Le fromage fort : plaisir de la consommation et vagues réminiscences de sa fabrication

Au fromage fort ou pourri sont associés des images fortes de sa consommation et des souvenirs imprécis de sa fabrication.

En effet, les commensaux évoquent avec délectation le souvenir du fromage fort, couramment consommé, l’hiver, dans les fermes, sur des tranches de pain ou des gaufres, en fin de repas : « ‘autrefois dans les fermes, il y avait sur la table, tout l’hiver, y avait toujours un pot de fromage fort et un pot de paria’ ». Cet aliment était source de plaisir culinaire, surtout lorsque les tartines étaient grillées avant consommation. Cette pratique est immanquablement signalée : « ‘on faisait griller ça sur la braise. Un morceau de pain, sur la braise et puis c’est très bon. Quand il coulait un peu, ça grillait un peu le pain’ ». Certains en profitent pour raconter de petites anecdotes : « ‘à l’époque ils le faisaient griller, y en a qui aimaient qu’il soit grillé, alors ils se faisaient une tartine de fromage fort, ils prenaient une fourchette, ils allumaient le fourneau et puis ils le tenaient à la hauteur des braises, il fallait le tenir à l’envers pour que ça grille le fromage. Alors tout le fromage coulait, quand le fromage coulait, ils se dépêchaient à s’arrêter ’». Nombreux sont ceux, tenant des propos similaires, qui s’interrogent alors sur la technique exacte pour faire griller ce fromage fort, soulignant que tourné face aux braises, c’est-à-dire vers le bas, celui-ci devait couler : « ‘ils le piquaient à la fourchette, et ils le mettaient sur les braises du fourneau. Mais alors ils le tournaient peut-être dans l’autre sens ? Parce qu’en fondant, ça tombait sur les braises ? Je me rappelle les avoir vus faire... ou alors ils faisaient griller le pain sur la cuisinière et après on étendait comme le pain était chaud ?’ ». Ces incertitudes soulignent que les appareils culinaires actuels, en particulier les grills à gaz ou électriques situés au plafond des cuisinières, facilitent grandement cet usage de consommation au point que l’on peut supposer que celui-ci s’est amplifié avec leur diffusion. Il est probable qu’en raison de la pratique actuelle qui consiste, dans la plupart des cas, à le faire griller, les discours aient retenu l’idée que tel était le cas autrefois. Or auparavant, cette pratique ne devait pas être systématique mais plutôt réservée soit aux enfants, soit aux moments les plus calmes. Un seul interlocuteur a précisé, lors d’un premier entretien que : « ‘quand on pouvait, quand on était gamin, on le faisait griller mais les grandes personnes n’avaient pas toujours le temps. Mais quand on pouvait le faire griller sur la braise, c’était bon’ », puis lors d’un second entretien : « ‘ils le faisaient pas forcément griller, ils le mangeaient bien comme ça. Dans les fermes, ils n’avaient pas le temps de le faire griller ’». Si les pratiques pouvaient varier d’une ferme à une autre, il est néanmoins probable que les réserves formulées par cet interlocuteur soient valables pour toutes les maisonnées. Pourtant, les personnes ont privilégié le souvenir des tartines grillées au détriment du fromage simplement tartiné. Dans les années vingt, Tortillet a lui aussi mis en avant cette spécificité du fromage fort, et la forme d’hédonisme que suscite sa consommation : « ‘les gourmets bressans en mettent une couche plus ou moins épaisse sur une tranche de pain entre deux gaufres de sarrasin et font chauffer au four ou sur le fourneau : la pâte devient onctueuse et luisante et c’est un vrai régal ’»374. En somme, c’est l’usage de consommation le plus hédonique, celui qui a marqué la mémoire de manière affective, qui est véhiculé par les discours portant sur cet aliment.

Ayant relevé l’hétérogénéité des fabrications domestiques de fromage fort dans le passé, ainsi que le fait que celui-ci est désormais acheté prêt à être consommé, on peut s’attendre à ce que les souvenirs concernant la confection de cet aliment soient incertains. En effet, si tous les interlocuteurs décrivent brièvement le fromage fort comme une préparation à base de divers fromages et autres ingrédients, leur énumération exacte pose problème. Et si dans un premier temps, la description paraît facile (« ‘on mettait uniquement du fromage de vache ou de chèvre sec et un bouillon de poireau, un peu de vin blanc pour ceux qui en avaient’ »), la réponse se complique lorsque sont demandées des précisions sur cette fabrication. Les paroles sont alors confuses, les hésitations nombreuses, les incertitudes avouées : « ‘je ne pense pas qu’elle mettait du vin blanc ’». Les informateurs se protègent ici derrière des expressions significatives : « je ne me souviens pas », des interrogations « est-ce qu’elle mettait... ? ». Les imprécisions sont fréquentes alors que les souvenirs se sont dissipés.

Notes
374.

Marius Tortillet, 1927-1928, p.78.