4.3.2. Subtilités partagées par les artisans

Qu’ils soient originaires ou non de la région, les artisans apprennent rapidement, avec les recettes, les subtilités relatives à chacune des productions, subtilités qui caractérisent les productions locales. La proximité de leurs clients avec ces productions, et la finesse de perceptions organoleptiques de ces derniers, obligent les artisans à être très attentifs lors de la fabrication de ces aliments. Ils leur accordent souvent un soin particulier qui les distinguent des productions génériques et répondent par une diversification des produits aux nuances appréciées par les consommateurs.

Ainsi, dans le secteur de la boulangerie, les professionnels, à l’instar des particuliers, prennent en compte de fines nuances lors de la préparation des tartes. En effet, il n’est pas rare que pour un même genre de tarte, les boulangers élaborent des variantes en confectionnant des pâtes différentes, en utilisant ou non un cercle ou moule à tarte, en garnissant légèrement ou généreusement la pâte, en l’étalant plus ou moins épaisse, etc. A titre d’exemple, l’un d’entre eux propose à la fois des tartes au fromage préparées sur une pâte traiteur (pâte non levée et foncée dans un moule) et des tartes au fromage sur une pâte briochée (sans moule) pour satisfaire les goûts différents de ses clients. Dans un autre village, un boulanger distingue les tartes à la crème qu’il fonce dans un cercle et celles qu’il étale directement sur un papier et pour lesquelles, bien que toutes deux soient à base de pâte briochée, le pétrissage est légèrement différent. D’autres élaborent deux variantes de tartes à la crème sur pâte à brioche : l’une très fine et entièrement recouverte par la crème et l’autre sur une pâte plus épaisse et dont la grosseur des bords oblige la garniture à se concentrer au milieu. Ailleurs, la tarte à la frangipane est soit disposée sur une pâte feuilletée, soit sur une pâte briochée. Dans une petite boulangerie de campagne, l’artisan, qui ne peut s’autoriser beaucoup de diversité dans ses productions en raison de sa faible clientèle, prend pourtant le soin de confectionner régulièrement trois tailles de brioches (1kg, une livre, 750g). Par ailleurs, la plupart des professionnels prennent le temps d’élaborer une pâte différente pour chaque genre de tarte. L’un d’entre eux, par exemple, prépare ses tartes au fromage à partir d’une pâte sablée comprenant des oeufs, ses tartes à la crème, à partir d’une pâte briochée ; pour ses tartes au sucre il ajoute à la pâte un peu de lait et pour les tartes à la frangipane, il privilégie la pâte feuilletée. Que les professionnels s’efforcent de différencier les tartes par de fines nuances comme la nature des pâtes, leur épaisseur, l’abondance ou la minceur des appareils, etc., témoigne de l’intérêt accordé par les boulangers et les pâtissiers à ces productions locales, intérêt qui répond à l’exigence et à la vigilance des consommateurs.

Par ailleurs, afin de répondre à l’attention que leurs clients portent aux tartes à la frangipane, les boulangers du centre de la Bresse, c’est-à-dire des communes les plus rurales, sont contraints de réaliser deux types de crème pâtissière. En effet, s’ils peuvent utiliser, sans remontrance, de la poudre à flan (poudre dite à froid ou poudre à chaud) pour l’élaboration de la crème pâtissière entrant dans les produits génériques comme les choux ou les éclairs, ils privilégient, étant donné l’attente des consommateurs, une préparation à base de matières premières (oeufs, farine, lait, sucre) pour l’élaboration de la crème pâtissière entrant dans la tarte à la frangipane. Cette distinction illustre le statut privilégié des aliments locaux au sein du corpus élaboré par les artisans : destinés à des consommateurs connaisseurs, capables d’évaluer la qualité de la recette, ils font l’objet de plus de soin. D’ailleurs là où la clientèle est moins connaisseuse (dans les zones limites de la Bresse, là où la clientèle est plus jeune et/ou plus urbaine et là justement où cette tarte est moins souvent appelée tarte à la frangipane mais plus facilement tarte à la crème (cuite) ou tarte au flan (Cf. Chap. 5.3.2.1.)), l’utilisation de poudre à flan pour la fabrication de cette tarte est plus courante. Certains commerçants avouent avoir progressivement délaissé la fabrication de la crème pâtissière, plus contraignante et plus fragile d’un point de vue sanitaire, pour l’emploi de ces poudres industrielles ; quelques-uns reprennent les fabrications maison dans certaines circonstances (lors de commandes spécifiques pour des « tartes à l’ancienne », pour des clients âgés dont les artisans connaissent l’attachement aux caractéristiques des crèmes pâtissières maison, etc.).

