Les tartes au quemô

Le déterminant vernaculaire « quemô », dont nous avons retenu l’orthographe donnée dans le Dictionnaire du français régional de l’Ain 345 réalisé par Claudine Fréchet et Jean-Baptiste Martin, est employé pour désigner deux principales variantes de tartes : la tarte au fromage ou la tarte à la frangipane, décrite précédemment. Néanmoins, si ce terme est employé dans certaines communes, surtout dans le Val-de-Saône (à titre d’exemple le descriptif du menu proposé à la fête du boudin à Manziat annonce comme dessert « tarte au quemo346 »), dans d’autres communes, celui-ci est de moins en moins usuel au point parfois de ne plus être compris par les jeunes générations (les grands-parents qui le connaissent ne l’utilisent plus et leurs petits-enfants déclarent ne jamais l’avoir entendu).

Une enquête menée auprès des boulangers pâtissiers du département de l’Ain (cf. Chap.5.3.2.1.) fait ressortir deux zones distinctes. Dans une large partie de la Bresse, c’est-à-dire dans le Val-de-Saône (les cantons de Pont-de-Vaux, Bâgé-le-Châtel, Pont-de-Veyle et dans une moindre mesure jusqu’à Saint-Didier-sur-Chalaronne), à Bourg-en-Bresse et les environs (cantons de Péronnas, Viriat) ainsi qu’à la limite du Revermont (le canton de Treffort-Cuisiat auquel est rattaché Saint-Etienne-du-Bois et dans une moindre mesure celui de Coligny), la tarte au quemô désigne la préparation à base de crème pâtissière. Les consommateurs l’associent alors soit à la tarte à la frangipane, soit, étant donné les représentations précédemment développées à une tarte à base de « bouillie blanche » ou de « gaudes blanches ». Dans les autres cantons de la Bresse, à savoir ceux de Montrevel-en-Bresse et de Saint-Trivier-de-Courtes, cette appellation de quemô désigne la tarte au fromage.

Au sein d’une nomenclature, un même terme ne peut servir à désigner des productions de la même catégorie et aussi différentes. C’est pourquoi personne n’emploie le terme de quemô à la fois pour la tarte à la frangipane et la tarte au fromage. Et, pour des raisons de logique taxinomique, les habitants de chaque zone défendent avec la même intensité leur définition de ce terme vernaculaire et rejettent l’autre acceptation. A Saint-Etienne-du-Bois, certains prétendent que « ‘le quemô, le vrai quemô, c’est de la frangipane’ » ou encore que « ‘ce qu’ils appelaient autrefois le quemô, c’était de la bouillie blanche. La tarte au fromage, on n’y appelle pas le quemô. Ah non, non, non ! ’».Tandis qu’à Montrevel-en-Bresse, les positions s’inversent : « ‘la tarte au quemô, vraiment la tarte au quemô, c’était cette tarte au fromage qu’on appelait comme ça. En Bresse, la tarte au quemô, c’est vraiment la tarte au fromage’ ».

Confrontés à des propos divergents, les consommateurs apportent alors des explications en terme de diffusion. D’après eux, si pour certaines personnes, ce terme désigne une autre préparation, c’est parce que l’appellation s’est propagée, comme l’explique ce Stéphanois à partir d’une comparaison surprenante pour le secteur alimentaire : « ‘je vais vous expliquer : c’est à peu près comme la Mobylette. Voilà, la Mobylette, c’est un cyclomoteur. Alors ça a donné son nom à tous les cyclomoteurs qu’ils soient de marque Motobécane ou autre. Le quemô, c’est la même chose. De façon générale sur une tarte y avait ben du quemô. C’est comme la Mobylette qui a donné son nom à tout le monde’ ».

Si le terme de quemô désigne des préparations aussi différentes selon les localités, c’est qu’il fait référence plus largement à la garniture de la tarte, à ce qui accompagne la pâte, à l’épaisseur de son appareil, et cela quels qu’ils soient. Certains patoisants définissent ce terme dans ce sens : « ‘je pense que ce qu’on appelait quemô, j’y considérerais un petit peu comme le mélange disparate qu’on mettait sur la tarte’ », « ‘c’est ce qu’on met dessus, que ce soit du fromage ou de la frangipane ou même de la crème, pour nous c’est l’épaisseur’ » explique cette femme, relativisant sa première définition plus restrictive et faisant le geste si courant du pouce et de l’index apposés sous le nez et contre la lèvre inférieure. Or l’appareil prédominant variait, et varie toujours, selon les régions : dans le centre de la Bresse, le mélange à base de fromage blanc était le plus courant, tandis que dans le reste de la région, celui à base de crème pâtissière s’est largement imposé. Chaque consommateur associe donc, en fonction de son origine géographique, le terme de quemô au mélange qui est pour lui le plus significatif.

Une comparaison347 avec les variantes de tartes existant dans d’autres régions fait ressortir des appellations proches. En Champagne-Ardenne348 et plus précisément dans le sud de la Haute-Marne, la « tarte au quemeu » est présentée comme une tarte au fromage frais de Langres mais le quemeu (« la garniture », est-il précisé) varie considérablement d’une préparation à forte proportion de fromage, qui produit un quemeu blanc, à une préparation sans fromage (oeufs, lait sucre avec ou sans crème, et parfois une purée de potiron) qui donne un quemeu jaune. En Bourgogne349, la tarte au quemeau, également appelée cion (çion, shion, chion, scion) est une tarte au fromage blanc sucrée de la Bresse louhannaise (une variante salée est dénommée fra). Enfin en Franche-Comté350, la composition de la tarte au goumeau (on dit aussi commeau, kemeau, gomeau) peut fortement varier. Les auteurs précisent que le goumeau est une préparation - en général à base d’oeufs et de crème ou de beurre - destinée à enrichir la simple galette, appelée aujourd’hui galette de ménage. Etalé sur une pâte briochée, le goumeau, tel qu’il est fabriqué actuellement dans les boulangeries pâtisseries de Besançon, comprend du lait, du sucre, de la farine, des oeufs entiers, de la crème fraîche et de l’eau de fleur d’oranger. il s’apparente donc, hormis la fleur d’oranger, à la tarte à la frangipane bressane. Enfin, dans une autre région du département de l’Ain - dans le Bugey - la tarte à la gomme désigne une tarte à base de crème pâtissière (Cf. Chap.5.3.2.1.).

Notes
345.

Claudine Fréchet, Jean-Baptiste Martin, 1998, p.109.

346.

Nous reprenons ici l’orthographe telle qu’elle est dans le présent descriptif.

347.

Cette comparaison a été élaborée à partir des divers ouvrages de L’inventaire du patrimoine culinaire de la France, mené par régions administratives.

348.

L’inventaire du patrimoine culinaire de la France, Champagne-Ardenne, 2000, p.79-80.

349.

L’inventaire du patrimoine culinaire de la France, Bourgogne, 1993, p.97-99.

350.

L’inventaire du patrimoine culinaire de la France, Franche-Comté, 1993, p.85-87.