4.2.7. Cuisiner au beurre : confrontation des préférences locales aux recommandations médicales

Les consommateurs expriment une préférence marquée pour le beurre au détriment de l’huile : « ‘moi je mets un petit peu d’huile dans les haricots, mais c’est meilleur au beurre. Faut mettre du beurre pour que ce soit meilleur’ », « ‘faut quand même faire attention de ne pas manger tout ce qui est trop bon. Mais c’est pas par goût [qu’on a changé] parce que c’est bien meilleur à la crème’ ». Comme chez ces dernières, le beurre et la crème restent hautement valorisés dans la société bressane et sont considérés comme de « bons » aliments, c’est-à-dire des ingrédients appréciables, qui apportent un supplément gustatif incontestable. Cette étudiante montre son attachement à cette cuisine au beurre, habitude qui lui est reprochée par les colocataires avec qui elle habite dans une autre région : « ‘Autrement y a la cuisine au beurre, parmi les traditions. Moi je sais que, je fais mes études dans la Creuse, à chaque fois on m’engueule parce que je fais de la cuisine au beurre. Parce que tout le monde la fait à l’huile. Moi je mets du beurre, oui, je fais tout au beurre, alors que les autres, c’est surtout à l’huile’ ». Elle tient alors à exprimer sa résistance face à la pression : « ‘ça je vais pas y arrêter ! Non, non ! ! ! Je ne veux pas passer à l’huile ! Non ! Je trouve que ce n’est pas pareil, enfin je ne sais pas... cuit à l’huile et au beurre, ça n’a rien à voir, au niveau du goût de l’aliment c’est carrément différent, je trouve. [...] On mange comme ça, c’est tout. Mais à chaque fois, j’ai des réflexions, c’est marrant ’».

Mais si dans la société bressane, le beurre et la crème sont recherchés, les discours généraux actuels, que ce soit ceux des médecins ou ceux vulgarisés par les médias, visent à bannir les matières grasses et plus particulièrement le beurre. Dans un tel contexte, le système alimentaire bressan se trouve en contradiction avec le discours ambiant et les consommateurs se trouvent partagés entre satisfaire leurs préférences personnelles et répondre aux recommandations nutritionnelles et médicales. Si l’un des médecins de Saint-Etienne-du-Bois juge que la consommation locale est encore trop fortement marquée par le beurre et la crème, les discours hygiénistes sont néanmoins entendus par la population puisque la presque totalité des personnes ayant modifié leurs pratiques culinaires justifie leur changement par des arguments diététiques et médicaux : « ‘il faut qu’on fasse attention quand même, ça s’y connaît pas bien à notre poids mais enfin’ », « ‘on dit qu’il ne faut pas manger trop gras’ ». Le cholestérol, comme un spectre, est avancé pour expliquer la baisse de la consommation de beurre et de crème, surtout à partir d’un certain âge : « ‘maintenant on a un peu de cholestérol. Je mettais un gros morceau de beurre pour faire revenir ma viande. Maintenant je fais à l’huile. Beefsteak à l’huile. Autrement je mettais tout au beurre, des gros morceaux de beurre’ ». Les consommateurs associent souvent l’utilisation récente d’huile d’olive à des questions de santé et de nutrition : « ‘on dit que c’est bon pour la santé’ ». L’attachement à un produit ou une pratique peut être fragilisé lorsqu’il est fortement dévalorisé par le discours ambiant322.

