La vue

L’appréciation des productions locales fait intervenir à maintes reprises la vue : celles-ci sont repérées par leurs caractéristiques morphologiques. La couleur est tout d’abord un élément essentiel de l’identité des aliments. A titre d’exemple les carottes et les betteraves ont longtemps, en Bresse, été appelées respectivement racines jaunes et racines rouges, ce qui dénote de l’importance des coloris dans la désignation des légumes. La « petite poire verte », utilisée pour la paria, est discernée parmi la diversité des variétés de poires cultivées par les seuls adjectifs qualificatifs de taille et de couleur. Dans un même ordre d’idée et de manière plus significative, les courges sont systématiquement repérées par rapport à la couleur de leur chair et celle de leur peau : jaunes, vertes ou grises, rouge orange ou encore blanches, les couleurs sont souvent précisées pour s’assurer que l’interlocuteur se représente bien la variété concernée. D’un seul coup d’oeil, les tartes à la frangipane sont discernées grâce à leur teinte : celles confectionnées par certains artisans à partir d’une poudre industrielle « ‘sont beaucoup plus jaunes ’» que celles entièrement élaborées à partir de matières premières de base (oeufs, lait, farine, sucre). Le beurre au lait cru est, lui aussi, ainsi évalué : il est plus ou moins jaune selon les saisons. Cette couleur est également retenue pour évoquer les gaudes, dans le sobriquet, en lien direct avec cet aliment, de « ventres jaunes » adressé aux Bressans. La couleur des gaudes - je dirais personnellement sable blond légèrement ocré - est en effet suffisamment singulière pour retenir l’attention. Une skieuse stéphanoise se réfère à cette couleur bien particulière pour décrire la neige fondue : « elle était couleur gaudes ! ». Cette comparaison confirme le repère d’appréciation que représente cette couleur dans la culture locale. En amont des gaudes, la couleur des maïs est également un critère retenu : le « maïs jaune », représentant les hybrides, s’oppose au « maïs blanc » de pays dont les grains sont en réalité de nombreuses couleurs : « ‘c’était du maïs blanc qui était barde. Il y avait des grains blancs, des grains gris, rouges, un peu bariolés, mais c’était du maïs blanc, la farine était blanche. Le maïs jaune, hybride, américain, il est jaune dedans, là il est blanc’ », « ‘quand on dit maïs blanc, on veut dire l’intérieur du grain, c’est-à-dire la farine était blanche. C’est pas parce que l’enveloppe du grain est blanche ou grise ou rouge. La farine est toujours blanche. Alors qu’aujourd’hui il y a ce qu’on appelle le maïs hybride qui est jaune, l’intérieur est jaune’ ». Autre production locale pour laquelle les couleurs participent de manière évidente à l’identification : le poulet de Bresse est repérable par ses trois couleurs. Nombre de Bressans rappellent couramment sa coloration spécifique (« ‘les pattes bleues, les plumes blanches et la crête rouge’ »), insistant sur la similitude avec les couleurs du drapeau français. La blancheur de sa peau est par ailleurs un critère essentiel d’évaluation esthétique lors des concours des Glorieuses.

Teinte habituellement peu valorisée dans le domaine de l’alimentaire, le gris est pourtant le critère retenu pour identifier les civiers domestiques, et les différencier des productions industrielles et parfois artisanales de couleur rose voire rouge. Et si les carottes sont conservées lors de la préparation du civier, nous avions vu que c’est « ‘pour faire de la couleur ’», c’est-à-dire pour participer à la dimension esthétique de cet aliment. Que dire enfin des fromages blancs ou des sauces blanches qui, s’ils ne sont pas réservés à la Bresse, y occupent une place singulière dans l’alimentation : à nouveau la couleur définit explicitement le produit. Lucien Guillemaut reprenant les paroles du poête Buchot vante les productions locales aux couleurs caractéristiques : « ‘les fromages si blancs et les gaudes si jaunes’ »307.

