Un certain nombre d’opérations font passer le porc de la forme animale à la forme aliment, de l’ordre de la nature à l’ordre de la culture. Progressivement l’animal se désagrège, se déstructure pour ne plus ressembler à la bête d’origine, il devient méconnaissable.
La pesée : Sphère économique oblige, le porc est tout d’abord pesé. Suspendue à la fourche du tracteur, la masse inerte est déplacée jusque vers une balance sur laquelle elle est déposée. Au poids indiqué, il faut ajouter, en fonction de l’animal, 3 à 5 kg pour le sang obtenu lors de la saignée. « 180 kg ! » s’exclame avec fierté l’éleveur, pour ce porc, déjà assez lourd. Le poids est un critère important d’évaluation de la bête. Les hommes comparent le résultat aux paris effectués le matin avant l’abattage. L’information la plus couramment donnée à la suite de l’abattage d’un porc est son poids. Comme dans cet exemple, les porcs les plus lourds sont ceux dont on parle le plus : « ‘on en a deux de tués : il faisait 170 kg ! Et l’autre 150’ ». Pour se remémorer un animal, c’est encore à ce critère qu’il est fait référence : pour convaincre son épouse qu’ils ont tué trois porcs l’année précédente et non pas deux comme celle-ci l’affirme, cet agriculteur lui rappelle le poids du plus petit qu’elle a peut-être oublié pour cette raison : « ‘le premier, il faisait 100 kg, tu sais bien, on l’a partagé en trois’ ».
Le buclage : toujours transporté à l’aide du tracteur, le porc est ensuite déposé, plus loin, sur une palette de bois. Le buclage279 consiste à éliminer les soies de l’animal. Il donnera à la couenne un goût spécifique. La dépouille est recouverte de paille, y compris sous les pattes, puis enflammée. Les flammes courent sur le corps du cochon sous l’oeil attentif du tueur. A l’aide d’un chalumeau à gaz, celui-ci réactive le feu et insiste sur certaines parties. Il justifie l’emploi de cet outil par la mauvaise qualité actuelle de la paille de blé. La paille de seigle, utilisée autrefois, flambait mieux, mais elle est maintenant assez difficile à trouver. Il ajoute que cette race de porcs noirs a des soies particulièrement coriaces « ce n’est pas des soies, c’est des crins ! ». Une vive flamme sur les pieds permet d’arracher un à un les onglons qui sont jetés par terre. A plusieurs, les hommes retournent le cadavre et procèdent de la même manière de l’autre côté.
La toilette : après que la paille restante a été grossièrement retirée à l’aide d’un balai, la dépouille est charriée jusqu’à une table de fortune, toujours avec la même technique. Cette table peut être, par exemple, construite à partir de la cage où l’animal a passé la nuit et d’un second tréteau sur lesquels reposent une planche de bois. A l’aide d’une grosse brosse, le tueur frotte énergiquement la peau, puis la racle avec un petit couteau, insistant sur les parties les plus difficiles comme les oreilles. Il rince régulièrement les parties nettoyées et y revient de temps à autre. Le travail paraît peu ordonné, portant sur le museau puis une patte arrière, le dos et à nouveau le museau, etc. Néanmoins, toutes les impuretés sont, progressivement, éliminées et la peau finit par apparaître d’un blanc rosé. Lorsque ce travail est terminé, les participants s’accordent une pause et se servent un verre de vin.
L’ouverture : en les contournant à l’aide d’un couteau, le saigneur découpe les pieds, au niveau de l’articulation, puis les jette dans une bassine d’eau froide. Il fait de même avec la tête. Il enfonce ensuite son couteau, juste au dessus des pieds afin de passer les cordes, toujours accrochées au tracteur, dans les nerfs des pattes arrières. La dépouille est à nouveau pendue au tracteur, à hauteur d’homme, par les pattes arrières. Le tueur plante son couteau entre les deux jambons et fend l’animal tout le long du ventre, jusqu’en bas, c’est-à-dire à la gorge, en faisant attention de ne pas percer les boyaux. Ceux-ci se déversent ; le tueur les attrape à pleine brassée et les détache. Il les dépose sur la table. Les organes sont enlevés avec soin : poumons, coeur, foie, etc. La carcasse est fendue en deux à l’aide d’une hache le long de la colonne vertébrale. Il laisse les deux demi-carcasses suspendues au tracteur, assez haut pour que les chiens ne puissent les atteindre, pendant qu’il s’occupe des abats. Une tôle est posée sur le sol au niveau des carcasses pour s’assurer, le cas échéant, qu’elles ne tombent pas dans la boue.
Le traitement des abats : en soufflant dans la trachée, le tueur gonfle les poumons avant de les suspendre avec les morceaux de la dépouille. La crépine, qui entoure les viscères, est soigneusement récupérée, elle servira pour la fabrication des boulettes. Les boyaux sont délicatement déroulés, le chaudin et le menu séparés. Allongés sur la table, ils sont vidés en déplaçant le dos du couteau sur toute la longueur afin d’exercer une pression. Une boule se forme dans le boyau. Lorsqu’elle devient importante, le tueur coupe le boyau à son niveau et évacue le contenu. Il lave alors le tronçon vidé dans un seau d’eau chaude ou passe un tuyau d’arrosage et l’écrase à nouveau avec le dos du couteau sur la table. Il recommence l’opération avec le reste des boyaux. La préparation des boyaux, très longue, sera parfaite ultérieurement, chez le tueur, car ce sont généralement les boyaux d’un autre porc qui sont utilisés.
