3.3.3. Conservation par le froid

Il est évident que le procédé le plus employé est la conservation par le froid, que ce soit la fraîcheur d’une pièce ou d’un lieu particulier, le froid tranché et constant du réfrigérateur ou encore la température négative du congélateur. En fonction de la fragilité des produits, de leur volume et de la durée de conservation, l’un ou l’autre des moyens est sollicité.

Le puits, autrefois utilisé en cas de nécessité comme garde-manger frais, a été remplacé par le réfrigérateur plus fonctionnel. Ce dernier renferme un grand nombre de productions locales bressanes, celles qui, à l’instar des pots de paria, des morceaux de courge ou des volailles fines, sont soit de faible volume, soit entamées ou encore celles qui vont être prochainement cuisinées : le boudin, le civier, le beurre, la crème, les fromages blancs, et dans certains foyers, le comté, les restes de tartes, etc. Le fromage fort a désormais pénétré la sphère du froid alors qu’il était autrefois maintenu, pour des questions de maturation, à une température ambiante, dans des pots en grès. Maintenant qu’il est acheté prêt à être consommé, il est conservé, dans de petites barquettes en plastique, au réfrigérateur.

Le congélateur occupe une place considérable pour les réserves des ménages. Une énumération, non exhaustive, permet d’évaluer la diversité des produits qui sont contenus dans ces appareils électroménagers. En priorité sont cités les légumes : « ‘on congèle les haricots, les petits pois, les tomates... Les haricots, c’est les haricots verts et les haricots en grains. [...] Et puis sinon, on congèle des épinards aussi. Et puis du chou-fleur, et puis en légume, la courgette’ ». A ces variétés, il faut ajouter la courge qui nous intéresse plus précisément mais aussi les champignons, les petits pois, la ratatouille (mélange de légumes) ou encore le persil, etc. Les fruits entrent en nombre moins important ; n’ont été cités que des petits fruits (fraises, cerises, groseilles) et les compotes (abricots, brugnons). A l’inverse, les viandes sont très présentes : « ‘j’ai toujours un petit carton de beefsteaks hachés de qualité ou d’escalopes ’». Ailleurs, c’est « un rôti de veau ou deux » ou encore « un saucisson à cuire ». Dans le secteur des viandes, ce sont surtout les produits de la basse-cour qui sont significatifs : étant donné le mode d’approvisionnement des volailles, il n’est pas étonnant de retrouver celles-ci en nombre important dans les congélateurs (« ‘je ne sais pas, j’en ai peut-être au moins huit’ »). Obtenus, souvent de manière fortuite, en fonction des occasions, et plusieurs à la fois, les chapons, poulardes, poulets, pigeons, lapins, sont ainsi conservés pour n’être consommés qu’au moment opportun : « ‘ça arrive qu’elle [sa mère] vienne m’apporter un poulet et que, bon, si je n’en ai pas besoin, c’est pas compliqué, je le mets dans le congélateur. Comme ça, il est prêt pour si un jour j’ai du monde, et que je veux en faire un’ ». La viande des porcs élevés par certaines personnes subit le même mode de conservation. Parmi les charcuteries domestiques, les boulettes, le lard et le civier, de porc ou de sanglier, fabriqués en quantité importante, sont désormais congelés. De manière générale, le gibier est omniprésent dans les congélateurs en raison du nombre élevé de chasseurs. Jusqu’à la fermeture de la fromagerie de Saint-Etienne-du-Bois, le stockage de plaquettes de beurre par les consommateurs ne servait plus à compenser les variations saisonnières en terme de volume de la production301 mais permettait de profiter toute l’année du beurre produit durant la période où il est le meilleur : « ‘moi je prenais toujours au mois d’août, septembre, j’en prenais toujours plusieurs plaques, je les partageais en deux, je les mettais au congèle pour l’hiver’ ». Depuis, dans la mesure où les différences saisonnières sont moins marquées avec les beurres pasteurisés, la congélation a essentiellement une raison fonctionnelle, de simple réserve. Enfin, dans le secteur de la boulangerie-pâtisserie, le pain, mais aussi les brioches et les tartes - particulièrement les tartes au sucre, à la crème et à la praline - sont conservés congelés par certaines personnes. Autrement dit, entrent dans les congélateurs tant des productions domestiques que des aliments achetés, tant des denrées brutes que transformées ou même cuites et prêtes à être consommées, tant des produits congelés que des produits surgelés (surtout du poisson mais aussi des quiches individuelles, des glaces, etc.) obtenus en grandes surfaces ou par le biais d’un camion-livreur. Les quantités peuvent être importantes : « ‘j’ai un tiroir presque rien que de fraises’ » déclare une célibataire. Dans cette autre famille, c’est un congélateur entier de haricots verts : « ‘alors on en mange tout l’hiver !’ ». Beaucoup de ménages disposent d’ailleurs de deux appareils, généralement un congélateur-bahut et un congélateur-armoire, deux formes qui supposent « ‘une conception différente de la réserve alimentaire’ »302 : « ‘en fait, l’armoire, on ne met pas trop d’affaires dedans. C’est à tiroirs et donc on y range différemment mais on retrouve mieux. Par exemple mes petits paquets de concentré de tomate, des petits paquets, je les mets dans l’armoire, c’est plus facile à y retrouver que dans le bahut où ça glisse, ça se retrouve au fond et on n’y retrouve pas’ ».

