Tels qu’ils sont actuellement commercialisés, le fromage fort et le pourri sont deux préparations fromagères bien distinctes. Les producteurs et les commerçants (crémiers et fromagers) insistent sur la différence qui paraît alors évidente. Les techniques de fabrication sont décrites comme bien différentes (Cf. Chap. 3.2.2.6.), ainsi que le résultat obtenu. Le fromage fort, dont la recette comporte de multiples variantes, a l’aspect d’une crème épaisse, légèrement granuleuse, de couleur blanc cassé. Son odeur est un peu forte (certains commerçants conseillent aux clients novices d’entourer la barquette de fromage dans un film plastique et de l’enfermer dans une boîte hermétique). Ce produit est fabriqué par la plupart des crémiers de la région et certaines coopératives laitières. Le pourri, formé de morceaux de caillé moins liés que dans le fromage fort, a une texture plus sèche et un aspect moins homogène. Sa couleur est elle aussi irrégulière ; elle varie du blanc cassé au jaune paille sur les morceaux les plus maturés, devenus légèrement gluants. Son goût bien différent est plutôt comparé par certains vendeurs à la cancoillotte. La beurrerie de Foissiat a lancé en 1998 une fabrication commerciale de cette production autrefois domestique. Ses produits sont vendus par les crémiers de la région.
Pourtant l’identification et la distinction entre ces deux productions fromagères ne sont pas toujours aussi évidentes. Le fromage fort est souvent indifféremment appelé pourri. A Saint-Etienne-du-Bois, nombre de personnes, surtout parmi les plus âgées mais pas uniquement, emploient spontanément le terme de pourri pour désigner ce que les commerçants appellent fromage fort : « ‘c’est la même chose. Fromage fort ou fromage pourri, c’est tout la même chose ’» expliquent-elles. Certaines ont le souvenir que leurs parents utilisaient l’un ou l’autre mais constatent un basculement en terme d’occurrence respective : « ‘ça se disait les deux. Ça se disait encore bien le fromage pourri. Mieux que maintenant. Alors que maintenant ça ne s’emploie plus trop le fromage pourri ’». Les documents écrits confirment l’assimilation de ces deux termes : « ‘on l’accompagnait de tartines ou rôties de fromage fort (Note de l’auteur : fromage fermenté obtenu avec du fromage blanc, sec. Appelé encore fromage pourri.)’ »351. La description qu’en fait Tortillet correspond à celle qui a été donnée pour le fromage fort : « ‘le fromage fort ou pourri est un mélange de fromage sec de vache et de fromage de gruyère que l’on râpe et qu’on fait fermenter en y ajoutant un levain. On y ajoute généralement un peu de vin blanc’ »352. Quant à l’ouvrage C’était hier, plus récent, il relate le même rapprochement : « ‘le fromage frais de l’été était remplacé par du fromage fort (fromage pourri). Ce terme irrévérencieux s’applique à du fromage de chèvre sec râpé auquel on ajoutait du bouillon de poireau et du vin blanc sec. L’ensemble subissait une légère fermentation’ »353. Quant aux fabrications, à Saint-Etienne-du-Bois, l’une ou l’autre était autrefois élaborée, en fonction des familles.