Mais la baisse de la consommation de beurre et de crème ne répondant pas précisément un changement des préférences gustatives, mais correspondant plutôt à une soumission, les consommateurs ne peuvent se résoudre à un changement total et brutal de leurs pratiques. Ils s’accordent quelques transgressions, non sans une certaine culpabilité : « ‘là on s’est payé une gourmandise quelques fois. Parce que quand on mangeait autrefois des haricots verts en salade, c’était avec une petite sauce à la crème. Alors que maintenant on ne le fait plus ou alors là, ces temps derniers, on en a mangé deux/trois fois’ ». Les préférences gustatives l’emportent lors de certaines occasions, qui apparaissent comme des moments de résistance. Ainsi cette cuisinière qui utilise désormais surtout de l’huile note les écarts qu’elle fait lors des repas festifs : « ‘si tu veux faire un bon repas, tu utilises ta livre de beurre. On ne cuisine pas à l’huile ! ’», sous-entendant que les occasions particulières ne peuvent se satisfaire d’une cuisine à l’huile, qui n’est pas une « vraie » cuisine. En somme, les recommandations médicales sont d’autant mieux respectées que les personnes ont des problèmes de santé ou sont sensibles aux préoccupations nutritionnelles, mais ignorées par les autres qui privilégient une cuisine au beurre et à la crème : « ‘je cuisine, je vais dire tout au beurre. L’huile j’en mets un petit peu quand je fais un boeuf carottes, boeuf bourguignon, mais je pense que c’est parce que j’ai vu ça dans une recette. Mais sinon, chaque fois que je veux faire cuire quelque chose, je mets du beurre. Je n’utilise pas d’huile. Y a que pour la sauce de salade que je rajoute de l’huile’ ». Ainsi, parmi les jeunes générations, les pratiques sont très divergentes en fonction des habitudes familiales, des expériences personnelles et surtout de la prédominance soit du discours médical soit de l’attachement aux pratiques locales.

Ainsi, le beurre et la crème qui pendant longtemps ont été peu consommés par la population pour des raisons de restrictions économiques - car il était inconcevable, voire inconvenant, de consommer ce qui pouvait être vendu - sont désormais à nouveau consommés avec parcimonie cette fois pour des questions hygiénistes. Est-ce parce que ces produits, hautement valorisés par la société bressane, sont sujets à interdiction que leur utilisation, comme une transgression, est souvent annoncée à voix basse ? Il semble en tout cas que ces productions laitières soient porteuses d’ambiguïté, puisque leur consommation est à la fois vivement proclamée (Cf. Chap.5.1.2.3.) et honteusement avouée. Alors que son amie donne sa recette de pâte à tarte et termine à voix basse par cet ingrédient, une cuisinière souligne, en riant, cette habitude : « ‘ça se dit jamais fort la crème, je ne sais pas pourquoi !’ ». Cet autre exemple révèle tout autant la gêne à reconnaître sa consommation de crème : cet informateur emploie l’imparfait de l’indicatif pour désigner des pratiques actuelles, comme pour en atténuer la réalité : « ‘on faisait des haricots grains cuits avec de la crème qu’on mangeait chauds et puis des haricots grains froids, qui étaient frits à la poêle avec de l’oignon, et quand ils étaient froids, on mettait une crème fraîche dessus. Et dans les haricots verts, on faisait pareil. On les passait à la poêle et si ça baignait dans le beurre...’ » sa voix baisse alors « ‘vous pouviez quand même mettre de la crème quoi’ ». Ce n’est que lorsque son ami reconnaît cuisiner encore ainsi que celui-ci avoue en faire autant.

Il ressort de ces exemples que le goût des consommateurs pour tel ou tel aliment dépend de leur capacité de perception et de reconnaissance de nuances fines et de subtilités relatives tant à l’aliment lui même qu’à son mode de consommation. En marquant un attachement à certaines des caractéristiques organoleptiques ou de pratiques d’utilisation, qui participent activement à l’identité de l’aliment, les consommateurs revendiquent une connaissance précise du produit et leur proximité physique ou moral avec celui-ci.

Car plus les consommateurs sont proches des produits, c’est-à-dire qu’ils en maîtrisent le processus de production, de transformation, mais aussi les modalités de consommation, plus leur perception des subtilités est élevée. A l’inverse, la perception de ces critères qui permettent d’apprécier l’aliment est de moins en moins maîtrisée au fur et à mesure que l’on s’éloigne de la zone de production et de consommation, ainsi qu’auprès des jeunes générations, lorsque l’aliment tombe en désuétude.

Notes
322.

Il serait intéressant de voir la réaction des consommateurs se trouvant dans une situation inverse à savoir lorsque leurs préférences organoleptiques sont valorisées et portées par la société globale. Une recherche dans une région traditionnelle d’utilisation de l’huile d’olive pourrait être une comparaison enrichissante.