De manière globale, les couleurs les plus souvent retenues et signalées sont les plus claires : le blanc et le jaune reviennent régulièrement dans les observations des consommateurs. Ces couleurs claires, valorisées pour les productions agricoles et les aliments, sont associées à l’image de la Bresse, ce qui conduit une interlocutrice à considérer, de manière extrême, sous couvert d’un avis scientifique, que le territoire bressan a pour caractéristique de faire blanchir les productions : « ‘un vétérinaire qui est décédé il y a quelques années, m’avait dit qu’en Bresse, tout ce qu’on amenait en Bresse palissait. Tout ce qu’on sortait de la Bresse fonçait. Par exemple, les bêtes qui viennent, les tachetées de l’est, elles palissaient un peu. [...] Puisque c’est vrai que dans le haut Doubs, elles sont peut-être plus foncées, les tachetées. Et puis en Savoie, les abondances sont peut-être plus foncées aussi. Et la volaille de Bresse qui a les pattes bleutées, bleu clair. [...] Quand ils ont essayé d’en élever ailleurs, dans le nord, et bien les pattes elles devenaient bleu marine ’». Boudol, ingénieur agronome bressan, fait le même constat : « ‘le pays imprime des caractères spéciaux sur les animaux qui en sont issus. La décalcification du sol et les autres conditions naturelles exercent une influence sur le squelette et la chair. Cette constatation pouvait se vérifier, il y a peu d’années, non seulement sur les volailles, mais aussi sur la race bovine locale (fémeline ou bressane). Ce bétail, en réalité d’origine très variée, n’avait de commun, outre sa taille relativement réduite, que la décoloration du poil qui, en une ou deux générations, devenait froment’ »308. Cette capacité du territoire à faire blanchir les bêtes n’est pas anodine, dans la mesure où nous avons vu que symboliquement les viandes blanches, associées aux animaux d’élevage, relèvent de la Culture et s’opposent aux viandes rouges et plus encore aux viandes noires des bêtes sauvages. Elle révèle la faculté à domestiquer la nature, à la soumettre aux canons esthétiques locaux, c’est-à-dire à la couleur prédominante de l’alimentation bressane. Car il ressort qu’effectivement, les aliments aux couleurs pâles et blanches l’emportent sur les autres dans le corpus alimentaire bressan, en particulier en raison des produits laitiers (des fromages aux sauces blanches, de la crème à la frèsée), mais aussi des légumes tels que les courges à cochon dont la chair est claire, les pommes de terre, les navets, les oignons, le riz ou encore du poulet dont la chair mais aussi le plumage de la race locale sont blancs.

En plus des couleurs, le regard note l’aspect de l’aliment, sa taille et sa forme. Ainsi si les courges sont réputées pour leur grosseur, leur forme est également déterminante : certaines sont rondes, d’autres plus ovoïdes, voire allongées. Quant aux adjectifs « fine » ou « filandreuse », qui reviennent de manière récurrente pour qualifier la chair de ces légumes, ils sont tout d’abord évalués grâce à la vue. L’aspect des tartes est aussi éminemment détaillé : le type de pâte (en particulier briochée ou brisée), son épaisseur ou sa finesse, la nature de la garniture et sa quantité sont des caractéristiques couramment observées par les consommateurs. De même, l’oeil repère la croûte durcie au fond de la casserole de gaudes ou de dinno, surveille la fluidité de la crème fraîchement recueillie puis son épaisseur au fil du temps, note la granulosité du pourri, évalue la finesse de la peau et la perfection des lignes des volailles fines. Nous ne donnons pas plus d’exemples, étant donné l’évidence du critère visuel dans la perception de l’aliment. L’esthétique des aliments, évalué par le regard, est essentiel pour nombre de productions locales.

Notes
307.

Lucien Guillemaut, 1907, p.149.

308.

A. Boudol, 1947, p.17.