Bien que l’énumération des produits ainsi conservés soit longue, le procédé de la congélation ne convient pas à tous les aliments : de certains, il est dit catégoriquement « ‘ça ne se congèle pas ’». Les avis sont unanimes en Bresse pour déclarer le boudin impropre à la congélation. Une cuisinière a voulu s’assurer de l’exactitude de cette conviction fortement établie : « ‘j’en ai mis à congeler, j’ai voulu faire un essai. C’est pas mauvais mais... non, non ’». Si son expérience n’a pas été probante, celle-ci s’est néanmoins ralliée au point de vue collectif. A l’inverse, les Bressans confirment que « ‘le civier se congèle très bien’ ». Ils sont d’ailleurs nombreux à le faire. Cependant, cette pratique réclame, à la suite de la décongélation, une opération culinaire pour que ce produit retrouve son état d’origine : il s’agit de le faire bouillir, de le verser à nouveau dans des récipients et de le laisser prendre. Pour d’autres productions locales, telles les tartes, les avis sont plus nuancés : pratique courante chez les uns, parfois avec des nuances (« ‘les pâtes briochées, ça se conserve très bien. Et ce qui se surgèle le mieux comme tarte, c’est la tarte à la praline’ »), la congélation de ces produits est peu appréciée par d’autres consommateurs. Quant à la courge, si nombre de Stéphanois la congèlent, quelques-uns y sont réticents : « ‘moi je ne la congèle pas. Y en a qui en mettent. Mais moi, j’en mets point. Le plat après n’est pas si bon’ ».

Les personnes qui ont connu l’introduction des congélateurs dans les foyers bressans ne cessent de rappeler l’évolution majeure qu’a représenté ce nouveau moyen de conservation dans leurs pratiques alimentaires : « ‘les congélateurs, ça nous a changé la vie. Maintenant, tout se met au congèle, on sale pas tant de lard qu’avant. On a sûrement maintenant une tout autre façon de se nourrir du fait des congélateurs’ ». Tous se souviennent de leur premier appareil qui est souvent entré dans le foyer à la suite d’un événement particulier (nécessité d’abattre une bête par exemple). Désormais, les congélateurs font partie de l’électroménager courant.

