5.1.1.1. Histoires autour de la paria

Les souvenirs les plus courants sur la paria relèvent de deux grands thèmes : son statut de technique de conservation et les étapes de sa fabrication. Ceux portant sur la consommation de ce produit, s’ils ne sont pas absents, sont néanmoins beaucoup moins riches et rarement premiers. En effet, les quelques allusions décrivent surtout un plaisir enfantin : « ‘quand on allait à l’école, ma mère elle faisait une grande tartine comme ça. Puis elle mettait la paria dessus et après elle coupait en deux et elle y collait ensemble. Et à l’école, à quatre heures, à la récréation, de dix heures, on mangeait ça. Ça ne faisait pas peur !’ ».

En fait, lorsqu’il est question de paria, les propos se portent plus volontiers sur d’autres souvenirs. Ainsi, les Bressans qui ont connu sa fabrication domestique évoquent inéluctablement sa fonction de moyen de conservation des fruits : « ‘c’était une façon de consommer les fruits, les fruits cueillis qu’on ne pouvait pas conserver pendant l’hiver’ ». La recrudescence de la fabrication de la paria ayant été suscitée par la pénurie de sucre durant la Seconde Guerre mondiale, il n’est pas surprenant que les Bressans insistent sur cette spécificité : les souvenirs ont retenu de cette confiture son absence d’adjonction de sucre et la longue cuisson nécessaire à la dessiccation des fruits : « ‘il fallait y faire cuire, je vous dirais 18h, à feu doux... On n’y ajoutait pas de sucre, rien’ ». Aucun ne manque de préciser cette absence, d’autant plus que les caractéristiques organoleptiques du produit pourraient indiquer le contraire : « ‘y avait une espèce de petit goût de caramel, de bien cuit. Mais enfin y avait pas un gramme de sucre’ ». Par l’emploi de la plus petite unité de mesure généralement utilisée en cuisine, le gramme, cette informatrice insiste sur l’absence totale d’adjonction de sucre, mais souligne la présence du sucre des fruits. Notons que dans la région de Saint-Trivier-de-Courtes, les habitants n’insistent pas autant sur cette absence de sucre dans la fabrication du vincuit, homologue de la paria. Dans cette autre commune, l’ingrédient qui suscite les discours est plutôt le vin, en raison de l’appellation ambiguë de vincuit. A ce sujet, les souvenirs sont divergents : « ‘chez mes parents, j’ai toujours vu mettre du vin doux. Aux vendanges, mon père tirait du vin... il me semble même que c’est ce qui fait l’origine du nom vincuit ’» avance l’un d’entre eux, aussitôt contredit par son ami : « ‘ah ben, pas chez nous. Moi j’ai jamais vu faire ça chez moi’ ».

La raison de cette préparation étant d’utiliser et de conserver des fruits périssables, les Bressans rappellent son efficacité en précisant la longue durée de stockage de la paria. Pour certains, « elle se gardait un an », unité de mesure correspondant à un cycle productif classique, pour d’autres beaucoup plus : « ‘ça permettait d’avoir de la confiture en réserve, non seulement pour une année mais même pour plusieurs années’ ». Certains précisent que cette durée dépendait de la bonne réussite de la préparation : « ‘quand c’était bien cuit, ça ne devait pas s’abîmer’ ». Une longue cuisson était en effet le paramètre essentiel de cette préparation. C’est pourquoi en cas de moisissure, la technique, décrite par tous, consistait à la stériliser en la passant au four : « ‘au printemps, on la surveillait, si au printemps, il commençait à lui pousser un peu de la barbe sur les côtés, on se dépêchait, on raclait un peu le moisi et on la passait au four ! Ça stérilisait le dessus et on remettait la feuille de papier sulfurisé’ ». D’autres précisent que cette opération produisait une croûte sur le dessus du produit : « ‘ça faisait une espèce de machin dur dessus’ ».

Au-delà de son statut de technique de conservation, la paria évoque auprès des Bressans qui ont assisté à son élaboration, les différentes étapes de la fabrication domestique.

Les histoires portant sur l’organisation de la fabrication de la paria se ressemblent, tels ces deux extraits, collectés auprès des particuliers qui ont vu faire la paria durant leur enfance : « ‘Alors la tradition c’était de... d’aller chez les voisins : “Ben demain, on plume chez untel”. Et puis, après, le lendemain, ben on allumait le feu, le matin à 5h du matin et la paria était finie de cuire le soir, tard. Alors comme il faut la brasser tout le temps, il fallait du monde, pour remplacer, et puis y avait toujours l’accordéon et puis c’était la fête’ ».

