Une production commercialisée, peu consommée

Les personnes âgées véhiculent, à propos des volailles, l’image d’un aliment très peu consommé : « ‘on n’en faisait pas un abus !’ ». Elles soulignent qu’elles étaient essentiellement destinées à la commercialisation : « l‘es Bressans, ils élevaient de la volaille, bien sûr, pour la vente, pour faire de l’argent ’». Les fermières contrôlaient l’élevage afin de pouvoir en porter régulièrement à vendre sur le marché : « ‘les bonnes femmes se débrouillaient pour avoir un carré tous les huit jours, tous les quinze jours pour emmener au marché, alors là, ça faisait de la volaille, y avait des poules qui couvaient tout le temps et dès qu’il y en avait une qui couvait, on lui mettait dix-huit oeufs’ ».

Les Bressans ne manquent pas de raconter le poids considérable de la volaille de Bresse - au côté du beurre et des oeufs - dans l’économie domestique : « ‘la volaille de Bresse, c’était un gros atout pour les fermières bressanes. Y en a qui payaient leurs redevances pratiquement qu’avec ça ’». Ils précisent qu’autrefois grâce à cette production, les fermières participaient, en nature, à la redevance des baux ruraux : « ‘j’ai entendu dire, moi, jadis, y avait beaucoup de fermes qui appartenaient à des propriétaires, à la bourgeoisie, et bien souvent dans les bail (sic), le fermier devait payer une tranche de fermage, il devait donner des fois deux ou trois chapons à Noël et il devait donner tant de livres de beurre’ ». Beaucoup ajoutent à la liste des productions à fournir aux propriétaires des poulets ou des poulardes mais entretiennent généralement un flou sur le nombre : « ‘on devait fournir tant de poulardes ou tant de chapons aux propriétaires’ ».

Par ailleurs, les femmes tiraient un revenu conséquent des ventes de volailles sur le marché. Il s’agissait de l’une des rares entrées monétaires dans le ménage. Celui-ci leur permettait de subvenir aux dépenses de la ferme : « ‘le beurre, les oeufs et quelques poulets quoi, ça servait à acheter les frais du ménage ’». Néanmoins, la nature des dépenses acquittées grâce à cet argent varie selon les informateurs. Certains citent les achats courants nécessaires à l’entretien de la maison et les besoins humains (par exemple « ‘elles allaient payer un sac de maïs au grainetier’ »), d’autres évoquent des dépenses plus conséquentes : « ‘ils achetaient du matériel avec, ça faisait des sous !’ », d’autres enfin considèrent que l’essentiel des achats de la ferme était réglé ainsi. Le poids économique de cette activité féminine est raconté sous forme d’histoires anecdotiques aux jeunes générations : « ‘je connais une maison chez nous, que je ne peux pas citer, mais un jour est arrivée à la maison une belle-fille qui allait dans les champs et qui poussait les domestiques au boulot. Et le père a dit comme ça “tu ferais mieux de rester à la maison parce que moi, ma femme, c’est elle qui faisait tous les frais par l’élevage de la volaille, par le beurre et les oeufs. Elle payait tout jusqu’au ferrage du cheval”. L’habileté de la maîtresse de maison était essentielle’ ».

Parmi les volailles, les poulets, les chapons et les poulardes étaient bien sûr les plus importantes, mais certains Bressans ajoutent les pigeons. Ils se souviennent qu’ils étaient particulièrement soignés dans les petites exploitations où ils représentaient un supplément non négligeable au revenu. Si un Stéphanois, à l’époque fils d’agriculteurs assez aisés, déclare que l’argent des pigeons revenait aux enfants, son épouse, issue d’une petite ferme, semble choquée et se défend : « ‘on n’en a jamais vu la couleur chez nous !’ ». Elle souligne avec admiration que « ‘chez mes parents, on s’en occupait bien des pigeons’ » et précise qu’ils les nourrissaient avec du blé, des pois, des fèves et du maïs, « ‘une race de maïs avec des grains petits’ ». Son époux reconnaît que chez ses parents une moindre attention était portée à ces volailles : « ‘ils mangeaient comme les poulets’ ».

