3.2.2.6. Préparations à base de fromages blancs ou de caillé

Le caillé, sous sa forme fraîche ou celle de fromage blanc, entre, en Bresse, dans la réalisation de préparations culinaires : tarte au fromage, soufflé de fromage, fromage fort, pourri, camyon. En effet, les fromages blancs ne sont pas qu’un produit fini, prêt à la consommation mais sont également une matière première, un ingrédient pour d’autres préparations.

Le soufflé de fromage est souvent comparé à la tarte au fromage, décrite précédemment, dans la mesure où la préparation est proche si ce n’est que le mélange est versé dans un plat à gratin et non sur une pâte à tarte : « ‘au lieu de faire une tarte, elle [sa mère] faisait un quemô qu’elle mettait gratiner au four’ ». Si cet interlocuteur de la région de Saint-Trivier-de-Courtes, retraité, se réfère à un passé assez lointain en employant l’imparfait, cette préparation est néanmoins courante dans de nombreuses familles. Cette Stéphanoise, en activité, décrit la recette d’un plat qu’elle fait souvent : « ‘ce que j’appelle plat de fromage, c’est un soufflé oui. Heu, du fromage blanc, un petit peu égoutté quand même, je rajoute un peu de farine, je rajoute des oeufs, du sel, du poivre et puis je mets de la crème et un petit peu de lait pour que l’ensemble soit quand même pas trop trop dur. Et je fais cuire au four, donc en mélangeant bien, ça fait quelque chose qui gonfle en cuisant, qui retombe souvent en cuisant, mais enfin, et puis qui dore dessus’ ». La ressemblance avec la recette de la tarte au fromage, donnée par une autre cuisinière, est évidente. L’exigence est la même : le fromage doit être égoutté. Comme pour la tarte au fromage, dans certaines régions, cette préparation est légèrement sucrée. L’interlocuteur cité précédemment se souvient que sa mère ajoutait un peu de sucre. Entre tarte et plat de fromage, certaines personnes ont évoqué la simplicité de la seconde préparation : « ‘je fais plus facilement en plat qu’en tarte. Ça fait moins de préparation, parce que la pâte brisée, ça demande un peu de temps quand même’ ».

Une autre préparation, moins courante mais néanmoins encore réalisée dans certaines familles, est le camyon. Le fromage blanc, à nouveau légèrement égoutté, est battu et mélangé avec du sel, du poivre, de la crème fraîche et divers assaisonnements. Parmi les ingrédients, ont été cités le vinaigre, l’ail, les radis, la ciboulette, les oignons, les rondelles de poireaux. Tous sont hachés menus avant d’être incorporés.

Enfin, le caillé entre dans les fabrications du fromage fort et du pourri. Dans la première préparation, le fromage blanc, en quantité importante, est mélangé à d’autres fromages émiettés ou râpés (bleus divers, emmental, comté, autres fromages de vache ou de chèvre, etc.), à un liquide (vin blanc, eau-de-vie ou bouillon de poireau) et à d’éventuels ingrédients aromatique (sel, poivre). L’ensemble est laissé fermenté quelque temps à température ambiante avant consommation. Pour le pourri, le caillé, généralement maigre, est fortement égoutté puis émietté et mis à maturer à température ambiante. Il peut éventuellement être placé dans une toile et conservé quelques jours sous des cendres de bois.

Actuellement rares sont les personnes qui réalisent ces préparations, qui sont plutôt obtenues dans les commerces. Seules quelques éleveurs bovins, ou leur entourage, par exemple en cas d’excédent laitier, élaborent ces productions. L’une d’entre elles raconte la fabrication qu’elle a faite : « ‘un neveu d’un voisin qui nous avait amené ce lait, on l’avait fait cailler, on avait mis de la présure et tout. [...] C’est du caillé égoutté, avec du lait entier. Après je l’émiette un peu, je réassaisonne, je mets du sel, du poivre et après on le laisse fondre à température ambiante. Et après on le mange à mesure qu’il fond dessus’ ». Si les fabrications intégrales sont rares, certaines personnes modifient néanmoins le fromage fort qu’elles achètent : « ‘je prends un petit pot de fromage, l’hiver à l’épicerie, et bien si j’ai un petit bout de roquefort... j’y remets du gruyère... je le rebricole à ma façon et puis je le fais griller ’», « ‘j’en achète toujours et puis quelquefois je remets un peu de fromage dedans comme ça. Petit à petit quoi. Un fromage blanc un peu égoutté, un peu de gruyère râpé, un peu... que je remets dedans comme ça, mais je l’achète’ ». En ajoutant ces ingrédients, en apposant leur touche personnelle, ces consommateurs se réapproprient l’aliment du commerce.

