Les recettes domestiques du poulet de Bresse relèvent de deux grandes catégories au sein desquelles les variations dépendent de chaque famille : le poulet rôti et le poulet à la crème sont en effet les deux principales manières d’apprêter cette volaille. La première recette est considérée comme plus facile, réclamant moins d’habileté, si bien que les cuisinières les moins averties se contentent de cette préparation : « ‘à la crème, moi je ne sais pas le faire. Ça demande quand même plus d’attention que d’y faire rôtir’ ». Mais depuis quelque temps, suite à son introduction dans les menus de certaines fêtes, le poulet est parfois cuit à la broche.
Le poulet rôti ne présente a priori pas de grandes difficultés : il suffit, après avoir disposé la volaille entière dans un plat de cuisson, de répartir quelques morceaux de beurre puis de l’enfourner dans un four bien chaud. Le poulet est ensuite régulièrement tourné pour qu’il cuise uniformément. Lorsqu’il est bien grillé, la température du four est baissée, tandis qu’un peu d’eau est versé au fond du plat. Durant toute la cuisson, évaluée à plus d’une heure, selon la taille du poulet, celui-ci continue à être tourné et arrosé du jus de cuisson. Ce jus pourra servir pour assaisonner des légumes. En fin de compte, note une cuisinière : « ‘c’est pas plus compliqué qu’un autre poulet mais c’est plus cher, faut pas se louper dans la cuisson’ ». En effet, la préparation est similaire à celle de tout poulet rôti mais en raison de la valeur du produit, l’attente des consommateurs est plus grande, et le plat se doit d’être parfait. Soumise à une obligation de résultat, la cuisinière est très attentive à la cuisson. Cette préparation lui demande une surveillance continuelle : « ‘tu l’arroses toutes les dix minutes, un quart d’heure, tu l’arroses bien ’». Au-delà de la simplicité de cette recette, le tour de main de chacun intervient, ainsi que des détails de préparation spécifiques à chacun, comme dans cette famille où l’on est très exigent : « ‘les poulets de Bresse, quand on les fait cuire au four comme ça, il ne faut surtout pas les piquer et pas les ouvrir parce qu’ils perdent tout. Il faut les laisser’ ». Malgré la fidélité à une recette approuvée, les Bressans notent à chaque occasion des différences de qualité : « ‘on ne les réussit pas toujours de la même façon. Tout en essayant de cuisiner de la même manière, des fois on dit “ben tiens, voilà un poulet qu’est bon”, on sent le bon poulet et des fois, c’est plus banal ’». Pour apprécier toute la saveur du poulet de Bresse rôti, nombre de Bressans considèrent qu’il faut mettre le moins d’épices et condiments possibles et donc éviter de trop l’aromatiser, parce que « ‘alors quand y a bien du goût comme ça, vous ne sentez plus le goût du poulet et vous buvez quand même bien !’ » : il devient alors impossible d’estimer la qualité du mets ! Ayant constaté que la faible utilisation des épices et aromates est une caractéristique de la cuisine bressane traditionnelle, il est intéressant de noter l’exigence avec laquelle les consommateurs l’imposent pour l’un des mets les plus appréciés et culturellement marqués.
Le poulet à la broche se rapproche du poulet rôti. Il est embroché et assaisonné selon le goût des consommateurs (généralement juste salé et poivré) puis mis à cuire au-dessus des braises dans la mesure du possible, sinon dans un four.
Le poulet à la crème correspond, aux yeux des Bressans, à une catégorie culinaire plus élaborée. En 1947, Boudol, au sujet de cette recette, précise que : « ‘c’est dans cette préparation, universellement répandue dans la région, que fermières et aubergistes se sont surpassés. La “réussite” du poulet à la crème est délicate. Il faut savoir apprécier les différentes phases de la préparation, choisir la crème, etc... Aussi tous et toutes n’y parviennent pas aussi bien. Il y a dans chaque village de Bresse, des réputations bien assises de fermières et d’aubergistes, devenus des champions dans ce genre de préparation’ »292. Pour ce plat, les variantes de recettes sont plus nombreuses. Suivons les explications d’une cuisinière, retraitée agricole à Saint-Etienne-du-Bois : faire dorer les morceaux de poulet avec du beurre dans une casserole. Lorsqu’ils sont bien dorés, prélever du jus de cuisson et faire avec, en ajoutant de la farine et de l’eau tiède, un roux assez clair. Il est également possible de faire un bouillon en cuisant les abats dans de l’eau, « ‘comme un petit pot-au-feu sans légume’ » et d’utiliser ce bouillon pour la préparation du roux. Verser ensuite le roux sur les morceaux de poulet et assaisonner avec poivre et sel. Comme la sauce va réduire durant la cuisson, elle doit être en quantité suffisante sans pour autant que les morceaux ne baignent entièrement dedans. Laisser cuire à feu doux, afin que le mélange ne bouille pas, pendant une bonne heure pour un poulet de plus d’un kilo cinq cents. Cette cuisinière précise que la cuisson doit être un peu longue dans la mesure où la viande des poulets de Bresse est rassise. Pour la suite de la recette, elle propose deux variantes : la première consiste à délayer dans un bol des jaunes d’oeufs avec trois ou quatre cuillères à soupe de crème. Le mélange est versé sur la volaille au dernier moment et porté au frémissement. Au premier bouillon, le plat est retiré du feu pour être servi. Désormais elle ne suit plus cette variante mais préfère la seconde qui ne comprend pas d’oeuf. Il s’agit, en fin de cuisson, de verser dans la casserole un litre de crème pour un poulet de plus de deux kilos cinq cents et de laisser cuire la crème pendant cinq bonnes minutes. Elle précise que si le poulet est suffisamment cuit, il est possible de prélever le jus de cuisson et de le mélanger à la crème dans une autre casserole où le mélange est mis à bouillir, en remuant régulièrement. Il faut vérifier l’assaisonnement. Progressivement la sauce devient lisse. Cette recette présente l’avantage de produire une sauce en quantité plus importante, et qu’elle trouve par ailleurs meilleure. Elle nécessite par contre plus de crème fraîche. Une autre cuisinière qui a effectué le même changement note un autre avantage : « ‘y en a beaucoup qui font comme ça maintenant parce que si on veut y faire réchauffer c’est bien plus facile. Autrement on ne peut pas y faire réchauffer, ça tourne, l’oeuf tourne, alors ça vous fait une sauce qui est toute tournée ».’
