4.2.2. Jeux subtils autour de la consommation des gaudes

Les gaudes, autrefois consommées par toute la population rurale, font elles aussi l’objet de subtilités et exigent une grande finesse de goût. Nous avons constaté que les consommateurs amateurs différencient les caractéristiques organoleptiques des gaudes fabriquées autrefois à partir de maïs de pays et celles élaborées aujourd’hui à partir de maïs hybride : ceux-ci sont formels, ils notent une modification intrinsèque des gaudes, considérant que ce n’est plus le même aliment. Si ce constat peut paraître excessif à un non-connaisseur, il repose néanmoins sur une grande connaissance du produit qui laisse supposer une perception fine des caractéristiques sensorielles. Naguère déjà, la préférence pour les épis « au lait » marquait l’exigence des Bressans pour des nuances ténues. Nous avons constaté que les consommateurs évaluent de manière polysensorielle cette denrée : le goût, l’odeur, mais aussi la couleur et la texture participent à l’identité de ce produit. Ces caractéristiques organoleptiques qui peuvent paraître grossières à des non-connaisseurs sont des indicateurs sensoriels pointus. Un tout petit rien fait basculer le produit du côté de la banalité ou de l’excellence. Cette recherche de raffinement ne laisse pas indifférent ceux qui la perçoivent et explique leur prédilection pour ce produit mais également l’incompréhension et le rejet de ceux qui ne saisissent pas ces subtilités. Ce sont des saveurs très fragiles, délicates, presque imperceptibles qui créent l’attachement affectif.

Aujourd’hui encore, le mode de consommation s’appuie sur des oppositions de textures et de températures subtiles. En effet, l’association des gaudes avec du lait ou éventuellement du vin, association que les consommateurs ne manquent pas de signaler, exige une sophistication dans la manière de manger, sophistication qui produit des sensations organoleptiques volontairement recherchées par les consommateurs. Les uns forment un petit trou au milieu de leur assiettée de gaudes - comme cela se fait parfois avec de la purée de pommes de terre et du jus de viande - afin d’y verser le lait froid. A chaque cuillerée, le mangeur récupère une quantité mesurée de gaudes et un peu de lait. Ce n’est que dans la bouche que les deux ingrédients se mélangent. D’autres personnes agissent différemment mais avec autant de raffinement : « ‘moi, je mets du lait froid mais quand les gaudes sont bien bien chaudes et je mélange juste un petit peu le lait à l’endroit que je vais manger, donc comme ça, le lait est réchauffé. Je ne mélange pas tout à la fois en fait. Je ne mélange pas toute mon assiette avec du lait. Je mélange à mesure ’». La dose de lait appréciée par chacun est souvent soulignée : « pas des quantités » déclarent certains, « avec beaucoup de lait » préfèrent les autres. Ceci dénote de l’attention portée à ce qui doit être un juste équilibre entre les deux ingrédients, faisant référence à des proportions conformes aux exigences personnelles mais néanmoins précises et définies. Quelles que soient les préférences des consommateurs, cette pratique est régulièrement décrite et avec beaucoup de détails. Dans son ouvrage du début du XXe siècle, sur les traditions populaires, Guillemaut précise lui aussi que les gaudes se consomment « sans délayer le lait dans la bouillie »314.

Notons que si les consommateurs tiennent rarement un discours spontané sur la température des aliments lorsque le thème des pratiques alimentaires est abordé, le fait qu’en Bresse, cette opposition des gaudes chaudes avec un liquide froid soit évoquée avec autant d’insistance signifie qu’elle n’est pas anodine. Elle participe à l’identité du produit et distingue les consommateurs connaisseurs. Elle procure par ailleurs une grande satisfaction hédonique par le contraste des températures et celui des consistances puisqu’au contact du lait froid, les gaudes semi-liquides se durcissent et forment à la surface une masse compacte. Cette « croûte » ou « peau » comme elle est souvent désignée étant très appréciée, les commensaux attendent qu’elle se soit formée avant de manger. En plus du plaisir gustatif, cette association des gaudes avec du lait prend une dimension ludique, en particulier pour les enfants : « ‘quand on était gamin, on mettait du lait dessus, sur l’assiette, on les laissait un petit peu refroidir alors ça faisait comme une croûte dessus. On mettait un peu de lait et puis alors on s’amusait à faire des îles, des presqu’îles, enfin, on faisait des dessins dans notre assiette avec le lait, on s’amusait quoi !’ ».

Une autre subtilité relative aux gaudes, qui vaut également pour le dinno, porte sur la partie qui a accroché au fond et sur les bords de la marmite lors de la cuisson. Ce détail est visiblement riche de sens puisque non seulement il est clairement identifié, mais on lui accorde aussi une place non négligeable dans la mémoire collective (Cf. Chap.5.1.1.3.). D’ailleurs, le fait qu’il existe un terme vernaculaire approprié pour le désigner prouve l’attention qui lui est portée : « la rosezha »315, la « razure »316, la « régala »317, « lo èrozelhô »318 selon les communes, « ce qui veut dire attaché » précise un patoisant stéphanois, « collé, grillé » traduit une autre personne de Saint-Trivier-de-Courtes. Marius Tortillet y fait allusion et précise que « ‘de couleur très brune, la rasure ne se détache qu’en raclant fortement avec une cuiller’ »319. Cette partie est très appréciée des consommateurs : tous considèrent que « c’est le meilleur ». « ‘Dans le dinno et les gaudes, il faut que ce soit èrozelhé mais faut pas que ce soit brûlé. Juste, juste, juste. Là c’est super bon. Il faut que ce soit caramélisé le fond. Mais pas brûlé’ ». A nouveau, tout est question d’équilibre, de précision, d’exactitude. Autrefois, « la rosezha » était réservée aux enfants, comme le soulignent les érudits locaux tels que Marius Tortillet ou Lucien Guillemaut : « ‘aux parois de la marmite reste adhérente une croûte, dont les enfants se montrent très friands, se disputant autour de l’âtre à qui raclera la marmite’ »320. Maintenant devenus adultes, ils en gardent un très bon souvenir et ne manquent pas d’en parler à propos des gaudes. Mais cette subtilité est souvent évoquée au passé car elle est désormais moins étendue et moins marquée qu’autrefois en raison du nouveau mode de préparation : la longue cuisson d’antan sur le poêle dans une casserole en fonte était plus propice à la formation de « la rosezha », qu’une cuisson de courte durée, dans une casserole plus fine et sur un feu à gaz. Dans ces conditions, au mieux les gaudes n’attachent pas, au pire elles risquent de brûler.

Notes
314.

Lucien Guillemaut, 1907, p.148.

315.

C’était hier, 1995, p.75.

316.

Myriam Gaxotte, 1989, p.39.

317.

Ibid. p.39.

318.

Communication personnelle de patoisants de Saint-Etienne-du-Bois.

319.

Marius Tortillet, 1927-1928, p.76.

320.

Lucien Guillemaut, 1907, p.148.