Au sein du genre Cucurbita, l’espèce Cucurbita pepo L. est l’une des plus variables au point que « ‘Duchesne lui avait donné le nom de’ ‘ polymorpha’ »331.
Ce que la population bressane dénomme « courge à cochon » peut varier considérablement d’un spécimen à l’autre. La couleur de l’épiderme, premier critère d’identification, est multiple : « ‘chez nous elles sont jaunes. Mais soit elles sont jaunes, soit elles sont vertes, ça dépend comme ça tombe’ ». En effet, celle-ci est soit « verte », soit « jaune », voire « blanche », « blanche jaune », parfois « mi-jaune, mi-verte » ou encore « verte puis devient jaune », certaines personnes les décrivent comme « grises ». Quelques consommateurs ont une appréciation plus restrictive : « la vraie courge à cochon c’est la jaune » ; ils désignent néanmoins par cette appellation celles dont la peau est verte. La couleur de sa chair est plus uniforme : elle est généralement qualifiée de « claire » ou de « jaune ».
Cependant les couleurs sont des caractéristiques relatives, ainsi certaines personnes désignent par « grises » des courges que d’autres déclarent « vertes », par « blanches » ce que d’autres disent « jaunes ». Lévi-Stauss a montré que « ‘les termes n’ont jamais de signification intrinsèque ; leur signification est “de position”, fonction de l’histoire et du contexte culturel d’une part, et d’autre part, de la structure du système où ils sont appelés à figurer’ »332. La couleur de la peau de la courge à cochon est définie par opposition à celle de l’autre principale variété, la melone. Celle-ci est qualifiée, selon les informateurs et les adjectifs qu’ils emploient habituellement pour désigner l’autre variété, de « jaune » ou de « orange ». Sa chair se distingue de celle de la courge à cochon ; elle est « bien jaune », « orange », « rouge orange » voire d’après certains « bien rouge ».
Courge à cochon et melone se différencient nettement par la saveur de leur chair : tout le monde constate qu’» elles n’ont pas du tout le même goût », puisque les melones, contrairement aux autres, sont légèrement sucrées. Par contre, la texture de ces deux légumes fait l’objet de revendications contradictoires : ceux qui préfèrent les courges à cochon prétendent que c’est pour la finesse de leur chair tandis que ceux qui considèrent comme meilleures les melones le justifient par le même argument : « ‘elles sont assez fines ces courges là’ ». L’autre variété est toujours déconsidérée : « ‘les oranges, la chair est plus fileuse ’», « ‘l’autre y a des fibres’ ».
Les melones et les courges à cochon sont parfois distinguées par leur forme, néanmoins de manière peu consensuelle. Pour les uns les melones peuvent être très grosses, contrairement à l’autre variété, pour d’autres ces deux légumes se différencient par le fait que la courge à cochon est bien lisse tandis que l’autre est légèrement côtelée.
La courge à confiture est clairement identifiée, tout au moins par les Bressans qui la connaissent. Ceux-ci la comparent à la pastèque tant pour la couleur de sa peau que sa densité et la répartition des graines : « ‘elle est bariolée. Comme une pastèque quoi. Verte avec un peu de blanc dedans, mais pas beaucoup ; dans les dessins. Et les grains ils sont partout à l’intérieur comme une pastèque. Et l’intérieur est plein, y a pas de cavité. Ça ressemble bien à la pastèque’ ». Néanmoins elle est de petite taille (« ‘c’est de la petite courge ronde’ ») ; elle est même plus petite que les deux autres principales variétés rencontrées en Bresse. Par ailleurs, la couleur de sa chair et celle de ses graines sont caractéristiques : « ‘la chair est blanche, elle est transparente’ » et « ‘les grains sont rouges’ ».
Les courgettes, cultivées en Bresse depuis une cinquantaine d’années, sont souvent comparées aux courges à cochon en raison de la ressemblance des couleurs de la peau (verte marbrée) et de la chair (claire) de ces deux légumes. Une fois cuisinés, ceux-ci sont d’ailleurs difficiles à distinguer par leur seul apparence. Ainsi, alors qu’elle arrive à l’improviste chez ses parents en train de consommer une telle préparation, une Stéphanoise s’inquiète de savoir s’il s’agit d’un gratin de courge ou d’un gratin de courgette ! De même, la confusion entre ces deux légumes étant probable, il arrive que les locuteurs confirment auprès de leurs interlocuteurs de quelle variété il s’agit. Dans les représentations, courge et courgette étant très proches, l’évocation de l’une suscite de la part des Bressans des commentaires portant sur l’autre. A titre d’exemple, alors que nous échangeons au sujet du gratin de courge une interlocutrice déclare ne pas apprécier ce plat et poursuit : « ‘la courgette encore oui. Le gratin de courgette, mais la courge je n’aime pas trop ’». La principale distinction, généralement notée par les jardiniers, entre ces deux Cucurbita pepo L. réside dans la saison de production : « ‘c’est la première courge qui pousse, la courgette. C’est bien plus vite poussé que la courge à cochon ou la melone. C’est quelque chose qui peut se manger tôt’ ». Ces deux légumes sont également distingués par leur forme : alors que la courge à cochon est « ronde », la « ‘courgette est allongée’ ».