Il ressort de ces histoires incontournables que les récits portant sur l’alimentation bressane d’autrefois font émerger l’image d’un système autarcique, ce qui semble particulièrement valorisé aux yeux des interlocuteurs. Les souvenirs des Bressans se focalisent sur l’idée d’une économie qui se suffisait à elle-même. Ils décrivent, au sein d’une Bresse autarcique, des domaines tournés vers l’auto-production. La Bresse est en effet présentée comme permettant de satisfaire tous les besoins de ses habitants (« ‘nous, on produisait tout sur notre région’ »). Quant aux fermes, elles ont les moyens de vivre quasiment repliées sur elles-mêmes. D’ailleurs, les personnes âgées soulignent la faiblesse, à l’époque, du réseau routier ; pour argumenter la consommation des seuls fromages domestiques, l’une d’entre elles déclare, de manière effrénée, qu’à l’époque de son enfance : « ‘les routes n’étaient pas encore nées’ » ! Par ailleurs, la présence, dans presque toutes les exploitations, d’un four et d’un puits n’échappe à personne. Elle témoigne de l’indépendance de ces fermes, souvent isolées ou regroupées en petits hameaux.

« ‘On vivait avec les produits de la ferme’ » répètent les personnes âgées, laissant entendre, selon les occasions, une certaine monotonie de l’alimentation (« d‘ans la nourriture y avait pas cette fantaisie qu’on a maintenant’ »), le peu d’exigence des consommateurs (« ‘on se contentait du beurre qui se fabriquait quand même sur place ’») ou encore le poids de l’autoconsommation dans le système alimentaire. Il semble que ce soit surtout sur cette dernière idée que les interlocuteurs insistent, puisque le terme explicite d’» autarcie » est lui-même souvent employé : « ‘y avait quand même, il faut toujours le dire ça, que en Bresse, on avait quand même cet esprit de vivre un peu en autarcie, on vivait avec ce qu’on avait et puis c’est tout ’». Si cette interlocutrice relativise son propos par l’adverbe « peu », elle déclare préalablement vouloir diffuser largement cette idée !

Afin de renforcer la cohérence de ce système autarcique, les Bressans s’accordent à affirmer que les achats n’étaient qu’exceptionnels. Ils portaient sur certains produits bien précis, des produits d’épicerie en particulier. A l’inverse, certains produits ne faisaient jamais l’objet d’une acquisition financière. Il s’agit essentiellement des fruits et légumes : « ‘je n’ai jamais vu acheter des pommes chez moi, quand j’étais jeune’ », « ‘ma mère n’a jamais acheté une salade’ ». Nous avons pu constater que cette autonomie est toujours considérée comme un privilège.

Ce repli alimentaire correspond à un système autarcique plus général, s’appliquant également aux hommes. Les Bressans reconnaissent que les déplacements étaient peu fréquents et la méfiance grande vis-à-vis des personnes extérieures à la communauté. A titre d’exemple les mariages étaient généralement contractés entre époux d’une même commune, suivant le proverbe, cité avec autodérision mais néanmoins présent dans les mémoires à Saint-Trivier-de-Courtes : « ‘mieux vaut prendre du fumier de chez soi que du terreau loin de chez soi’ » ! Par ailleurs, la notion d’identité locale correspond chez les Bressans à une localisation particulièrement exiguë puisque lors des entretiens nombre d’entre eux ont déclaré ne pas être d’ici alors qu’ils étaient originaires d’une commune voisine ou même d’une autre ferme de la même commune. Dans leur esprit, la question « ‘êtes-vous d’ici ?’ » s’appliquait à l’exploitation elle-même dont l’un des deux partenaires était d’ailleurs souvent originaire.