Au même titre que la vue, le toucher est mis à contribution pour l’identification et l’évaluation des productions locales. Il confirme d’ailleurs souvent la première appréciation faite par la vue. A titre d’exemple, l’épaisseur des gaudes ou du dinno est appréciable tant par le regard que par le sens tactile. La texture et la consistance des aliments, préalablement estimées par la vue, sont confirmées par les doigts, prolongés ou non de couverts, puis par la bouche.
La plupart des productions locales bressanes font l’objet d’une spécificité tactile : tandis que le boudin est plutôt onctueux, on dit des gaudes que « ça râpe un peu ». Ces dernières en tant que bouillie sont d’une texture désormais peu courante : « ‘si je me souviens bien ça fait une texture bizarre, ça fait... c’est épais, enfin, je ne sais pas... non... heu...’ » hésite une Stéphanoise qui n’en a jamais mangé. C’est en effet, entre autres, en raison de leur texture et de leur consistance que les bouillies ne sont plus appréciées par les consommateurs actuels. En effet, les bouillies de manière générale sont quasiment obsolètes dans les pratiques alimentaires d’aujourd’hui, elles ne correspondent plus aux consistances et textures valorisées par les consommateurs. Néanmoins les amateurs évaluent avec justesse l’épaisseur : « ‘quand les gaudes sont bien cuites, ça fait une préparation qui est épaisse, c’est pas clair comme de l’eau’ ». De la paria, telle qu’elle était produite autrefois dans les fermes, les consommateurs ont retenu sa texture granuleuse. Les poulets de Bresse sont fermes, les chapons et les poulardes plus tendres en raison du persillé de leur viande. La finesse des courges et leur aquosité sont également perceptibles par le toucher. Ce sens est également sollicité pour distinguer, en plus de leur couleur, les tartes à la frangipane industrielles de celles fabriquées à partir des ingrédients de base : ces dernières sont moins fermes, plus molles, tandis que les premières sont déclarées « élastiques ». La même anecdote est souvent racontée pour illustrer la différence entre les deux types de fabrication : « ‘la tarte avec de la poudre, vous la lancez par terre, elle vous revient dans la main : elle rebondit !’ ». L’aquosité des fromages blancs, d’ailleurs également perceptible par la vue, est un élément essentiel de leur identité. Une petite anecdote à leur sujet dénote de la reconnaissance collective de cette aquosité : lors d’une manifestation publique en plein air, l’animateur de la fête déclare au micro pour faire allusion au mauvais temps de la journée qu’» ‘il pleut comme fromage blanc qui s’égoutte’ ».
Ariane Bruneton-Governatori qui plaide pour que soit pris en compte dans les études sur l’alimentation la température des mets (brûlant, chaud, froid ou tiède), y voit des catégories importantes d’analyse des systèmes culinaires tant au point de vue technique que symbolique309. Car si un certain nombre d’études ont porté sur la classification, selon les cultures, des aliments en froid ou chaud en terme énergétique et diététique310, leur état thermique n’est pas souvent pris en considération. Pourtant, le chaud et le froid, provoquant des sensations perceptibles par le toucher, modifient de manière considérable la consistance de certains aliments et participent largement à leur identité.
La température des mets est en effet clairement évaluée par les consommateurs : les Bressans discernent la fricassée de courge lorsqu’elle est mangée froide, tiède ou chaude ; les gaudes en refroidissant au contact du lait froid se figent à la surface du bol ; le fromage fort passé au grill se distingue des tartines non chauffées : il devient « fondant », « coulant », « luisant » et « doré » (ce sont à nouveau des appréciations visuelles qui sont sollicitées pour définir un produit). L’aspect, la consistance, la texture des aliments diffèrent selon leur température d’absorption.
Ariane Bruneton-Governatori, 1987.
Nous pensons, entre autres, aux travaux de Christian Bromberger (1985) et Pierre Centlivres (1985). Cette opposition est également soulignée par Igor de Garine (1990, p.1509).