... du beurre pour vendre sur le marché

A propos du beurre, les souvenirs portent prioritairement sur la production domestique qu’il s’agisse de sa fabrication, de sa conservation, de sa commercialisation ou de sa moindre consommation, tandis que les réminiscences concernant l’organisation des coopératives fromagères et des beurreries ne sont que secondaires. En somme, il semble que la période antérieure à la création de ces structures soit privilégiée dans les discours et les représentations associés au passé de cet aliment.

La fabrication du beurre est décrite avec plus ou moins de précisions, selon l’âge et l’expérience des personnes. Les plus âgés déclarent en avoir fait, les plus jeunes parlent d’une activité qu’ils n’ont pas connue personnellement : « ‘nos parents faisaient du beurre, quand ils étaient jeunes. Mais nous, on n’y a pas vu faire. Nos fromageries sont du début du siècle’ ». Le barattage généralement réalisé par les femmes, présenté comme fastidieux, est peu décrit. C’est la phase du moulage des mottes et de leur décoration qui suscite le plus de commentaires :

‘« ce beurre était parfois fabriqué dans des moules en bois qui, à ras le moule ça faisait 500g ce qu’on appelait chez nous une livre. Et dans le fond du moule ça représentait une vache ou une fleur si bien que quand c’était démoulé sur la livre... Mais je me souviens que chez nous quand c’était des périodes où y avait beaucoup de beurre on en faisait une motte sur une planche comme ça et, c’est ma grand-mère qui faisait ça, à l’époque elle avait 70 ans peut-être, sur la motte de beurre avec une cuillère en bois elle faisait des dessins, elle passait dans un sens et après elle passait dans l’autre ».’

La conservation du beurre suscite également de riches et abondants commentaires. Parmi les nombreuses réminiscences, celle portant sur l’utilisation d’une plante pour le transport du beurre est courante : « ‘on recouvrait ça d’un papier sulfurisé. Mais plus loin de nous, avant la guerre de 14, et peut-être encore après... on mettait des feuilles qu’on appelait des feuilles à beurre’ ». Ces feuilles servaient à envelopper les mottes de beurre (« ‘pour l’emmener au marché, ils l’enveloppaient dans des feuilles de côtes de bettes’ ») et à tapisser les paniers (« ‘les fonds de panier, on les garnissait aussi de feuilles de betterave’ »). Si les interlocuteurs citent systématiquement cette pratique, et ses raisons (« pour y tenir au frais », « ‘parce que la betterave était une feuille chargée en eau, en se desséchant, l’évaporation produisait du froid ’», etc.), les souvenirs sont incertains et divergents concernant les variétés de plantes employées : feuilles de betteraves pour les uns, de bettes pour les autres, ou encore de choux. D’autres se souviennent d’une plante spéciale, « sans nom » (tout au moins, personne ne l’a retenu « ‘le nom de la plante je ne m’en souviens pas’ »). Certains se contentent de la décrire (« c’est une feuille large et longue »), de la comparer (« c’est de la famille de l’oseille ») d’autres la dénomment judicieusement « feuilles à beurre ».