Dans le secteur de la charcuterie, les professionnels se montrent tout autant attentifs aux subtilités qui font l’identité du produit. Ainsi, contrairement aux reproches qui leur sont souvent faits de manière collective, les charcutiers les plus professionnels insistent, comme les consommateurs, sur l’importance de couper la viande au couteau pour la fabrication du civier et de ne surtout pas la hacher. Ils confirment, pour cette production, la nécessité d’une longue cuisson et soulignent le juste équilibre entre les proportions de viande, de légumes et de gelée : « ‘il faut un peu de couenne, un peu de carottes mais pas trop, il faut les mettre au fond car si c’est sur le dessus, ça s’abîme plus vite’ ». Cependant, comme dans cet exemple, leurs arguments reposent aussi sur des critères sanitaires ou réglementaires en raison de la pression que représentent les contrôles (ceux de la Direction des services vétérinaires et ceux de la Direction de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes).

Dans ce secteur, en raison de l’exigence de diversité des consommateurs, le nombre d’aliments commercialisés ne cesse d’augmenter si bien que les charcutiers ne peuvent pas fabriquer la totalité des produits vendus. Ceux-ci sont dans l’obligation de faire appel, pour certaines productions, à des fournisseurs, artisanaux ou plus souvent industriels. Or il n’est pas anodin que, face à cette nécessité, tous les professionnels aient choisi de fabriquer leurs boudins, leurs civiers, et pour beaucoup leurs saucissons, saucissons à cuire, boulettes et côtis voire leurs tartes au fromage au détriment des productions moins locales (jambon sec et/ou blanc, terrines, pâtés, etc. selon les commerçants) pour lesquelles ils sollicitent des fournisseurs. Les quenelles partagent les artisans puisque tous ne les fabriquent pas : parmi ceux qui les confectionnent, la variante à base de veau, bien spécifique à la région, est assez répandue. Cette sélection entre productions achetées et productions fabriquées est le signe de l’attachement des charcutiers pour ces productions locales : ceux-ci préservent leur dimension artisanale et leur accordent une place privilégiée au sein du corpus commercialisé.

La considération des charcutiers pour ces productions locales s’exprime également par leur consentement à diversifier leurs formes de commercialisation. Ainsi, certains d’entre eux vendent non seulement du saucisson à cuire sous sa forme classique, c’est-à-dire cru, mais également des tranches de cette production déjà cuite afin de satisfaire la demande des petits consommateurs, qui ne souhaitent pas acheter un saucisson entier. Plus éloquent, lorsqu’ils fabriquent du civier, de nombreux artisans le déversent à la fois dans de grands récipients pour des ventes à la coupe et dans des bols individuels, répondant à la préférence des consommateurs pour cette présentation. Prendre le soin de distinguer ces deux formes de présentation, alors que la diversité des produits est déjà difficile à gérer pour les professionnels, révèle le statut extrêmement privilégié de cet aliment. Par ailleurs, l’attachement des producteurs pour cette charcuterie est étayé par la préservation du terme de « civier » chez nombre d’entre eux. En effet, si les charcutiers des bords de Saône et des quelques communes les plus urbaines emploient le terme de « fromage de tête » pour la désigner, la majorité - ceux localisés dans le centre de la Bresse et dans les communes rurales - préfère l’étiqueter sous celui de « civier », terme reconnu par la communauté.

Enfin, le constat selon lequel les artisans, des secteurs de la boulangerie pâtisserie ou de la charcuterie, sont prêts à disperser leurs achats entre différents fournisseurs de produits laitiers en fonction de la qualité de chacun d’eux est une nouvelle attestation de l’attention portée par les commerçants à ces productions locales : en effet, nombreux sont ceux qui ont choisi de faire appel à telle crémerie pour s’approvisionner en beurre et à telle autre pour la crème fraîche ou encore à un autre fabricant pour les fromages blancs. Les matières premières sont minutieusement examinées, évaluées et choisies, en particulier celles nécessaires aux pâtisseries locales, c’est-à-dire le beurre, la crème, les fromages blancs, le lait et les oeufs qui entrent dans la confection des abaisses et des appareils des tartes à la crème, tartes au sucre, tartes au fromage et des brioches (les oeufs et parfois les fromages blancs achetés dans des fermes voisines sont alors les favoris). Pratiquement tous les boulangers de la région, mais aussi beaucoup de charcutiers, utilisent des crèmes de fabrication locale, c’est-à-dire provenant de l’une des coopératives de la Bresse (souvent celle du Coq d’Or à Foissiat ou celle d’Etrez-Beaupont). Bien que ces crèmes soient plus chères que la plupart des autres crèmes du commerce, les artisans y trouvent un bénéfice. Percevant clairement une qualité supérieure, ils privilégient ces matières premières : la crème ne doit ni déborder lors de la cuisson, ni rancir trop rapidement. Le beurre, dans une moindre mesure, fait l’objet de cette même préférence. Les artisans sont en effet, parfois plus encore que les particuliers, attentifs à la qualité des ingrédients : ce sont des utilisateurs connaisseurs extrêmement compétents pour évaluer les produits.

En somme, les artisans accordent une attention particulière aux productions locales et traditionnelles et répercutent, en cherchant à satisfaire leurs clients, les subtilités qui marquent l’identité de ces productions.