Les récits sur l’alimentation du passé laissent percevoir une cohérence générale dans l’énonciation. Les informateurs insistent sur les mêmes éléments, précisent les mêmes détails, emploient des phrases souvent similaires jusqu’à paraître stéréotypées. En fait, ces souvenirs relèvent d’une mémoire collective, partagée et entretenue par la communauté, ce qui leur donne une certaine homogénéité. Résumant la pensée de Maurice Halbwachs, Paul Ricoeur écrit que « ‘pour se souvenir, on a besoin des autres’ »380. En effet, Halbwachs a montré que la mémoire collective se perpétue grâce aux pratiques mises en oeuvre et aux récits racontés par les membres du groupe. Il souligne, à propos des noms au sein des familles, mais ceci est valable pour tout souvenir, qu’» ‘un homme qui se souvient seul de ce dont les autres ne se souviennent pas ressemble à quelqu’un qui voit ce que les autres ne voient pas. C’est, à certains égards, un halluciné, qui impressionne désagréablement ceux qui l’entourent. Comme la société s’irrite, il se tait, et à force de se taire, il oublie les noms qu’autour de lui personne ne prononce plus’ »381.
En Bresse, un certain nombre de cadres participent à la construction et l’entretien de cette mémoire collective autour de l’alimentation. Nous pensons en particulier aux associations villageoises, à connotation patrimoniale, telle que l’association de Saint-Trivier-de-Courte ou la Maison de pays en Bresse à Saint-Etienne-du-Bois qui rassemblent un nombre important de bénévoles. Ces structures sont des lieux de rencontre où les souvenirs sont stimulés. Ces derniers font l’objet de discussions, d’échanges, de confrontations et se voient cadrés par le groupe. Chacun réveille, enrichit ou évince ses propres souvenirs en fonction de cette mémoire collective en construction. Ces associations mènent des actions qui participent à l’entretien de cette mémoire collective : rédaction d’articles et d’ouvrages, expositions, visites commentées (les guides bénévoles apprennent ce qu’ils doivent dire lors de ces visites et se conforment à un discours plus ou moins convenu), élaboration de cassettes vidéo, démonstrations diverses (cordes, vannerie, etc.), fêtes collectives sur lesquelles nous reviendrons ultérieurement, etc. Le domaine de l’alimentation est souvent mis en avant dans ces démarches de restitution de la mémoire collective382. Notons qu’au sein de ces actions, certaines entraînent, plus que d’autres, la fixité de la mémoire collective. En effet, les écrits ou les cassettes vidéo qui proposent une vision statique du passé ne permettent pas autant que les démonstrations ou les fêtes les variations et l’évolution de cette restitution de la mémoire collective.
Paul Ricoeur, 2000, p.147.
Maurice Halbwachs, 1994 (1925), p.167.
Voir par exemple l’ouvrage C’était hier (1995) rédigé par l’association Maison de pays en Bresse et qui consacre un chapitre à « la nourriture ».