La plupart des recettes domestiques du poulet à la crème se rapprochent de l’une des deux variantes proposées par cette cuisinière. Le poulet est toujours coupé en morceaux. Certaines personnes, une fois les morceaux revenus, les retirent de la casserole pour y préparer directement la sauce. La principale différence entre les recettes porte sur le moment d’incorporation de la crème : si la sauce comprend des jaunes d’oeufs, la crème et les oeufs ne sont ajoutés qu’au dernier moment tandis que, s’il n’y a pas d’oeuf, la crème cuit plus longtemps avec le poulet. Certaines personnes l’ajoutent bien plus tôt et la laissent cuire un long moment. Par ailleurs, certaines font revenir dans la matière grasse, des oignons et/ou de l’ail, d’autres incorporent du vin blanc qu’elles laissent réduire ou ajoutent du laurier, un bouquet garni, ou encore pour une recette plus élaborée, des champignons. Le plat est parfois déglacé avec un jus de citron. Une autre variante, plus divergente, a été signalée : il s’agit de faire rôtir le poulet au four puis, une fois cuit, de le découper et de le couvrir de crème. Cette recette, en rupture complète avec les autres recettes, est rejetée par les amateurs : « ‘c’est nouveau, le poulet n’a pas cuit dans la sauce, c’est pas vraiment du poulet à la crème’ ».
Pour que ce plat soit apprécié, il faut que la sauce soit douce, onctueuse, épaisse et surtout ni liquide, ni aqueuse. L’un des interlocuteurs se souvient de l’exigence de son père à propos de ce mets festif. Celui-ci était particulièrement déçu lorsque la sauce n’était pas réussie : « ‘on a encore mangé du poulet filasse !’ » dit-il en l’imitant. Pour cela, il est indispensable d’utiliser une bonne crème. Tous les Bressans s’accordent en effet sur l’importance de la nature de cet ingrédient puisque c’est lui qui donne à la sauce son aspect recherché. A la prestigieuse volaille de Bresse est donc destinée de la crème de qualité. Lorsqu’elles préparent un poulet à la crème, les cuisinières sont particulièrement exigeantes et attentives vis-à-vis de cet ingrédient. Elles utilisent alors de la crème épaisse et onctueuse, qu’elles opposent clairement aux crèmes commercialisées en grandes surfaces : « ‘je trouve que d’avoir une bonne crème pour faire un bon poulet à la crème, une bonne crème qui sorte de la fromagerie, et bien, c’est toujours meilleur. Parce que je trouve que les crèmes de grandes surfaces, quand on l’ouvre ça donne plus l’impression de fromage blanc que de crème... Il ne faut pas non plus qu’elle soit liquide’ ». Etant donné l’importance de la qualité de la crème pour la réussite du plat, les personnes qui ont pour habitude de la prélever sur leur lait préfèrent, pour la préparation du poulet de Bresse, acheter de la crème à la coopérative car celle-ci convient mieux : « ‘je fais avec la crème de la beurrerie, parce que c’est meilleur. Elle est plus écrémée. Moi elle est pas écrémée, je la prends par dessus le lait. Alors c’est pour ça, pour mettre dans mon poulet, j’aime mieux... je vais en faire un pour Noël là, ben je prendrai un peu de ma crème mais pour mes gratins. Mais autrement, pour le poulet, j’achète ’» déclare une habitante de Foissiat. Par ailleurs, étant donné les enjeux, les distances parcourues pour se fournir en produits laitiers de qualité peuvent être considérables. Les consommateurs n’hésitent pas à faire plusieurs dizaines de kilomètres pour s’approvisionner : « ‘la mère B.293 de Bourg, elle venait exprès à Saint-Etienne-du-Bois pour acheter sa crème, pour faire ses poulets à la crème. Elle voulait de la crème de Saint-Etienne, parce qu’elle était bonne. Y en a de la bonne aussi ailleurs, mais elle était spéciale. Celle de Bourg ne valait pas celle de Saint-Etienne’ ». Depuis que la fromagerie de Saint-Etienne-du-Bois a fermé, certains Stéphanois se procurent de la crème à la boutique de la Maison des Pays de l’Ain mais celle-ci, plus liquide et moins riche, est peu appréciée. Pour contrecarrer ses imperfections, certaines personnes prévoient leur achat plusieurs jours à l’avance afin que la crème ait le temps de s’épaissir : « ‘par exemple, si je fais un poulet le dimanche, je l’achète le vendredi pour être sûre qu’elle se soit épaissie’ ».
A. Boudol, 1947, p.45.
Malgré l’expression employée, il ne s’agit pas d’une restauratrice mais d’une mère de famille, bonne cuisinière.