‘« J’habitais un hameau qui était avant Pommier. A Pommier, il y avait plusieurs parias, et j’étais donc gosse, puis jeune après, et bon, pour moi, la paria, le premier soir, c’était le rassemblement de tout le monde pour plumer les poires. Mais le lendemain c’était la fête parce que les jeunes y allaient pour venler mais y en avait deux qui tournaient et les autres dansaient, s’amusaient, c’était... c’était sympa quoi. Je me rappelle toujours les gestes qui sont un peu rituels, de voir la grand-mère de Jean, être là, prendre son assiette, prendre la paria, la mettre dans son assiette, et puis voir si la confiture était cuite, si elle filait elle disait : “allez il faut encore venler”369 et puis si au contraire : “faut arrêter de venler, elle va être trop cuite”370. Je le vois toujours quoi ».’

La première étape de cette préparation est donc l’annonce de la veillée. Il s’agit de solliciter l’aide des parents et voisins et d’emprunter éventuellement le chaudron de cuivre qui faisait parfois le tour des maisons du hameau. La première veillée était consacrée à la préparation des poires. Les Bressans soulignent l’emploi du terme « plumer » pour désigner cette première opération : « ‘les poires en Bresse, on les plume ! On ne les épluche pas, on les plume !’ » répètent-ils tous. De toute évidence, ceux-ci s’efforcent d’entretenir cette spécificité de langage, probablement dérivée du terme vernaculaire « plumo », mais rarement employée spontanément. En effet, le verbe « éplucher » se substitue systématiquement à celui de « plumer » dans les discussions générales, et fréquemment dans celles portant précisément sur la paria. Il arrive alors aux locuteurs de se reprendre, afin de se corriger et conserver cette expression. Par contre, l’emploi du verbe « quartiser », du terme vernaculaire « quartijeu » qui signifie couper en quartiers, n’est jamais présenté comme une exception bressane alors qu’il est fréquemment employé par les interlocuteurs. Il a parfaitement intégré le langage courant, si bien que certains Bressans s’étonnent de son absence dans les dictionnaires français. Il n’est pas surprenant que ce soit le verbe « plumer », qui évoque incontestablement la volaille, animal dont on sait le poids culturel en Bresse, plutôt que celui de « quartiser », qui soit l’objet de revendications linguistiques et donc d’une certaine forme de patrimonialisation.

La cuisson de la paria, le lendemain, suscite des souvenirs très prolixes. Durant toute la journée, jusqu’à tard le soir, les participants vont se relayer pour venler la paria. Concernant cette étape, les mémoires ont retenu les diverses méthodes qui permettaient d’évaluer le moment exact où il fallait commencer à venler, les fruits étant tombés au fond du chaudron et risquant d’accrocher. Elles sont présentées de manière très anecdotique. Outre celle déjà décrite, car utilisée par l’association de Saint-Etienne-du-Bois, consistant à planter une baguette de bois, certaines personnes évoquent celle nécessitant une pièce de monnaie : «‘j’ai encore vu faire ça, je parle toujours de ma grand-mère parce qu’elle vivait à la ferme et puis j’étais avec elle. Pour savoir quand les poires étaient... elle mettait ce qu’elle appelait un écu, une pièce de 5F en argent dans le chaudron et pendant que ça bouillait, l’ébullition, on entendait sonner la pièce au fond du chaudron et quand on ne l’entendait plus, on dit “ça y est, c’est temps de remuer, avant que ça colle”’». La paria risquant d’attacher au fond du récipient et de brûler rapidement, venler réclamait une technique et une attention particulières que soulignent immanquablement les connaisseurs : «‘y a un morceau de bois, au bâton, il faut que le morceau frotte au fond’» ; «‘on faisait des va-et-vient, on allait d’un bout à l’autre. [...] Et on donnait un petit tour autour aussi. [...] Ce qu’il faut faire, c’est bien essayer de passer partout. Si vous venez rien que d’un côté...’», la suspension dans le propos de cet interlocuteur laissant présager le pire ! Revient alors le souvenir des voisins les moins experts, ceux qui venaient aider mais dont on se méfiait : « ‘quand on en faisait, y avait notre Nina, il aimait beaucoup venir, parce qu’il mangeait... et puis on le laissait faire parce qu’il venait exprès, fallait lui faire plaisir. Mais j’ai souvent entendu dire ma mère : “va donc changer, parce qu’il remue toujours du même côté, le vincuit va coller”. Parce qu’il avait tendance à aller et venir, alors il remuait toujours au même endroit ’». Si ce travail n’est pas présenté comme difficile, il réclame néanmoins de la constance sur une longue durée : « ‘il faut frotter comme ça, tout le temps, tout le temps comme ça, et puis pas arrêter. Faut pas arrêter, ça dure cinq heures, sans s’arrêter ’». Le risque principal est que le mélange brûle, ce qui, là encore, évoque des souvenirs : « ‘si ça brûle c’est foutu, ça a le goût du brûlé. Quand ça commence à brûler, c’est bien arrivé des fois, ben faut vite y sortir. Il faut tout y transvaser pour nettoyer le chaudron. Parce qu’en chauffant, si ça brûle un petit peu, ben ça s’élargit’ ». Les récits portant sur cette étape de la fabrication prennent un aspect quelque peu épique qui donne une coloration rituelle aux opérations. Or, comme dans tout protocole rituel émerge une incertitude : la préparation va-elle réussir ou rater ?