La découpe : toujours avec le tracteur, les deux moitiés de carcasse sont déplacées dans un autre espace, si possible abrité. Le tueur attrape l’une d’entre elles et la transporte sur l’épaule jusqu’à une table propre. Avec son couteau, il tourne autour des articulations et dégage les divers morceaux : jambons, épaules, côtes, filets mignons, longes, poitrine, rouelles, lard, os pour le saloir, etc. Il met de côté la panne pour le boudin et réserve certaines parties pour les boulettes. La découpe dépend des diverses utilisations qui seront faites par la suite, en fonction de la demande des bénéficiaires : certains souhaitent mettre le maximum de viande au congélateur, d’autres préfèrent le saloir, certains veulent surtout des saucissons, d’autres tentent de faire du jambon sec, etc. Le tueur adapte également la grosseur des morceaux à la taille de la famille. Un à un, les morceaux de viande préparés sont alignés sur une seconde table.
Préparation des charcuteries :
Les charcuteries préparées par le tueur dépendent de la demande de chacun : soit il se contente de découper les morceaux de viande qui seront récupérés en l’état par les bénéficiaires, soit il se charge de leur transformation : il hache et mélange les ingrédients pour les pâtés, installe la viande dans le saloir, assaisonne et ficelle la tête et/ou la poitrine roulée(s), etc. Lorsque sont fabriqués des saucissons, il se charge de leur préparation : il mélange et assaisonne la mêlée, l’embosse et pique les saucissons qui seront laissés à sécher. Il peut se faire aider par les éleveurs et/ou les bénéficiaires pour la réalisation de certaines opérations comme le hachage des viandes ou d’autres ingrédients et les cuissons. Nous ne décrivons pas en détail la fabrication de ces charcuteries qui n’ont pas un caractère local très marqué. Par contre, deux productions, relevant de la technologie alimentaire, présentent en Bresse une spécificité : le boudin, systématiquement confectionné, et les boulettes, moins fréquentes mais qui restent une production locale et traditionnelle ; il convient ici de décrire leur fabrication.
Le boudin :
Inéluctablement fabriquée lors de l’abattage des porcs, cette charcuterie est, en Bresse, toujours réalisée par le tueur. Elle utilise la totalité du sang qui a été soigneusement récupéré lors de l’abattage du porc. Elle est réalisée en priorité, dès que la quantité de panne nécessaire à cette préparation a été dégagée. Le tueur fait tout d’abord fondre, dans une grande casserole, cette matière grasse préalablement hachée, puis y fait revenir des épinards, des oignons et du persil, également hachés. Pendant ce temps, il élimine la mousse qui flotte au dessus du sang en le versant dans une passoire. Afin de tout récupérer, il rince la première bassine avec un petit verre de vin rouge et l’ajoute à celle contenant maintenant le sang. Il récupère le riz ou la semoule que la maîtresse de maison a, auparavant, longuement cuit dans du lait280. Après s’être assuré qu’il est suffisamment froid, il l’ajoute au sang, en remuant énergiquement entre chaque louche. Il fait de même avec le mélange comprenant les épinards, les oignons, la panne et le persil. Il verse ensuite une bonne demi-douzaine d’oeufs battus et plus d’un demi-litre de crème fraîche ; il assaisonne, au jugé, avec du sel, du poivre et de la noix de muscade. Le mélange, homogène, est embossé dans l’intestin grêle à l’aide d’un entonnoir. Suspendues par des ficelles, accrochées à un bâton fixé au dessus d’une chaudière, les brasses de boudin sont plongées plus d’un quart d’heure dans l’eau frémissante, jamais bouillante. Lorsque les boudins sont prêts, ils remontent à la surface. Mais pour vérifier la cuisson, le tueur perce l’un d’entre eux à l’aide d’un couteau tranchant. Une fois cuits, ils sont pendus et laissés égoutter. Nous avons vu qu’il est d’usage, à la sortie de la chaudière, d’en manger un morceau, à peine refroidi : le tueur tranche donc l’un des boudins suspendus et partage le morceau entre les convives.
Les boulettes :
Actuellement, les boulettes ne sont pas demandées par tout le monde. Elles sont élaborées, généralement par le tueur, à partir de la saignée ou jaille et des autres morceaux un peu gras ou saignants : « ‘la viande qu’on défaisait elle servait à faire les boulettes’ ». Mélangée à de la crème ou du lait entier, des oeufs, un peu de farine, des oignons hachés, la viande est roulée, à la main, en boules d’une demi-douzaine de centimètres de diamètre. Les boulettes sont ensuite entourées avec la crépine du porc, appelée « coiffe ». Ces boulettes devront être cuites au four, par les bénéficiaires, avant consommation.
Si en Bresse, le porc est buclé, dans le Revermont, celui-ci est échaudé, c’est-à-dire que les poils et les soies sont éliminés en trempant le porc dans une cuve remplie d’eau chaude et en le frottant à l’aide d’une chaîne placée sous l’animal.
La présence en quantité importante de crème fraîche ainsi que de riz ou de semoule cuits dans du lait caractérise le boudin en Bresse. Si les autres ingrédients (oignons, épinards, persil, oeufs) sont très courants, ils n’entrent pas avec la même constance.