En somme il est probable que ce soit grâce à leur ressemblance avec les courges à cochon que les courgettes ont facilement été intégrées aux systèmes productif et culinaire en prenant comme modèle cette autre variété de cucurbitacée. Ainsi, les courgettes ont tout d’abord été cultivées par certaines personnes pour nourrir les cochons : « ‘les premières courgettes, c’était un agriculteur qui en avait fait pousser des très grosses pour donner aux cochons. Y avait du tonnage ! ’». Il n’est alors pas surprenant que, lorsqu’elles ont pénétré l’alimentation humaine, elles aient été cuisinées selon les recettes propres aux courges à cochon. Il n’est pas étonnant non plus que les courgettes soient cultivées selon des pratiques proches de celles pratiquées pour les autres courges. Ainsi, celles-ci ne sont habituellement ramassées que lorsqu’elles se sont suffisamment développées et qu’elles ont atteint une taille importante, c’est-à-dire entre trente-cinq et quarante-cinq centimètres, ce qui est assez spécifique car ce légume est, ailleurs, souvent consommé petit : « ‘nous on ne les ramasse jamais toutes petites comme on les voit sur le marché. Nous c’est souvent comme ça’ » souligne cette Stéphanoise en écartant ses deux mains d’une distance correspondant à plus de quarante centimètres, avant de poursuivre : « ‘d’ailleurs si le grand-père nous voit en ramasser une petite comme ça, il va nous dire “mais elle n’est pas mûre ta courgette” ! Donc on les prend toujours plus grandes’ ». Ces courgettes, de grande taille, ne se trouvent pas dans les commerces quels qu’ils soient. Néanmoins contrairement aux courges, les courgettes doivent être ramassées avant d’avoir atteint leur taille maximale au risque de ne plus pouvoir être consommées. Un jardinier, laissant sous-entendre qu’il est inutile de trop les faire pousser, note à ce sujet qu’» après, ça fait de la courge, mais la courge c’est meilleur ». Ce glissement d’une variété à une autre en fonction de la taille du légume laisse supposer une grande proximité de ces deux variétés dans la taxinomie locale. D’autres jardiniers qui ont d’ailleurs fait l’expérience de laisser pousser des courgettes, insistent sur le peu d’intérêt : « ‘après elles sont dures, y a plus rien dedans’ », « ‘elles sont filandreuses, puis elles ont beaucoup de graines ’», « y a que les grains, y a peu de chair, c’est très dur ». Ce qui fait dire à certains d’entre eux, contrairement au grand-père précédemment cité que : « ‘ça se ramasse jeune’ », « ‘quand elles ne sont pas mûres, pas arrivées à maturité ’». Il faut noter que les jeunes générations tendent à préférer les courgettes plus petites, considérées alors comme plus tendres.
Les différentes variétés de courges cultivées en Bresse sont donc essentiellement distinguées à partir des fruits : la couleur de leur peau, celle de leur chair, leur saveur, leur texture mais également leur taille et leur forme. Rares sont les informations portant sur les feuilles, les tiges ou bien le pédoncule.
Se demandant comment est attribué un nom à une plante, Claudine Friedberg conclut que « ‘dans un cas, le nom est donné immédiatement après une reconnaissance rapide de l’allure générale du végétal. Dans l’autre, le nom n’est attribué qu’après un examen attentif et le repérage de la présence d’un certain nombre de caractères’ »333. Elle a alors constaté que « ‘dans le cas des plantes cultivées, l’attribution du déterminant se faisait ’ ‘a priori’ ‘ et la justification en relation avec telle ou telle caractéristique ’ ‘a posteriori’ ‘. Cela s’explique par le fait que l’identité de la plante en question est connue à l’avance par l’informateur, qui est celui qui l’a plantée ou semée ou celui qui l’utilise et la tient alors du premier’ ». Concernant les courges, nous avons observé une inégalité évidente dans le mode de reconnaissance des fruits entre les jardiniers - ceux qui les ont cultivées - et les autres personnes : alors que les premiers, nomment immédiatement les espèces, les autres hésitent, repèrent certains critères, les comparent pour parvenir à la dénomination, et demandent, dans le mesure du possible, confirmation au jardinier. Ces hésitations sont liées au caractère polymorphe de ces plantes et à leur grande faculté à s’hybrider : l’identification est en effet souvent difficile car chaque spécimen peut présenter une morphologie légèrement différente de celle de telle ou telle espèce. Tous les jardiniers ont insisté sur la fréquence des croisements entre variétés et ont décrit des variétés hybrides : « ‘chez nous cette année, elles étaient un peu croisées, elles étaient longues ’» déclare une Bressane, tandis que son voisin lui répond : « ‘moi, j’en ai une espèce blanche, là, c’est un croisement ’». Dans la mesure où les jardiniers cultivent plusieurs variétés et récupèrent leurs propres semences, les pieds de courge suscitent toujours de la surprise. Le hasard intervient largement : bien qu’ayant planté des graines d’une melone, une informatrice remarque que toutes ses courges sont vertes cette année. A l’inverse, certains producteurs, dont les productions sont assez stables, sont identifiés par la spécificité des variétés de courges qu’ils produisent : « ‘Mme M., elle en vend de la courge à cochon, elle a la chair qui est un peu blanche, elle n’est pas jaune, elle est blanche, ben, elle est couleur d’un marron, elle l’appelle la courge à cochon’ », « ‘Louis P., il en avait, il fallait presque une hache pour la couper ! ’».
Désiré Bois, 1995 (1927), p.213.
Lévi-Strauss, 1962, p.74.
Claudine Friedberg, 1986, p.37.