Enfin, l’arrêt de la cuisson, qui marque l’arrêt de la veillée, est tout aussi ritualisé. Les informateurs aiment à rappeler comment le degré de cuisson était évalué en versant un peu de paria dans une assiette. Notons que les hommes décrivent souvent cette technique comme étant spécifique à la paria sans savoir qu’elle est également employée pour les confitures. Visiblement, si la fabrication de la paria relève de leur compétence, celle de la confiture est réservée au domaine des femmes.

Une fois cuite, la paria était versée chaude dans des cruches qui étaient hermétiquement fermées. Là, les souvenirs sont plus ou moins fiables : assez précis pour certains (« ‘on y bouchait tout de suite, chaud. On prenait du papier sulfurisé et on trempait dans du blanc d’oeuf. On mettait ça sur le pot et ben mon vieux, un tambour ! Le papier durcissait, ça colle ’»), beaucoup moins pour d’autres (« ‘on mettait une feuille de papier sulfurisé, imbibée d’alcool’ »). Si le rôle de l’alcool est compréhensible pour son rôle d’asepsie, il semble que les précisions concernant la manière de fixer le papier ont été négligées. Les cruches, ainsi protégées des guêpes, « ‘on mettait un papier journal dessus, avec une ficelle pour y tenir. Autrement les souris pouvaient percer le papier’ ». Puis les récipients étaient stockés : « ‘on mettait les pots sur les tirants au grenier, sur les pièces de bois, y avait pas de bestiaux ’». Cette pratique n’étant plus d’actualité, ces souvenirs sont souvent imprécis. Mais ce qui a été entretenu, c’est l’image d’une préparation ayant pour principal atout de pouvoir être conservée.

Il faut noter que parmi les étapes de la fabrication, l’opération de réduction du jus de pomme, dans lequel cuiront les poires «quartisées», n’est jamais première parmi les souvenirs voire même souvent totalement occultée. Le fait que ce temps de la préparation ne présentait pas de dimension collective, expliquerait-il qu’il soit moins resté dans les représentations du passé ?

Par contre, parmi les étapes de la fabrication de la paria, les deux veillées, et plus encore la seconde, ont particulièrement marqué la mémoire des Bressans : « ‘on faisait une veillée qu’on plumait des poires, on était nombreux et après on y faisait cuire le lendemain’ ». Prioritairement décrites lorsque ce produit est abordé dans les discussions, elles suscitent les émotions les plus fortes et les souvenirs les plus prégnants. Perçues comme des moments de réjouissances, le vocabulaire employé par les informateurs pour les évoquer est univoque. L’une d’entre eux qui se remémore cette activité avec enthousiasme, déclare tour à tour : « ‘on passait de bonnes veillées ’», « ‘c’était de la rigolade’ », « ‘c’était marrant’ ». Si ces soirées fonctionnaient sur le mode de l’entraide, la notion de travail est écartée au profit de celle de détente, et même de plaisir.