D’ailleurs la frontière entre les deux types de préparation fromagère, lorsqu’elles étaient de fabrication domestique, n’était probablement pas si nette. Lorsque les particuliers élaboraient leur fromage fort uniquement avec des productions familiales, à savoir du fromage de chèvre ou du fromage de vache, sans l’apport de fromages du commerce (comté, bleu, etc.), le résultat était sans doute assez proche du pourri. Comme par ailleurs les recettes devaient diverger d’une maisonnée à une autre, il ne devait pas y avoir plus de différence entre le fromage fort et le pourri qu’entre les différents fromages forts propres à chaque famille. En fait, il s’agit d’une catégorie alimentaire qui autorise une grande liberté dans la fabrication et qui permet de multiples variantes. Ce que retiennent les consommateurs, c’est le fait qu’il s’agisse d’un produit mis à maturer, à refermenter, d’où l’emploi du terme de pourri qui souligne, comme le signale Claude Lévi-Strauss dans son Triangle culinaire, une élaboration naturelle : « ‘c’est un fromage qu’on laisse pourrir, s’abîmer’ » ; « ‘on disait du fromage pourri parce qu’on le laissait fermenter. Donc, ça faisait un fromage pourri, ben c’était du fromage fort ’»; « ‘on le laissait fermenter quelques jours avant de le manger. On le laissait faire, disons. C’est pour ça qu’on y appelait le pourri !’ ». Tous les Bressans insistent sur le temps nécessaire à sa transformation, c’est-à-dire sur l’action de la nature sur un produit de la culture. Mais ils soulignent également le fait que le temps n’arrivait jamais à bout de cet aliment ; celui-ci était intarissable puisque le pot de grès était indéfiniment rechargé : « ‘ils rajoutaient quand on faisait les poires, le marc, à l’automne, et puis après à mesure que le pot diminuait, on râpait des fromages de chèvre, on en remettait dedans. On remettait du bouillon de poireau, on le changeait un peu disons, on finissait jamais la préparation du début ’». En effet, la maîtresse de maison « ‘en faisait toujours, avant qu’il soit fini, il fallait toujours qu’il y ait un levain. Mais il fallait quelques jours pour qu’il se fasse quoi’ ». En raison de ce levain, on a véritablement affaire à l’image d’une production vivante dont la caractéristique principale est la fermentation. Dans la région Rhône-Alpes, le fromage fort faisait l’objet d’un même arrangement. L’inventaire du patrimoine culinaire de la France reprend Le Littré de la Grand’Côte (1895), dans lequel il est cité « ‘une famille à Fleurieu-sur-Saône, où le fromage fort est conservé depuis 1744 ’»354. En somme, le fromage fort et le pourri représentaient une même catégorie classificatoire et ne correspondaient pas à deux productions clairement identifiables. Ils étaient assimilés à un aliment aux frontières complexes, mouvantes, instables. Il semble que ce soit leur commercialisation qui ait imposé une classification plus précise, instaurant une distinction claire entre fromage fort et fromage pourri (ou vieux).
En somme, l’attention portée à l’aliment consommé, ainsi qu’à la recherche de ses nuances et différences puisque celui-ci est souvent variable, donnent une maîtrise sur l’aliment : celui-ci n’est pas subi, consommé avec méfiance comme les Objets Comestibles Non Identifiés. Au contraire, en étant sujet à une vigilance de l’esprit, en faisant l’objet de comparaisons, d’évaluation, l’aliment est approprié par le consommateur. L’emprise sur l’aliment, par un jeu gustatif autour de ses caractéristiques organoleptiques, rassure le consommateur. Ainsi le lien entre connaissance du produit et hédonisme alimentaire est crucial : la maîtrise de sa constitution (ses spécificités organoleptiques, la subtilité des saveurs liées aux modes d’absorption, etc.) participe au plaisir et à la satisfaction de sa consommation.
Si tout le monde n’est pas doté des mêmes capacités de perception des goûts355, il est évident qu’au-delà des différences physiologiques, intervient la subjectivité. Les sens s’imposent différemment aux consommateurs en fonction de leur propre histoire. Evaluer si une crème est acide, si une pâte à tarte est épaisse, un civier gris ou une courge fine est difficile et relatif. Seule l’expérience, qui donne des repères, permet de prendre en compte les nuances et d’établir une échelle d’intensité. C’est grâce à une consommation fréquente, par la répétition, que l’aliment est en quelque sorte apprivoisé et que le consommateur arrive à déceler des différences qui ne sont pas perceptibles par le consommateur néophyte. La perception des sensations, ainsi que la capacité à les nommer, est le résultat d’un processus d’apprentissage qui commence dès la naissance et se perfectionne pendant des années : « ‘on apprend non seulement que ceci est salé ou sucré, mais aussi que ceci est salé ou sucré juste comme il faut pour nous... nous famille, nous membre d’un groupe social, d’une ville, d’une culture’ »356. L’apprentissage de la perception se traduit par un attachement des consommateurs à des produits en fonction de critères qu’eux seuls sont parfois capables d’examiner et d’évaluer.