Par ailleurs, les personnes âgées aiment à rappeler l’absence de réfrigérateur et l’ingéniosité dont il fallait faire preuve. Nombreuses sont celles qui, comme dans l’exemple suivant, ont employé la même forme verbale pour en parler, c’est-à-dire qu’après avoir posé une question évoquant les difficultés de conservation, elles précisaient la réponse dans la foulée : « ‘après il fallait le mettre au frais, alors comme y avait pas de frigo dans les maisons, et puis on n’avait pas tous des caves bien fraîches, et bien vous savez où on le mettait ? Dans le puits. On y mettait dans un panier et souvent dans des feuilles de betterave ou de choux... ou de vigne. Il paraît, je ne sais pas, ça maintenait le froid un peu. Et ça y est, on y descendait au fond du puits’ ». Selon le même procédé linguistique, un autre interlocuteur me demande : « ‘la crème, tu la descendais, tu ne sais pas où ? Dans le puits’ », la réponse étant donnée si rapidement, que la possibilité de répondre ne m’était pas donnée. Tous ont insisté, de manière similaire, sur cette technique utilisée aussi bien pour stocker le beurre que pour faciliter le barattage de la crème (« ‘la crème, tu la descendais, [...] pour la tenir au frais, parce que ton beurre allait beaucoup plus vite à faire après’ »), ou encore pour y conserver divers autres produits (« ‘quand tu avais quelque chose à maintenir un peu au frais pour une raison ou pour une autre, tu mettais dans un seau et tu descendais à ça de l’eau ’». Autour de cette technique de conservation se greffent de nombreuses anecdotes que les interlocuteurs ont plaisir à raconter avec humour : « ‘chez mes parents, ils mettaient la crémière comme on disait dans le puits. Et y avait un petit vieux, un voisin, qui n’avait pas de puits chez lui, il venait des fois chercher de l’eau chez nous. Avec son seau d’eau, il avait renversé la crème dans le puits et il paraît qu’il a fallu des mois pour enlever cette odeur de crème dans l’eau’ ». Plus croustillante et encore plus répandue, l’histoire du chat fait rire l’assemblée qui écoute cet orateur et se souvient de la même anecdote : « ‘faut qu’on vous dise tout, bien sûr. Quand on descendait le panier de beurre au fond du puits, bien il y avait le chat qui sentait le beurre au fond du puits et des fois il tombait dedans. Et on sortait le panier de beurre et le chat, c’est-à-dire que autant la viande du chat que le beurre, ça pouvait faire un bon bouillon. Mais ça, ça arrivait très souvent !’ ».

A côté de cette technique de conservation du beurre frais, les personnes âgées aiment à rappeler l’existence de « beurre noir » ou « beurre fondu ». Ces souvenirs remontent pour beaucoup à l’époque de leur enfance, si bien que ces personnes relatent une technique non pas personnellement réalisée mais observée chez leurs parents. Les réminiscences sont alors souvent imprécises : « ‘elles devaient le saler légèrement. Puis elles le mettaient dans des cruches en terre. Heu, en grès. Je crois qu’elles faisaient comme ça. Et le beurre se conservait tant qu’on voulait comme ça. Elles disaient “ah ben faudra qu’on fasse fondre du beurre pour cet hiver”. Alors elles en faisaient quelques livres, comme ça ’». Les Bressans qui ont connu ce beurre fondu décrivent ses caractéristiques organoleptiques : « ‘alors moi, j’étais gamin, je disais à ma grand-mère, “donne-moi une tartine de beurre fondu”, ça faisait pas le même goût que l’autre ; ça faisait un peu granuleux, ça ressemble un peu à du miel, comme ça, mais ça n’avait pas le goût de miel, mais en apparence ’». Les résidus de la fonte du beurre formaient des grattons, particulièrement appréciés. Là encore les anecdotes se bousculent : « ‘en parlant de grattons, à la fin de la guerre, on y faisait encore, fondre du beurre et je me rappelle chez mon père, on avait eu un prisonnier de guerre allemand comme ouvrier agricole. La première fois, qu’il y a eu... on mangeait ces grattons en tartine aussi, c’était marron, le prisonnier il croyait que c’était du chocolat et il était vrai avide de chocolat, il en avait pris. Il faisait une gueule, il avait été surpris !’ ».

Contrairement à la crème, les souvenirs concernant l’usage du beurre sont unanimes : la production avait pour finalité sa commercialisation. Ce dernier étant réservé à la vente, les interlocuteurs l’associent systématiquement au marché : « ‘le beurre, il était destiné à être vendu ’», « ‘elles allaient au marché pour vendre le beurre’ ». Ce produit, l’un des rares apports financiers du ménage, n’était donc consommé qu’avec parcimonie : « ‘c’était le petit truc qui était de reste qu’on gardait pour la cuisine’ ». Néanmoins, là encore, la situation ayant évolué avec le temps, les informateurs se réfèrent à une époque lointaine pour accentuer ce caractère précieux du beurre, telle cette personne âgée qui, pour prouver la rareté de cette denrée, remonte trois générations, racontant une anecdote concernant la vie chez ses arrière-grands-parents : « ‘j’ai entendu dire que mon père quand il était gamin, il allait chez son grand-père, et bien la grand-mère elle leur donnait une tartine de beurre et puis un morceau de sucre, c’était un luxe’ ».