Tzvetan Todorov, à propos des comportements quotidiens en situation extrême (à partir d’enquêtes sur l’Occupation en 1940-1944 dans le Cher), déclare « ‘que la majorité des témoins semblent obéir, dans leurs récits, à une règle inconsciente que l’on pourrait formuler ainsi : on se souvient avant tout du bien que l’on a fait et du mal que l’on a subi. Les événements désagréables, ceux dont l’évocation ne permet de s’accorder ni le rôle de héros ni celui de victime, se trouvent frappés d’oubli’ »378. Concernant l’alimentation, domaine fortement marqué par l’affectif, les récits sont plus ambivalents : ils relatent à la fois d’agréables réminiscences et de fâcheux souvenirs. Les discours éveillent des sentiments de nostalgie envers des aliments et des pratiques dont on met en avant les aspects positifs. Les personnes âgées se souviennent avec mélancolie du « pain d’autrefois », des « haricots d’antan », des tartes de leur enfance ou des gaudes faites avec du maïs de pays ; elles manifestent clairement des regrets pour ces aliments révolus qui procuraient un certain hédonisme alimentaire : « moi j’aimais bien... », « qu’est-ce que c’était bon », « alors je me régalais », etc. Mais ces récits portent aussi la satisfaction face à la disparition de certains aliments peu appréciés et non désirés. Les narrateurs tiennent donc également un discours très négatif sur certaines pratiques alimentaires du passé. Ils rappellent le manque de diversité dû entre autres à l’obligation de manger ce qui était à disposition. A titre d’exemple, si certains mangeurs se souviennent avec plaisir du repas qui suivait l’abattage des porcs, d’autres reconnaissent en avoir souffert durant leur enfance : « ‘le dimanche après, y avait le repas de cochon. Moi, j’en ai un souvenir... moi je ne digérais pas le cochon, alors j’étais malade. Et puis j’allais quand même, je disais, mais je ne sais pas pourquoi que j’allais ? Enfin, avec mes parents, je pense il y avait pas le choix, fallait y aller comme tout le monde. A chaque fois, moi je vomissais ... ’». De manière générale, ces récits sur l’alimentation du passé valorisent donc à la fois les souvenirs d’une « alimentation plaisir » et ceux d’une « alimentation contrainte ».
Tzetan Todorov, 1995, p.105.