Un apprentissage a été nécessaire pour connaître les conséquences opérées par le froid sur les différents aliments et savoir pour lesquels d’entre eux la congélation présentait un avantage. Des tentatives ont été menées, des échecs parfois essuyés : « ‘on avait mis, les premières années, des asperges. C’était bon mais ça ne vaut pas les fraîches alors on y a renoncé rapidement’ », « ‘j’avais mis des fraises. Mais c’est des choses que je ne mets plus. Je trouvais que les fraises, quand c’était le moment de les servir si on les avait sorti un peu tôt, elles étaient trop dégelées alors elles ne se tenaient plus, toutes molles, et si on les avait pas sorties assez tôt, elles étaient encore gelées. Alors c’était pas facile de trouver l’appoint. J’ai fait quelques années mais pas longtemps, peut-être trois/quatre ans’ ». Désormais pour chaque aliment congelé, une préparation adéquate est réalisée : certains sont déposés crus, d’autres nécessitent d’être apprêtés. Les courges entamées par exemple, qui ne peuvent plus être conservées en l’état, sont préalablement cuites, égouttées et moulinées, avant d’être congelées en petits paquets. Leur consommation peut à nouveau être différée. Elles ne seront assaisonnées, selon la recette familiale, qu’après leur décongélation, juste avant d’être passées au four. L’organisation concernant la congélation des divers aliments est désormais bien rodée. Comme le notent Anne Guillou et Pascal Guibert, « ‘contrairement à certains autres outils ménagers, le congélateur sollicite l’activité de l’homme comme celle de la femme’ »303 : les hommes participent à ce qui relève de la technologie culinaire, à l’approvisionnement et au découpage des denrées ; les femmes les organisent et les disposent au sein des équipements. Dans des récipients rigides ou des sacs en plastique, les aliments sont emballés en parts correspondant approximativement aux besoins de la famille pour un repas. C’est pourquoi les volailles congelées entières dans la plupart des ménages, sont découpées par cette femme seule : « ‘de temps en temps, je me prends deux poulets et puis je les coupe et puis je fais des sacs de trois morceaux. L’hiver, je me fais de la soupe avec du poulet. Aussi le lapin’ ». Elle est loin d’être la seule à procéder de cette manière.

Technique de conservation la plus récente, au regard de l’appertisation, de la conservation sèche ou par le sel, la congélation suscite forcément quelques inquiétudes, critiques et résistances, même de la part des nouvelles générations. Cette jeune femme regrette le réflexe qu’elle trouve excessif de sa grand-mère qui la pousse à congeler de nombreux aliments : « ‘elle congèle un peu tout. Y a des fois, on trouve qu’elle congèlerait un peu moins que... ça serait pas plus mal ! Parce qu’y a des fois quand elle congèle les gâteaux, après quand on les ressort, ils ont pas toujours bon goût. Y a des fois c’est pas une réussite’ ». De toute évidence, la présence de produits congelés ne répond pas à l’attente de celle-ci qui espère plutôt trouver chez sa grand-mère des produits frais, maison, etc. Autre critique couramment adressée à ce moyen de conservation, déjà soulevée à propos des règles de consommation, la congélation désaisonnalise de manière flagrante les produits : « ‘maintenant, avec les congélateurs, les saisons, elles sont tout le temps et finalement on n’apprécie moins. On peut manger des fraises à Noël...’ ». En allongeant considérablement la durée de vie des produits, cette technique provoque une perte des habitudes temporelles, rompt avec les repères instaurés par le rythme saisonnier des productions. Néanmoins ce reproche est ambigu car l’utilisation du congélateur est parfois légitimée par cet argument : « ‘quand on nous donne des chanterelles grises, je les mets au congèle, ça me fait un légume pour mon repas de Noël. Je me les réserve. Et ils sont très bons au congèle’ ». Ici, les consommateurs sont satisfaits de pouvoir bénéficier de la désaisonnalité. D’ailleurs les témoignages en faveur de ce mode de conservation restent très nombreux ; la plupart des informateurs ont reconnu son utilité : « ‘ce qui nous a facilité, c’est le congélateur. [...] ça nous aide beaucoup pour la cuisine ’».

