Le « jour du cochon »

« Le jour du cochon », jour où l’on sollicitait le tueur ou boucher de campagne, occupe en effet une place importante dans les souvenirs. Les Bressans décrivent de manière consensuelle cette journée, mettant en évidence quelques moments forts. Tels qu’ils sont formulés, les souvenirs font ressortir une grande efficacité du travail ainsi que l’aspect ritualisé de cette journée. Les interlocuteurs soulignent la rigueur dans l’organisation du travail : « ‘quand le cochon était tué, ouvert, nettoyé et tout, et ben il faisait le boudin. Mais par exemple après, il s’arrangeait, il avait toujours beaucoup de cochons à tuer quand c’était l’hiver, donc il le tuait, il faisait le boudin et après il partait découper celui qu’il avait tué la veille. Oui il laissait refroidir la viande. C’était bien plus joli, les morceaux étaient bien plus faciles à couper, d’une part, parce que la viande s’était rassise un petit peu, elle était plus ferme, tandis que tout de suite, elle ne se tient pas la viande, alors... Il faisait toujours comme ça. Oui, il restait le matin chez nous et l’après-midi, il allait ailleurs travailler le cochon de la veille’ », « ‘le boucher qui faisait ça, quand il avait tué son cochon, il l’ouvrait et puis il le laissait pendu et puis après il nettoyait les boyaux parce qu’il fallait les nettoyer et après une fois que les boyaux étaient nettoyés, on faisait le boudin. Et après on mangeait. Et après, il découpait le cochon. Il faisait toujours avant le dîner, le boudin’ ». L’insistance avec laquelle cet informateur précise le nettoyage des boyaux vient probablement du fait qu’actuellement ceux-ci sont achetés déjà nettoyés. Ainsi, la description des actions du passé - ce qui est mis en avant - dépend de critères contemporains et de la volonté d’accentuer les différences, comme c’est le cas ici, ou au contraire de prouver la similitude. Si l’organisation du travail pouvait varier d’un tueur à un autre, les informateurs se souviennent surtout d’un ordre précis des tâches. La découpe du porc suit un découpage strict du temps : les actions qui se déroulent avant le repas, ou le premier jour, s’opposent à celles qui ont lieu après ou le second jour. A cette rigueur temporelle, les Bressans ajoutent une répartition stricte des tâches et différencient le travail qui incombait aux femmes et celui qui relevait des compétences du tueur : « ‘lui, il tuait le cochon, il le dépouillait, il faisait les saucissons, il faisait le boudin mais il ne faisait jamais le civier. C’est la fermière qui faisait le civier’ ». Ce partage fait l’objet d’un consensus particulièrement affirmé concernant le boudin : tous les informateurs se souviennent que « ‘c’était la spécialité du tueur’ », « ‘c’était l’affaire de celui qui tuait le cochon’ ». La fabrication de cette charcuterie était interdite aux femmes qui ne se seraient pas avisées de le faire : « ‘le boudin, on ne touchait pas’ » déclare l’une d’entre elles. Cette répartition sexuelle des tâches est bien spécifique à la Bresse puisque dans d’autres régions ce sont les femmes qui se chargeaient habituellement de sa confection375.

Les tueurs tenaient une place fondamentale dans l’économie domestique. Peu nombreux (leur nombre a souvent été évalué à un ou deux par commune), évoluant dans des cercles de relation précis et revenant chaque année une à deux fois dans chaque ferme, les anciens agriculteurs se souviennent particulièrement bien d’eux. Ils en ont souvent cité nominativement un ou plusieurs, qu’ils aient exercé ou non sur leur exploitation, dans leur commune ou plus loin. Il n’est pas surprenant, compte tenu de l’importance des charcuteries dans le régime alimentaire de l’époque, que les bouchers aient particulièrement marqué les mémoires, que ce soit de manière positive, pour la qualité de leur travail, ou de manière négative lorsqu’ils étaient peu compétents. A propos de l’un d’entre eux, un ancien agriculteur précise : « ‘il n’était pas trop réputé parce qu’il ne réussissait pas trop bien ses saucissons’ », ce qui sous-entend que certaines fois, ses charcuteries ne se seraient pas bien conservées. En faisant appel à lui, les agriculteurs redoutaient de perdre leur réserve annuelle de viande.

Dans la description de l’abattage du porc et de la transformation de la viande en charcuterie, la mort de l’animal n’occupe qu’une place restreinte : elle est citée, sans détail, au même niveau que les autres opérations : « ‘il tuait son cochon, il buclait, il raclait, il ouvrait et ça c’était fini vers les onze heures, il rentrait dans la cuisine, il nettoyait les boyaux et puis il faisait les boudins’ ». Mais le cri du cochon est souvent relaté pour évoquer cette mise à mort : « ‘je me souviens de ce cri...’ ». Néanmoins, à plusieurs reprises, lors de rencontres amicales, nous avons été témoin de conversations entre personnes âgées portant sur l’abattage des animaux (porcs mais aussi lapins, oies, canards, poulets, etc.) par leurs propres parents ou grands-parents. Celles-ci laissaient entendre que les techniques étaient fort différentes des leurs et qu’ils les considéraient comme particulièrement cruelles. Ils se souviennent que les porcs n’étaient pas assommés avant d’être saignés, mais qu’ils étaient attachés avec un bâton dans la bouche, que les canards, parfois préalablement saoulés, continuaient à courir la tête coupée et que les lapins étaient éborgnés. Ainsi, le rapport à la mort de l’animal évoluant, chaque génération porte un regard suspicieux sur celle qui l’a précédée.

Notes
375.

Tel était le cas à Minot (Yvonne Verdier, 1979, p.33 et 35).