Ces veillées avaient un caractère festif évident que les Bressans reconnaissent souvent sur un mode nostalgique : « ‘c’était une fête sympathique’ ». La présence de la musique, de la danse, des jeux ou encore des repas sont le plus souvent décrits pour argumenter cette idée : « ‘quand on faisait [la paria], qu’on venlait, c’était les anciens qui venlaient et les jeunes qui dansaient. Y avait l’accordéon. Et alors c’était le casse-croûte, on mangeait après, quand la paria était faite’ » (notons que les informateurs qui témoignent actuellement sont ceux qui, justement à cette époque, appartenaient à la génération des « danseurs »). Mais la dimension collective de cette activité suffit déjà à en faire un moment d’exception. Il s’agissait d’un temps de convivialité, partagé par la communauté. Cette fabrication était l’occasion de rompre avec l’espace quotidien : parents et amis étaient invités à franchir l’espace privé et à s’insérer dans l’économie domestique des hôtes. Cette activité se caractérisait par le rassemblement de plusieurs membres de la communauté ; les participants rapportent souvent, à propos de ce regroupement, des informations quantitatives : « fallait du monde », « ‘on s’y mettait tous dans le quartier’ », « on était nombreux », etc. Les frontières spatiales entre groupes, ainsi qu’entre sexes, étaient abolies. Jeunes hommes et jeunes femmes étaient encouragés à se rencontrer par le biais de la danse mais aussi directement par celui de la préparation de la paria puisque : « ‘pour commencer, un jeune homme et une jeune fille, de préférence remuent la “paria”, en tournant le bâton d’un mouvement régulier’ »371, opération qui oblige les corps à se rapprocher intimement. Cette tradition est souvent racontée, parfois avec discrétion comme pour laisser planer un doute sur le sens de cette relation : « ‘c’était les anciens qui venlaient [...] mais parfois les jeunes venaient venler à deux. C’était une façon de s’aborder entre jeunes. A cette époque, les occasions de fêtes n’étaient pas nombreuses’ ». Durant cette veillée, le temps quotidien était lui aussi aboli : la préparation se terminait tard le soir si bien que les participants rentraient « dans la nuit ». En insistant sur la durée de la préparation, les Bressans rappellent la longueur de la soirée, comme un temps arrêté. La danse - et la musique - modulait le temps et rythmait la soirée ; la cuisson de la paria en dépendait : « ‘comme les jeunes voulaient encore un peu danser, on venlait encore un peu la paria’ ». Dans les esprits, danse et paria sont intimement liées. De toute évidence, la fabrication de la paria était l’occasion d’une fête traditionnelle au sens d’Agnès Villadary : « ‘la fête, événement sacré, est vécue par la communauté comme un moment de vie intense en rupture complète avec la vie ordinaire. A la répétition journalière des tâches, à la dispersion des activités, elle substitue une période de rassemblement, de concentration des énergies et des hommes’ »372.

En fait, cette préparation alimentaire, comme toute fête traditionnelle, jouait un rôle social éminent, ce qui explique l’insistance avec laquelle les informateurs en parlent. Elle était chargée d’entretenir les liens entre les membres de la communauté et de maintenir la cohésion sociale. Finalement, le produit n’est pas aussi important que les relations qu’il permettait de tisser lors de sa préparation : si la longueur des opérations, qui sous-entend la durée de l’événement, est systématiquement racontée, rares sont les commentaires concernant les quantités produites, qui devaient pourtant être considérables. Cette absence de précision quantitative révèle que la paria était moins une production économique qu’une production sociale : la durée de la préparation est de toute évidence un élément signifiant dans la vie du groupe, alors que les quantités ne sont que le résultat de cet événement. Quant à l’attention portée autour de la fabrication (éviter que ça n’accroche, que ça ne s’abîme, etc.), si elle a une raison physique et matérielle indéniable, elle permet de rassembler les énergies autour de cette marmite, métaphore de la fragilité des relations sociales et des rencontres qui réussissent ou qui ratent. Il faut à cet égard se souvenir de la fonction symbolique qu’Yvonne Verdier accorde aux pots, marmites ou autres récipients. Ceux-ci désignent en effet les groupes familiaux et leur fonction reproductrice, comme le révèle nombre d’expressions et de proverbes : « ‘ces formulations posent l’activité culinaire et le partage de nourriture comme symbole et condition de la vie commune’ »373.

Etant donné l’importance sociale de cette préparation, il n’est pas surprenant que chacun y occupe une place précise, sous le contrôle de la génération la plus ancienne : la grand-mère, souvent évoquée par les interlocuteurs comme garante de la cuisson de la paria, se trouve tout autant garante de la communauté par l’intermédiaire du rituel.

Notes
369.

Tournure verbale rapportée tout d’abord en patois par l’interlocuteur puis traduite ainsi dans la foulée.

370.

Idem.

371.

Bozonnet, Pomateau, Terminal, Couvat, 1941, p.213-214.

372.

Agnès Villadary, 1968, p.26.

373.

Yvonne Verdier, 1979, p.305.