... à la Culture : la transformation en « objet parfait 287  »

Le temps du déjeuner, partagé avec tous les assistants, les volailles reposent dans la tuerie. Elles sont ensuite transportées, empoignées par le cou, jusqu’à la pièce de roulage pour être emmaillotées. L’éleveur repère les plus beaux spécimens pour le concours et leur attache un petit cordon de couleur autour du cou afin de pouvoir les distinguer lorsque, ultérieurement, ils seront dissimulés sous les toiles. L’emmaillotage consiste à enserrer la volaille dans une toile d’origine végétale (coton, lin ou chanvre) qui lui donnera une forme caractéristique, et qui répartira les graisses tout en prolongeant la conservation. Là encore les tâches sont attribuées en fonction des compétences de chacun. Quelques personnes, généralement des femmes, se chargent de la finition : elles recoupent avec de petits ciseaux le duvet restant et retirent les morceaux de plumes qui se sont cassées à l’intérieur de la peau. A nouveau, il faut prendre garde de ne pas écorcher l’épiderme. Elles vérifient qu’il n’y ait pas de trace de sang dans le bec ni sur le cou et s’assurent que les bêtes n’aient pas avalé d’eau lors de la toilette. Le sceau d’identification de l’animal (chapon ou poularde) est fixé dans la peau par le scellé tricolore à la base du cou. La bague, portant le nom du producteur, est rivée à la patte gauche à l’aide d’une « pince à baguer ». Dès que les volailles sont prêtes, d’autres personnes, là encore souvent des femmes, les entourent d’une toile après leur avoir apposé un patachon, petit coussinet au-dessous du croupion qui vise à l’aplatir288. Elles s’assurent que les ailes et les pattes soient bien troussées. En évitant maintenant d’accrocher la peau avec leur aiguille, elles cousent la toile à grands points, tout le long du ventre, avec une solide ficelle, préalablement coupée à la bonne longueur par un autre assistant. Seule la tête avec sa collerette échappe à cet emmaillotage. Les liens sont ensuite resserrés en tirant intensément sur chaque point, en s’aidant d’un fût, petit bâton en bois. Ce travail réclamant beaucoup de force est souvent confié aux hommes. Si la toile est laissée assez souple au niveau du cou, elle est particulièrement tendue sur tout le reste de l’animal. Il s’agit d’expulser l’air et de modeler l’animal selon la forme convenue : les ailes et les pattes doivent se loger dans la graisse du corps au point d’y être incrustées et de ne plus s’en détacher ; celui-ci formera une masse oblongue d’où ne ressortira aucune protubérance mais dont les lignes seront parfaites. Parfois la bête résiste. Chacun connaît un moyen de compresser l’animal lorsque la forme n’est pas correcte : on le tapote, on le presse entre les mains, on s’assoit délicatement dessus, etc. Puis les femmes forment avec le reste de ficelle une large boucle au niveau du croupion qui servira à suspendre les volailles.

Ainsi fortement enserrées, les volailles sont transportées dans un petit cagibi, frais et sombre, pour être pendues au plafond, la tête en bas. Au bout de quelques heures, elles sont transportées en chambre froide. Elles y resteront deux jours au minimum.

Au-delà de ce délai, les volailles sont prêtes à être vendues à des particuliers ou portées aux volaillers. L’éleveur prend soin de garder les plus belles pour les concours. Bien entendu, les volailles étant encore roulées sous leur toile, ce pronostic n’est pas évident. Chaque jour, les volailles roulées les jours précédents sont chargées dans une camionnette pour être livrées démaillotées et enrubannées. L’éleveur vérifie avant leur départ que les collerettes soient bien séchées et gonflées. Pour conserver la viande plus longtemps et maintenir cette esthétique spécifique, il est préférable de ne retirer la toile qu’au dernier moment. C’est pourquoi, lorsque l’éleveur connaît l’acheteur et est assuré de récupérer ultérieurement la toile, celle-ci est laissée. Pour la clientèle de passage, la toile est enlevée, ce qui permet par ailleurs d’apposer l’autocollant du Comité interprofessionnel de la volaille de Bresse sur le dos. Pour les concours, un petit ruban de couleur peut être noué autour du corps afin de décorer la volaille et de maintenir les pattes et les ailes incrustées dans la chair.