On retrouve très précisément dans le rapport aux aliments, au goût et aux préférences alimentaires, la question de la « mise en objet » développée par Jean-Pierre Warnier357 selon laquelle le corps a la particularité d’incorporer la dynamique de l’objet (et ses qualités) au point que le sujet et l’objet ne fassent plus qu’un. Cet auteur prend, comme exemples introductifs, la conduite automobile ou l’art de barrer un bateau à voile pour montrer que le sujet fait corps avec l’objet :
‘« Pour bien conduire une automobile, il faut en avoir incorporé la dynamique de telle manière que l’on n’ait plus à réfléchir à la position des roues, à l’encombrement de la carrosserie, à la force d’inertie ou à l’élan de la masse qu’il faut entraîner ou ralentir, à l’emplacement et aux mouvements des commandes. Un débutant est incapable de faire cela. Il faut qu’il pense délibérément à tous ses gestes et parfois qu’il verbalise son action : “je débraye, j’enclenche la première (et il y applique trop de force), j’accélère (et il emballe le moteur), j’embraye (il le fait trop vite et le moteur cale). Je re-démarre (mais il a oublié de revenir au point mort ou de débrayer, de sorte que la voiture fait un bond en avant)”. Après trente minutes de conduite, il est épuisé. Le conducteur confirmé ne réfléchit plus, de sorte que “ça conduit” plutôt qu’il ne conduit. Il le fait sans fatigue, à l’économie. Il fait corps avec la voiture. Quand il change de voiture, il faut un temps d’adaptation plus ou moins long - pour modifier ses stéréotypes moteurs en fonction du changement d’objet »358.’Jean-Pierre Warnier souligne que cette incorporation « ‘s’effectue par la mise au point de conduites motrices mémorisées par le corps et qui se manifestent par des stéréotypes moteurs. Ce sont des gestes ou des séries de gestes qui, à force de répétition, peuvent être effectués sans effort ni attention particulière, avec efficacité, dans la plus grande économie de moyens ’»359. Dans le domaine de l’alimentation, le corps mémorise le rapport à l’aliment - son goût, sa saveur, sa texture, etc. - au point que la reconnaissance et par là l’absorption s’effectuent sans effort. Par la répétition des consommations, le corps est marqué par l’aliment au point que l’on peut se demander si la satisfaction gustative n’est pas lié à la satisfaction de se retrouver soi dans l’objet.
Les caractéristiques essentielles des productions bressanes, celles qui définissent le produit et qui sont observées, ont été incorporées par les consommateurs et appartiennent aux savoirs et représentations collectifs. Sorties de leur contexte culturel, les productions locales et traditionnelles se trouvent face à des consommateurs qui ne maîtrisent ni les modes de consommation ni les subtilités organoleptiques, en somme dont les corps n’ont pas incorporé la dynamique de l’aliment. Elles perdent une partie de leur identité et se rapprochent de la catégorie des produits génériques.
Les connaissances, les représentations et les pratiques observées jusqu’à présent sont essentiellement celles des consommateurs dans leur rapport au quotidien, à l’intime, au domestique. Nous allons maintenant nous intéresser à ce qui relève des pratiques publiques, des manifestations collectives, des mises en exposition de l’alimentation locale.
Paul Carru, 1909, p.2.
Marius Tortillet, 1927-1928, p.78.
C’était hier, 1995, p.71.
L’inventaire du patrimoine culinaire de la France, Rhône-Alpes, 1995, p.431.
« Il existe une très grande différence interindividuelle dans ce domaine, en dehors de toute pathologie ; ainsi, constitutionnellement, nous ne sommes pas également armés pour sentir les finesses d’une saveur. Cette différence apparaît très tôt et est définitivement en place, caractéristique individuelle, dès l’âge d’un an » (Matty Chiva, 1992, p.161).
Matty Chiva, Ibid. p.164.
Jean-Pierre Warnier, 1999.
Ibid. pp.9-10.
Ibid. p.11.