L’usage du congélateur a contribué à modifier les pratiques alimentaires. Dans certains familles, il s’est totalement substitué à d’autres techniques de conservation, en particulier à l’appertisation : « ‘je faisais beaucoup de conserves : des haricots, des conserves de fruits (prunes, cerises)... Et de temps en temps j’achetais une boîte de petits pois. Et depuis qu’on a des congèles, et bien je n’ai jamais racheté une boîte de petit pois’ ». Cette ménagère n’a plus préparé non plus aucune autre conserve : elle congèle tout ce qu’elle mettait autrefois en bocal. Le changement a été considérable dans le secteur des viandes. La conservation de la viande des porcs, tués à la ferme, a fortement été modifiée : les abats et le civier, impossibles à garder plus de quelques jours, sont, grâce au froid négatif, faciles à conserver. Quant à certains morceaux de viande, autrefois mis au saloir ou en bocaux304, ils sont également congelés, ce qui réclame moins d’attention et de travail : « ‘on tuait un cochon qu’on mettait au saloir et au congèle : les rôtis au congèle. Je faisais des pâtés, je les mettais au congèle, je faisais du civier, je le mettais au congèle. Les boulettes, c’était la même chose’ ». Mais, les caractéristiques organoleptiques des produits s’en trouvent changées comme le notent certains consommateurs. Cette cuisinière, qui reconnaît l’allègement du temps de travail grâce à la congélation, regrette cependant le goût des viandes qu’elle connaissait autrefois : « ‘dans le temps, on tuait le porc et bien si on voulait garder de la viande, on faisait stériliser, je ne me rappelle plus, pendant, je ne sais pas, pendant deux heures, et encore ! Mais c’était très bon. Ça fondait dans la graisse, c’était bon. Mais bon, après on a mis nos morceaux de viande dans le congèle et puis c’est terminé’ ». Parmi les transformations survenues à la suite de l’utilisation du congélateur, le changement de la nature des denrées n’est pas négligeable.

Le succès du congélateur est lié au fait qu’il est un moyen de gestion des ressources extrêmement performant. Selon la logique ancienne de stricte organisation des productions domestiques, valorisant l’exploitation des excédents et restes et le respect d’une consommation restreinte, cet équipement électroménager apparaît comme un allié. Autorisant la conservation de denrées qui ne pouvaient l’être, prolongeant considérablement celle des autres productions (dont la courge qui s’abîme ou les volailles fines démaillotées), le congélateur empêche le gaspillage, sans pour autant imposer un rythme excessif de consommation. Y sont entreposés les aliments que l’on ne veut ni consommer dans l’immédiat ni jeter pour autant. Les absorptions, même pour les aliments obtenus en quantité importante, sont, grâce à lui, réparties sur une plus longue durée, ce qui évite la sensation de lassitude émergeant lors de prises alimentaires trop rapprochées. Le congélateur réduit l’urgence à consommer certains aliments ; c’est une solution adéquate face aux impressions de débordement et de dépassement dues à l’abondance, aux sentiments d’écoeurement et d’incapacité à consommer suivant une fréquence trop élevée. Quand les consommateurs ressentent de la réplétion, le congélateur prend le relais : il a la faculté d’absorber sans problème les excédents, les surplus, tout ce que rejettent les utilisateurs. Il engloutit plusieurs pièces de volailles à la fois, des légumes par kilos, des carcasses de viande, des litres de lait de quota dont on ne sait que faire. Et s’il venait à être plein, le projet d’en acquérir un second n’est pas exclu. Dans l’article consacré à l’usage du congélateur chez les agriculteurs de l’Ouest français, Anne Guillou et Pascal Guibert remarquent « ‘des congélateurs “pleins à ras bords”. La famille pourrait affronter un siège de plusieurs semaines’ »305. C’est l’univers des grandes quantités, des volumes opulents. Les plats sont volontairement cuisinés en grande quantité pour être ainsi stockés. Grâce à ce moyen de conservation, les productions domestiques sont augmentées (« ‘quand il y avait les petits pois, on mangeait que des petits pois pendant plusieurs jours. On mettait une rangée de petits pois, on en mangeait deux/trois fois et c’était tout. On ne pouvait pas en mettre beaucoup alors que maintenant, on en met pour mettre au congélateur ’»), l’auto-production grandement facilitée. L’autonomie des consommateurs est maintenue face à l’industrie agroalimentaire. D’ailleurs, les productions domestiques congelées - déposées fraîches par le consommateur au congélateur - sont préférées aux produits surgelés - c’est-à-dire obtenus surgelés auprès de l’industrie agroalimentaire. Seuls sont recherchés les produits surgelés qui ne relèvent pas des productions domestiques (poissons, steaks hachés, etc.).

