En s’installant, l’artisan s’insère dans une zone de consommation précise, caractérisée par des produits particuliers dont il doit maîtriser la fabrication pour être reconnu par la population. La clientèle incite les professionnels à fabriquer certaines productions auxquelles elle tient particulièrement, soit explicitement en les réclamant, soit de manière implicite : à force d’entendre ses clients souligner « ‘vous n’avez pas de tarte au fromage ?’ », un boulanger nouvellement installé a senti la nécessité d’en confectionner. Si les professionnels ne connaissent pas la fabrication de certaines productions locales, il leur est impératif de l’apprendre rapidement. D’ailleurs, souvent, les consommateurs informent et conseillent leurs nouveaux commerçants et il arrive même qu’ils leur proposent leurs propres recettes. Mais la plupart du temps, les artisans bénéficient du savoir-faire et des compétences de leur prédécesseur, l’héritage se réalisant entre générations (des parents aux enfants qui reprennent l’activité) mais également entre propriétaires (des prédécesseurs aux successeurs). Dans les secteurs de la boulangerie pâtisserie et de la charcuterie, contrairement à ce que Susan Terrio323 a constaté dans le secteur des chocolatiers en pays basque, les établissements changent de noms lors des ventes. Cependant, les tours de mains et les recettes sont généralement transmis et la continuité des produits est assurée. A titre d’exemple, l’ancien charcutier de Saint-Etienne-du-Bois a accompagné son successeur pendant près de trois mois pour lui enseigner ses recettes et le sensibiliser aux exigences de sa clientèle. Par ailleurs, la succession est généralement favorisée grâce au maintien du personnel, apprentis et vendeurs.
Chez chaque artisan, une ou quelques recettes se distinguent : perçues comme le fleuron du commerce, elles font l’objet d’une attention privilégiée et ne sont transmises qu’à bon escient. Il s’avère que, si certains artisans possèdent bien entendu des spécialités qui peuvent être léguées, ce sont néanmoins souvent les productions traditionnelles et locales qui jouissent d’un tel statut : les quenelles de veau* chez l’un, la tarte à la crème chez un autre, la tarte au fromage ailleurs, etc. « ‘On nous a déjà demandé notre recette, mais on ne la donnera qu’à nos successeurs ’» explique une boulangère après avoir vanté le succès de leurs tartes au fromage (« ‘il y a des gens qui viennent de Savoie et Haute-Savoie pour en chercher’ »). Dans un autre commerce, l’ancienne boulangère se rend une fois par semaine chez ses successeurs pour les assister dans la préparation des tartes au fromage dont elle leur a confié sa recette. Un tel geste n’est bien sûr pas insignifiant ; il prouve l’attention portée à cette production locale.
Notons que les artisans venus d’ailleurs adoptent avec plus ou moins de facilité les productions locales ou leurs appellations. Ainsi si les boulangers originaires d’une autre région élaborent aisément des tartes à base de crème pâtissière, beaucoup manifestent de la résistance à utiliser le terme de « frangipane » pour les désigner, prétextant que dans le vocabulaire technique de la pâtisserie, il ne s’agit nullement de cette préparation. Quelques-uns reprennent leurs clients afin, en vain, de les corriger ! Cette production est donc l’objet de confrontation entre savoirs vernaculaires et savoirs techniques et professionnelles. La résistance qu’expriment les consommateurs à maintenir malgré tout ce terme montre comment l’attachement à un produit peut passer par une appellation.
A titre de comparaison, dans le Bugey, la tarte à la gomme, également à base de crème pâtissière (Cf. Chap.5.3.2.1.), fait l’objet d’une situation inverse : tous les professionnels, nouvellement installés dans la région, adoptent avec empressement cette appellation vernaculaire qui, à leurs yeux, non seulement ne porte pas à confusion mais, au contraire, a le mérite de mettre en évidence une spécialité locale. Ils se l’approprient facilement et la revendiquent ouvertement.
Susan Terrio, 1997, p.209.