5.1.1.3. Histoires autour des gaudes

Les gaudes ont marqué les mémoires tant par leur fréquence et les modes de consommation que par les techniques de préparation culinaire, la nature des grains utilisés et les processus de fabrication. Elles évoquent également le maïs, céréale précieuse en Bresse.

Les gaudes sont toujours présentées comme un aliment autrefois infiniment consommé durant tout l’hiver, alors que rares sont les Bressans rencontrés qui en ont réellement tant consommé. Tous se présentent alors comme des exceptions par rapport à cette image d’une nourriture excessivement récurrente. A titre d’exemple, cette Stéphanoise se sent obligée de préciser : « ‘mais chez nous, on n’en mangeait pas tous les soirs. Parce qu’il y en avait qui, tout l’hiver, mangeaient des gaudes, tous les soirs’ ». En fait, les consommateurs, à travers cet aliment, expriment le sentiment d’une alimentation monotone, même si tel n’a pas été le cas de leurs propres pratiques. Ils ont avant tout retenu de cette bouillie un aliment qui occupe largement l’espace alimentaire : l’hiver, elles étaient consommées tous les soirs - ou presque - mais parfois aussi le matin. La réminiscence de cette consommation matinale est souvent associée au souvenir d’un parent âgé, à l’époque présent au foyer : « ‘ma mère est morte à..., elle est restée longtemps avec nous. Quand on en faisait l’hiver, elle gardait toujours une assiette pour le lendemain, pour le matin. Elle la passait à la poêle, elle mettait un peu de beurre dessus, elle la faisait chauffer. Ou bien elle mettait carrément ce qui restait dans le four’ ». Ainsi, concernant cette pratique culinaire, les souvenirs se sont fixés à l’âge adulte et non à l’époque de la petite enfance, alors qu’il est probable que ces interlocuteurs aient, déjà enfants, été témoins de cette préparation.

Etant donné l’importance accordée à l’association des gaudes avec du lait ou parfois avec du vin, il n’est pas surprenant que les Bressans se remémorent inéluctablement cette habitude alimentaire. Contrairement à la consommation réchauffée des gaudes, ce souvenir se fixe plus volontiers à l’époque de leur enfance. Tous se souviennent également avec plaisir de la partie accrochée au fond de la marmite : « ‘quand ça avait keuillé, collé un peu autour, avec du lait, c’était drôlement bon. Moi j’aimais bien le grillé au fond’ ».

Des souvenirs précis sont également rattachés à la fabrication des gaudes. Les veillées collectives, au cours desquelles étaient dépillés les épis de maïs, réalisées à tour de rôle chez les voisins, ont marqué les souvenirs. Symbolisant l’entraide et la solidarité villageoise, elles sont évoquées avec nostalgie. Nous ne revenons pas sur les souvenirs de la fabrication des gaudes, déjà relatés dans le chapitre concernant les évolutions de la consommation : les cultivars locaux, le fait que les gaudes étaient confectionnées à partir des épis de maïs exclus de la conservation, les opérations de séchage et de grillage des grains dans le four familial, etc. L’étape qui consistait à porter les grains torréfiés au moulin pour être « ‘passé à une meule spéciale, une meule en pierre, pour en faire une farine très très fine’ » fait émerger des anecdotes portant sur la rémunération du meunier, qui se payait en ponctionnant de la farine dans les sacs, soit pour la vendre soit pour sa consommation personnelle et celle de ses animaux : « ‘le meunier, quand il passait le grain du petit copain, il en récupérait un petit peu ! Oh mais juste un peu, pas beaucoup ! Dans le temps, c’était lui qui soignait le mieux ses bêtes, au village...’ ». Si cet informateur précisa par la suite que le meunier était également rémunéré en espèces, c’est le paiement en nature qui est premier dans ses souvenirs et qu’il véhicule prioritairement. Ce souvenir correspond au statut social accordé à ce personnage au sein de la société bressane.

D’autres informateurs insistent sur l’auto-production et s’attachent à mettre en avant la dimension identitaire, propre à chaque ferme, de cette production : « ‘parce que dans le temps, on faisait chacun nos gaudes. On faisait griller notre maïs, chacun faisait ses gaudes, on préparait son maïs, alors on le passait au four, après le pain. On passait le maïs dans le four, une fois, deux fois, trois fois, tout dépend comme le four était chaud et après on l’emmenait au moulin et puis il nous faisait nos gaudes quoi’ ». Cet extrait d’entretien montre à quel point les gaudes appartenaient à un système dont on souhaite particulièrement entretenir l’image d’autarcie. Par ailleurs, lorsqu’on se souvient des incidences organoleptiques des variétés de maïs, il n’est pas étonnant que les Bressans remémorent régulièrement la disparition des cultivars locaux et qu’ils insistent sur la diversité variétale d’autrefois.

Enfin, pour quelques interlocuteurs, les gaudes évoquent directement le maïs, céréale déterminante dans l’agriculture bressane. Ils décrivent alors une histoire générale où les souvenirs personnels n’ont plus place. Le discours prend un ton très didactique, ce qui n’exclut pas les commentaires personnels tel le doute sur l’origine américaine du maïs dans l’extrait suivant :

‘« le maïs était une production qui a d’ailleurs été le vecteur économique de la Bresse. Après son arrivée, soit disant c’est Christophe Collomb qui l’a ramené des Amériques, je veux bien le croire mais enfin, c’est reconnu aux Bressans d’élever de la volaille, de la volaille de Bresse qui est toujours très connue. Et puis d’autre part, ce maïs, c’est une culture très spéciale, maintenant moins mais dans les temps anciens. [...]Et ça a permis aux Bressans de faire face aux problèmes qui existaient dans les temps anciens, avec ça. Et de faire des échanges avec les provinces voisines, qui n’avaient pas assez à manger. Le blé était très rare, le froment qu’on appelait autrefois, c’était très rare. [...]Et puis il y avait des impôts très lourds, sur les dîmes, sur les, les autres impôts qu’il y avait sur les céréales. Tandis que le maïs c’était une nouvelle céréale, les rois n’avaient pas prévu, donc il n’y avait pas d’impôt dessus. Alors voyez, enfin ça a été, comme je vous ai dit le vecteur économique de la Bresse ». ’

Ainsi est entretenue l’image du maïs comme aliment salvateur pour cette région.