En somme, le congélateur fonctionne comme un transformateur : les denrées, déposées massivement à un moment donné, sont récupérées progressivement aux moments opportuns par les utilisateurs sous la forme de portions adaptées à leur besoin. Le congélateur, comme une soupape de sécurité, gère les flux de nourriture de la façon la plus rentable. Il libère les cuisinières des contraintes temporelles liées à l’état d’avancement du produit et leur donne plus de latitude pour choisir le moment de consommation des aliments en fonction d’autres critères. Les aliments les plus appréciés, obtenus parfois de manière fortuite, sont ainsi conservés jusqu’à ce que se présente l’occasion la plus favorable de consommation.

Le congélateur rentabilise également les très petites productions, celles dont le volume ou le nombre est si faible qu’elles ne suffisent pas pour faire un plat : une bécasse chassée ou un pigeon tué, quelques escargots ou quelques champignons ramassés au hasard des promenades, un ou deux foies de volaille réservés, etc. Conservées au froid dans l’attente de leurs homologues, les denrées s’accumulent progressivement jusqu’à être en quantité suffisante pour la réalisation du plat. Sans cette logique, le gâteau de foies de volaille serait difficile à préparer à partir des productions domestiques, excepté à la suite d’une fête au cours de laquelle plusieurs volailles seraient abattues, ce qui est rare dans les pratiques d’aujourd’hui. Par contre, les produits obtenus en petite quantité, mais en quantité suffisante pour faire un plat seront prioritairement consommés dans l’immédiat et non pas congelés.

Pourvus d’un congélateur bien rempli, les ménages font face aux imprévus. Tous les témoignages convergent pour reconnaître que le congélateur facilite grandement la gestion des réserves alimentaires en tirant les utilisateurs de l’embarras à de nombreuses occasions : « ça dépanne » clament-ils tous à propos de tel ou tel aliment. Corne d’abondance du foyer, la maîtresse de maison y trouve toujours ce dont elle a besoin. Elle a pris soin d’y entreposer ce qui pourrait manquer, soit en cas de prévision imparfaite soit en cas d’événement inattendu : du beurre, du pain, un rôti pour un invité surprise, etc. Grâce à ses réserves, disponibles à tout moment, cet équipement facilite la convivialité et active la cohésion sociale.

Néanmoins, la réalité montre que le congélateur est également un moyen discret de se débarrasser, probablement involontairement, de certains aliments. Tel est le cas de cette éleveuse de pigeons qui souhaite arrêter son activité : « j’en ai tué huit cette semaine et puis j’en ai encore quatre pour demain. Je les mets au congèle et puis ma foi, ils [ses enfants] en feront bien ce qu’ils veulent ». La congélation laisse à cette personne, débarrassée de ses volailles vivantes, le temps de se décider : elles y resteront peut-être si longtemps qu’elles finiront par être jetées ! Le congélateur tout à la fois préserve les aliments les plus appréciés de la dégradation, ceux auxquels les consommateurs sont le plus attachés et qu’ils ne veulent pas perdre, mais il préserve également les consommateurs de la consommation des aliments qu’ils ne souhaitent pas manger !

