A propos de l’alimentation régionale et des productions locales, la référence au passé est quasiment inéluctable. Dans les discours, la spécificité locale se lie intimement à la profondeur historique. Ainsi, lors des entretiens, les informateurs ont profité de la liberté donnée par des questions ouvertes autour des aliments pour aborder ce qui peut être qualifié d’une « alimentation du passé » ou d’une « alimentation d’autrefois ». Maints souvenirs ont été évoqués à ce sujet, reflets de ce qu’ils ont vécu ou réminiscences qui leur avaient été contées par leurs parents ou grands-parents. Plus l’âge des individus était élevé, plus le recours au passé était courant, sous forme d’histoires personnelles ou de généralités sociales. Rapidement nous avons repéré que pour chaque produit, un certain nombre de thèmes revenait régulièrement d’un locuteur à l’autre, sous forme d’histoires, présentant souvent le même contenu. Entendues une première fois, elles avaient retenu notre attention par leur caractère précis, parfois anecdotique ou surprenant, puis au fil des entretiens, elles revenaient, provoquant presque un sentiment d’agacement par leur récurrence (« je sais, on me l’a déjà dit » pensions-nous ayant le sentiment que les interlocuteurs contaient plus une histoire impersonnelle qu’un souvenir réel). L’exemple de la conservation des denrées périssables dans les puits, cité ultérieurement dans le chapitre consacré aux produits laitiers, est particulièrement représentatif de ces récits que chaque locuteur se doit de raconter. Il s’agit en fait d’histoires appartenant à la mémoire collective, qui sont véhiculées par la communauté et qui structurent les souvenirs individuels. Plus ou moins vivantes, anecdotiques et détaillées, en fonction des capacités oratoires des personnes, ces histoires, projetées dans le passé, privilégiaient, selon l’aliment concerné, un mode de consommation, une technique de fabrication, une caractéristique organoleptique d’une matière première, etc. Répétées par les divers membres de la communauté, elles participent à la construction d’une mémoire collective autour de la nourriture.
Reprenant les travaux de Jean Pouillon et ceux de Gérard Lenclud, concernant la notion de tradition, nous concevons que les souvenirs représentent « ‘un point de vue que nous prenons aujourd’hui sur ce qui nous a précédés’ »367, « ‘une interprétation du passé conduite en fonction de critères rigoureusement contemporains’ »368. Ainsi, ces histoires autour de l’alimentation correspondent à une lecture sélective du passé en fonction de ce qui intéresse directement la société bressane actuelle. Il s’agit des éléments qu’elle a retenus comme particulièrement significatifs, qui donnent des repères et servent de référence. L’étude de ces souvenirs permet de repérer les éléments qui font sens dans l’alimentation et d’observer comment la société a construit sa tradition alimentaire. A chaque produit correspond un ou quelques thèmes jugés dignes d’intérêt : la convivialité, le savoir-faire, l’autarcie, etc.
Nous exposons, dans ce chapitre, ces histoires, véhiculées plus particulièrement par les membres les plus âgés de la communauté bressane, autour de chaque aliment et qui correspondent à une mise en exposition verbale. Il ne s’agit nullement d’une présentation exhaustive des informations relatées par les Bressans sur les divers produits du passé mais de ces histoires incontournables, celles auxquelles ne peut échapper l’auditeur, de ces récits les plus significatifs, ceux qui reviennent avec la plus grande occurrence, de manière généralement spontanée et qui prennent le plus de place dans les propos des contemporains bressans. Il s’agit donc de relater ce discours affectif, fait d’images et d’émotions, véhiculé par les orateurs. Ainsi, certains aliments suscitent des narrations particulièrement riches en détails, d’autres sont beaucoup plus sommaires ou encore particulièrement stéréotypées. Le contexte de ces histoires autour de l’alimentation du passé est toujours celui de la ferme, si bien que ceux dont l’enfance ne s’est pas déroulée à la campagne se présentent comme des exceptions. Ils excluent leurs souvenirs, non conformes à la mémoire collective, comme si ceux-ci n’étaient pas valables. Quant aux repères chronologiques, souvent omis, ils varient également en fonction des histoires ; l’absence de précision oblige donc l’auditeur à interpréter, en fonction de ses propres représentations et connaissances. Par ailleurs, dans le cadre d’un système d’auto-production, les souvenirs relatifs à l’alimentation régionale en Bresse convoquent tant les histoires portant sur la consommation stricto sensu que sur les systèmes de production (l’élevage par exemple) ou la transformation des produits.
Jean Pouillon, 1975, p.160.
Gérard Lenclud, 1987, p.118.