Des récits atemporels

Dans son ouvrage consacré à la relation que les habitants de Minot (Châtillonnais) entretiennent avec le temps, Françoise Zonabend souligne que « ‘la mémoire collective travaille selon un mouvement cyclique qui tend constamment à retrouver la permanence, à recréer l’immuable, l’immémorial et à fonder, de la sorte, sa propre durée. Une durée immobile, comme si pour continuer à exister identique à elle-même, la communauté avait besoin de s’appuyer sur un passé toujours identique où s’effacent [...] les cahots de l’Histoire, les péripéties de la modernité. Le présent, temps désordonné, incohérent, bouleversant, est reconstruit en fonction du passé, temps persistant, stable, ordonné ; un temps hors de l’atteinte du Temps ’»379. Cette représentation d’un passé identique, uniforme qui construit, par opposition, le présent apparaît avec toute sa force dans le domaine de l’alimentation.

En effet, les récits portant sur l’alimentation du passé ont très souvent un caractère atemporel. Conjugués à l’imparfait de l’indicatif, ils se situent d’emblée dans un passé indéterminé et extensif, les informateurs prenant rarement le soin de préciser une période. Et lorsque sont prises certaines tentatives d’énonciation temporelle, lorsqu’une date est apportée, rien n’empêche le récit de sauter brusquement dans une autre époque, laissant l’auditeur dans l’incertitude. Les termes « du passé », « d’autrefois », « des temps anciens », « d’avant », etc. expriment toute la difficulté - mais peut-être aussi toute l’inutilité - à percevoir des périodes spécifiques, à décrire une époque clairement définie, à dater le familier, c’est-à-dire à se référer à un temps objectif ; ils englobent dans un même terme tout ce qui n’est plus d’actualité, qui ne présente pas un caractère clairement contemporain.

Fixer une période, lors des entretiens, pour en demander la description des pratiques alimentaires paraît pour cela illusoire, les réminiscences associées à chaque aliment se fixant à des époques différentes, celles qui conviennent le mieux à la mémoire collective. A titre d’exemple, les souvenirs significatifs concernant le beurre portent sur son image de produit de luxe et la prééminence de sa commercialisation sur la consommation qui prévalaient au début du siècle. Les Bressans font alors référence à leurs parents ou grands-parents dans des histoires caractéristiques sur ce produit. De la paria, les mémoires ont retenu un moyen de réduction des fruits sans sucre qui a permis de les conserver pendant la guerre : c’est à leur propre enfance que les personnes âgées font référence. Les charcuteries rappellent l’élevage des porcs pratiqué par les retraités agricoles lorsqu’ils étaient en activité : c’est durant une période plus proche que se situent alors leurs souvenirs. Cette alimentation renvoie donc à un passé mouvant, en fonction des individus (de leur histoire et de leur âge en particulier), des messages à faire passer, des produits concernés : elle se situe quelques années en arrière, dix années voire une cinquantaine, une centaine ou bien plus encore. Elle convoque autant les souvenirs de leurs propres activités et observations que celles de leurs parents, de leurs grands-parents voire de leurs « voisins », qui prennent alors la place d’ancêtres hypothétiques, et même mythiques. Cette indétermination est lisible dans les récits au travers de l’emploi des pronoms personnels : les locuteurs passent parfois indifféremment de la troisième personne du pluriel, désignant souvent la génération de leurs parents ou de leurs grands-parents, à la troisième personne du singulier « on », laissant entendre qu’ils s’incluent alors dans l’histoire qu’ils relatent. Ce flou peut être interprété comme l’inanité à différencier ce qui relève d’une histoire personnellement vécue d’une histoire collective, véhiculée et entretenue par la communauté, et à laquelle on adhère. Dans ces représentations de l’alimentation du passé se fondent intimement les souvenirs personnels des orateurs et ceux de la mémoire collective.

De toute évidence, la nature même de la nourriture rend difficile les datations. En effet, en raison de sa fréquence et de sa familiarité, la nourriture n’est que rarement événementielle. Elle repose sur une pluri-quotidienneté qui rend difficile les repères chronologiques. Elle fonctionne par d’infinies répétitions, au sein desquelles s’inscrivent d’imperceptibles innovations. Les évolutions ne sont, la plupart du temps, jamais brutales ; le corpus alimentaire et les pratiques ne se modifient que progressivement, lentement, par maints essais et tentatives. Ce n’est que plusieurs années après que l’évolution sera reconnue et évidente. Dans un tel contexte, il est très difficile pour la mémoire de préciser une période pour chacune de ces pratiques alimentaires. Néanmoins, certains événements de la vie apportent des repères temporels et aident à dater et préciser les changements alimentaires : une guerre, la mort d’un parent (« quand ma mère était chez nous... »), le départ à la retraite qui marque des activités personnelles différentes, une maladie qui oblige des modifications nutritionnelles, etc. Les mariages, en raison de leur caractère ostentatoire, sont non seulement des moments qui marquent la mémoire mais aussi des occasions d’innovations notables et donc datables. Par ces moments remarquables, des périodes de pratiques alimentaires différentes se révèlent aux yeux des consommateurs. Par ailleurs, les souvenirs alimentaires sont fortement liés à des événements affectifs. Ainsi la découverte d’un aliment peut être immanquablement associée à la personne l’ayant fait connaître : « ‘la première fois qu’on a mangé du civier de sanglier, c’était chez Gabi P., y a plus de dix ans ’» se souvient une Stéphanoise.

Finalement, il semble que dater les pratiques alimentaires ne présente que peu d’intérêt aux yeux des consommateurs. La fonction de ces histoires est avant tout de fixer les caractéristiques de l’alimentation traditionnelle, qui opposent un avant et un maintenant, des pratiques du « passé » et des pratiques du « présent ». Elles visent, quelle que soit leur profondeur historique, à donner du sens aux aliments consommés aujourd’hui.

Notes
379.

Françoise Zonabend, 1980, p.222.