Il ressort qu’en Bresse les modes d’élevage et d’abattage des volailles les font balancer entre production naturelle, qui souligne l’animalité, et production culturelle, qui rappelle l’empreinte de l’homme sur l’animal. En effet, la croissance des gallines comprend une période de semi-liberté, puisque celles-ci, contrairement aux élevages industriels, disposent chacune pour se déplacer d’un minimum de 10m2 de parcours herbeux soit 5 000 m2 pour une bande de 500 poulets. Celles-ci sont donc libres de se déplacer et d’activer leur musculature. Par ailleurs, hormis un complément céréalier et laitier apporté par l’éleveur, elles trouvent leur nourriture dans l’herbe et les haies : larves, vers, insectes divers. A cette période d’élevage dans la nature, s’oppose la phase ultime d’épinette qui permet « la finition » du produit, pour reprendre l’expression d’usage. Pendant huit à quinze jours, les volailles sont mises dans une cage en bois, au calme et à l’obscurité, dans une pièce spéciale, près du foyer, pour parfaire leur engraissement. Leur alimentation est strictement contrôlée comme le souligne Sandra Frossard-Urbano : « ‘en épinette, les poulets ont à manger selon ce que l’éleveur leur apporte. Les poulets sont nourris à des heures fixées par l’éleveur ’»289. Une fois abattues et roulées, les volailles présentent la même ambivalence entre animalité et réification. La morphologie générale de l’animal est en effet modifiée par l’emmaillotage. Transformé en « cylindre de graisse »290, le corps de l’animal ne s’apparente plus du tout à celui d’une volaille. Par de multiples efforts, les éleveurs serrent les toiles et écrasent les bêtes pour leur faire prendre la forme souhaitée, fort éloignée de celle des volailles habituelles. La peau, elle aussi, une fois la toile retirée, ne rappelle en aucun cas la présence des plumes qui l’avaient recouverte : elle est parfaitement lisse et ne laisse percevoir aucune trace du plumage. La blancheur de la peau et l’absence de tache ou de points rouges évincent la référence au sang, symbole de la vitalité animale : ainsi transformée la volaille se rapproche d’un objet inanimé. Les volailles font donc l’objet d’une transformation culturelle qui les font passer du statut d’animal à celui d’objet. Pourtant, l’animalité reste présente par certains aspects : non seulement la tête et les pattes sont conservées mais les plumes qui ont été laissées rappellent inévitablement la bête. Les yeux fermés, celle-ci semble dormir car rien n’indique la mort de l’animal. En effet, la saignée, au fond du bec, est invisible et l’éviscération très discrète puisque, les intestins étant retirés par l’orifice anal, cette opération ne laisse pas de trace. Aucune incision n’est pratiquée sur le corps. Seuls. En somme les actions domesticatoires et l’abattage visent à façonner une volaille dont l’esthétique est particulièrement soignée, c’est-à-dire culturellement aboutie. Cette transformation culturelle, qui conduit à un « objet parfait », vise tantôt à abolir l’animalité, tantôt à la maintenir.

Durant toute la période de préparation des volailles fines, l’espace domestique est entièrement envahi par l’activité avicole : dans la salle à manger, maintenue à basse température et dans le noir, sont stockées les volailles prêtes au départ. La balance a été transférée dans cette pièce pour des questions de commodité. La cuisine est occupée tous les après-midi par les assistants venus rouler les volailles. Tandis que le cagibi, à côté de la cuisine, voit se succéder les bêtes emmaillotées. Certaines ont été entreposées dans le réfrigérateur familial, celles destinées aux bénévoles attendent sur le rebord d’une fenêtre. Au meuble de cuisine, ont été pendues les ficelles mesurées et coupées ; la table et la desserte utilisées pour l’emmaillotage ont été recouvertes d’une toile molletonnée. Chaque midi, une grande table est dressée dans la cuisine afin de recevoir la totalité des assistants qui viennent partager le repas prévu par l’éleveur.

Ces activités créent des liens entre les participants qui, durant près d’une douzaine de jours, en fonction de leurs disponibilités, vont se retrouver régulièrement pour aider le même éleveur, généralement pendant des années. Il émane un réel sentiment d’équipe entre les participants liés à un éleveur. Ainsi, lorsqu’ils discutent avec d’autres personnes, les bénévoles se présentent parfois comme allant aider tel éleveur.

Notes
287.

Nous faisons ici référence à l’expression employée par Sandra Frossard-Urbano (1991 et 1992).

288.

D’après certains écrits (Frossard-Urbano 1992, p.42 ; Ferraris 1991, p.67), il est parfois utilisé deux toiles : un premier linge, très fin, est posé sur la peau à laquelle il donnera sa finesse de grain. Puis une toile plus grossière, solide, permettra de brider plus fortement l’animal. Nous n’avons pas personnellement assisté à une telle pratique.

289.

Sandra Frossard-Urbano, 1992, p.37.

290.

Sandra Frossard-Urbano, 1992, p.41.