De manière générale, toutes les techniques de conservation, moyens de différer la consommation, peuvent devenir des moyens pour se débarrasser des aliments. Roulée dans un papier, protégée de la lumière, de la chaleur ou de l’humidité, au fond d’un placard, d’un grenier ou du congélateur, la denrée est aussi protégée du regard. Non visible, elle est à la limite de tomber dans l’oubli. Il en est ainsi d’une des rares parias préparées il y a quelques années par des particuliers et qui, soigneusement rangée au grenier, couverte de papier sulfurisé et de journaux, a été oubliée par ceux qui l’avaient faite. Ce n’est qu’au bout de plusieurs années qu’ils l’ont retrouvée : « ‘y a deux ans, mon frangin avait besoin de cruches et il dit “t’as pas des cruches ?”, “oh si, j’en ai au grenier”. On va les chercher : “qu’est-ce qu’y a dedans ?”, “oh ! encore de la paria !” Alors on regarde, y avait de la peau bien sûr, une peau marron mais c’était pas moisi. Elle avait huit ans ! Bon elle était bonne si on voulait mais elle était pas... On voyait bien qu’elle était trop âgée, trop vieille. Elle avait le goût du vieux quoi’ ». De même, maintenus au fond du congélateur, certains aliments finissent par être délaissés. Recouverts d’une pellicule du givre, tous de consistance à peu près semblable, ils deviennent méconnaissables sous leur sac en plastique. Sous l’effet du froid humide, les étiquettes se décollent, les écritures s’effacent si bien que l’identification suppose un effort volontaire et attentif de l’utilisateur. Alors que le congélateur n’est ouvert qu’avec circonspection pour ne pas laisser entrer la chaleur, les aliments les plus indésirables disparaissent rapidement de la sphère alimentaire. Leur consommation, éternellement différée, n’aura jamais lieu. Après un long séjour, ils seront aisément jetés, à l’occasion d’un inventaire, alors considérés comme trop vieux.

Les pratiques alimentaires portant sur les productions locales et traditionnelles sont celles qui font le plus largement appel à l’affectif. Ainsi, les réseaux d’approvisionnement les plus souvent sollicités pour l’obtention de productions locales, et contrairement aux aliments génériques, sont ceux qui mobilisent le plus l’affect. Ce sont des lieux de sociabilité où les consommateurs ne se contentent pas de se procurer les aliments mais où ils créent également des liens entre les membres de la société. La prise en charge d’un nombre encore important d’étapes de la fabrication et de la préparation des productions locales suppose, pour ceux qui les réalisent, un investissement en terme de temps, d’énergie et de savoir-faire culturellement partagés. Ces actions maintiennent l’aliment dans une proximité mentale et physique avec les consommateurs.

Ainsi, en raison de l’importance de l’affectivité et de la proximité des consommateurs avec les productions locales et traditionnelles, leur consommation est vécue sur un mode de confiance, entre recherche ludique et hédonisme, fort différent de celui décrit par Claude Fischler concernant la consommation des OCNI.

Au-delà des pratiques de consommation, préparation, approvisionnement et conservation, les productions locales et traditionnelles font l’objet, de la part des consommateurs connaisseurs, de savoirs et représentations élaborés, sur lesquels nous allons nous attarder.

Notes
301.

Rappelons qu’un autre mode de conservation du beurre a totalement disparu ; il s’agit du « beurre fondu » dont la fonction était bien de stocker cette matière grasse produite en période de surproduction.

302.

Anne Guillou, Pascal Guibert, 1989, p.12.

303.

Anne Guillou, Pascal Guibert, 1989, p.9.

304.

Plusieurs personnes ont évoqué l’usage de stériliser des bocaux de jambon.

305.

Anne Guillon, Pascal Guibert, 1989, p.7.