sont ensuite portés dans la cuisine ou emportés par les bénéficiaires s’ils ne sont pas les éleveurs. Comme dans les abattoirs des pays de l’Adour où s’opposent le « secteur souillé » et le « secteur propre » correspondant respectivement aux états de « bête » et de « viande »270, une distinction est clairement élaborée entre les différents lieux de métamorphose de l’animal. Les déplacements physiques marquent des ruptures dans la continuité entre porc-animal (celui qui est sous cette forme appelé « cochon ») et porc-aliment. L’espace de l’animal est celui où opère le tueur et ses acolytes, dans l’autre interviennent traditionnellement les femmes.
D’après les informateurs, la viande est alors moins bonne et les saucissons risquent de ne pas se conserver.
Yvonne Verdier, 1979.
Noëlie Vialles, 1987, p.87.
Noëlie Vialles, 1987.