Ainsi en Bresse, les fromages blancs sont transformés de diverses manières, sous l’effet de procédés mécaniques (brassage), de procédés de cuisson, de procédés biochimiques (fermentation) et d’assaisonnements pour reprendre les quatre principaux modes d’action répertoriés par Hélène Balfet et Christian Pelras297.

De manière générale, les préparations alimentaires sont dominées par la temporalité. Les opérations se déroulent selon une succession plus ou moins rapide : la préparation des ingrédients nécessite du temps actif - celui des actions culinaires - tandis que la cuisson, pour transformer les ingrédients, réclame elle aussi du temps, mais un temps plus passif, celui dit de cuisson. Mais si les préparations culinaires s’insèrent dans le temps, la durée s’avère être une donnée paradoxale de ces préparations. En effet, la longue durée est un handicap à la réalisation de certaines recettes. Ainsi le flan de fromage ou le gratin de courge sont parfois prioritairement confectionnés au détriment des tartes au fromage et des tartes à la courge pour des raisons de temps. De même aux gaudes, au civier et à la paria, il est reproché de manière consensuelle leur trop long temps de préparation. Mais à la fois, une longue préparation apparaît comme un gage de qualité pour de nombreux mets. Tout se passe comme si les préparations rapides avaient moins de valeur que les préparations lentes et longues. « ‘La cuisine ça ne se fait pas en un tour de main, dans n’importe quoi que ce soit, n’importe quel plat, il faut du temps. Il faut y mijoter, autrefois on faisait la cuisine sur un vieux poêle en fonte, on mettait ça sur le coin du poêle et ça mijotait tout doucement. On ne mettait pas le gaz à 80 à l’heure et puis dans dix minutes il faut que ce soit cuit. C’est pas ça la cuisine’ ». Pour ce mangeur, une vraie cuisine est une cuisine qui prend du temps. Pour qu’une préparation mérite de la reconnaissance, il faut que les cuisinières se soient investies, qu’elles y aient consacré du temps.

Mais le temps est subjectif. Les durées des préparations sont souvent mesurées au jugé. Ainsi, alors qu’il est inéluctablement précisé des gaudes que « c’est long à cuire », et que le temps conventionnellement retenu varie autour de deux heures, les préparations auxquelles nous avons assisté ne sont restées sur le feu qu’une demi-heure à trois quarts d’heure. Et comme ce plat ne nécessite que peu de préparations préliminaires, il s’avère beaucoup moins long que le poulet à la crème, par exemple. Or il n’est jamais précisé de ce dernier mets qu’il est long à préparer. En somme, les discours sur le temps ne relatent pas une durée réelle, chronométrique, mais reflètent l’investissement que la communauté accepte de consacrer à tel ou tel aliment en fonction de la valeur qu’elle lui accorde.

Si de plus en plus de préparations alimentaires sont sorties de la sphère domestique pour être prises en charge par les industries agroalimentaires, les productions locales sollicitent encore largement les particuliers. Pour cette catégorie d’aliments, les consommateurs privilégient les fabrications domestiques, tant au niveau de la cuisine stricto sensu qu’au niveau des technologies alimentaires. Ainsi, si de manière globale, une distance s’est créée entre le consommateur et ses aliments issus de l’agroalimentaire, ceci est beaucoup moins vrai pour les productions locales. La plupart d’entre elles restent familières au consommateur qui en maîtrise le processus de transformation. L’anxiété alimentaire a d’autant moins de prise sur le consommateur que si ces productions ne sont pas entièrement fabriquées par celui-ci, elles sont issues d’un réseau d’approvisionnement qui lui est familier.

De manière générale, les préparations des productions locales sont marquées par une certaine fixité : chaque aliment est préparé selon des recettes clairement définies, à peu près identiques d’une famille à une autre. Les évolutions, car elles existent, sont cependant très discrètes. Si les cuisinières connaissent d’autres manières d’apprêter ces aliments, elles montrent peu d’entrain pour les essayer. En fait, il semble que les recettes pratiquées donnent une telle satisfaction que les cuisinières sont peu incitées à en changer. Pourquoi en effet se séparer d’une recette dont on est sûr qu’elle réussisse et qui procure à la cuisinière une grande reconnaissance. Lorsqu’un plat s’avère parfait, qu’il répond entièrement aux attentes et goûts des consommateurs, il est bien difficile de prendre le risque d’en tenter un autre ! Ceci contribue au conservatisme des recettes des productions locales et traditionnelles.

Notes
297.

Hélène Balfet, Christian Pelras, 1983, p.38-39.