5.1.2.2. Un emblème ambivalent : les gaudes

Les gaudes sont un autre emblème de la Bresse, cité presque aussi spontanément que la volaille. Ainsi, lorsque je demande à une jeune interlocutrice ce qui est caractéristique de l’alimentation bressane, celle-ci me répond : « ‘ben y a les gaudes. Les gaudes et le poulet de Bresse. C’est les deux trucs les plus connus ’». Remarquons que dans l’ordre de ses pensées, les gaudes sont arrivées prioritairement alors qu’elle n’en a jamais mangé. Nous avons plusieurs fois fait ce constat : les personnes ayant souvent consommé des gaudes ne les indiquent pas systématiquement en premier alors que celles pour qui cette bouillie n’a jamais vraiment constitué de repas, les citent très naturellement. Quoi qu’il en soit, tous reconnaissent cet aliment comme porteur de l’identité bressane, comme « plat international bressan » pour reprendre l’expression de l’un d’entre eux, c’est-à-dire comme le représentant de l’altérité alimentaire en dehors de la Bresse et même au-delà des frontières françaises d’après le précédent interlocuteur. Cet aliment contribue à marquer la singularité des habitants et leur sert à se faire reconnaître de l’extérieur. Gaudes et Bresse sont intimement liées : les gaudes évoquent cette région, qui à son tour évoque cet aliment. C’est pourquoi, au tout début de notre rencontre, l’informatrice suivante s’est sentie en porte-à-faux avec son identité bressane et éprouva le besoin de me prévenir : « ‘je vais vous décevoir mais je n’aime pas les gaudes’ » s’excusa-t-elle. Ne pas aimer les gaudes, c’est ne pas être tout à fait bressane. Et pourtant, elle n’est pas la seule ! D’autres Bressans ont, sous une forme similaire, reconnu presque avec culpabilité leur aversion pour cet aliment. A l’inverse, des amateurs se disent surpris que des Bressans puissent ne pas apprécier cet aliment, soulignant par là la grande proximité avec cet aliment : « ‘y a même des gens de Saint-Etienne... comme la fille là, elle est de Saint-Etienne, et puis elle ne veut pas en manger... ’». Notons enfin que, contrairement aux volailles, non seulement les gaudes ne sont jamais offertes en cadeau lors des déplacements dans une autre région - elles n’auraient probablement que peu de succès -, mais elles ne sont pas non plus servies à des invités de passage393. Pour être appréciées, elles supposent probablement la recherche d’un plaisir gustatif reposant sur des subtilités trop pointues pour des non-connaisseurs. Les gaudes ne peuvent être choisies pour représenter la cuisine bressane à des personnes étrangères.

Ainsi, cet aliment reste très attaché, dans les représentations, à la Bresse, même s’il est, tout au moins sous la préparation culinaire de bouillie, en train de sortir du corpus alimentaire bressan. Paradoxalement, l’aliment le plus bressan est aussi l’un des moins consommés !

Si les gaudes continuent à être revendiquées comme une nourriture locale, c’est qu’elles ont la vertu d’être un marqueur identitaire puissant. Tout d’abord en raison d’un processus de fabrication singulier, elles présentent des caractéristiques organoleptiques très particulières qui leur confèrent une unicité, limitant alors les possibilités de comparaison avec des aliments fabriqués dans d’autres régions. Excepté en Bresse (dont la Bresse bourguignonne) et dans le Jura, zones limitrophes, il ne semble pas qu’une telle préparation soit réalisée ailleurs. La polenta savoyarde, bouillie élaborée à partir de semoule de maïs, est très différente. L’éventualité d’un rapprochement comparatif entre ces deux mets est souvent vigoureusement rejetée : « ça n’a rien à voir ! » s’indignent les amateurs de gaudes. Ariane Bruneton-Governatori a retrouvé dans des ouvrages du début du XXe siècle, les indices de la consommation de farine de maïs grillé, jadis, dans le sud-ouest394. Mais celle-ci a totalement disparu tant des pratiques alimentaires que de la mémoire collective. Les gaudes sont bien actuellement une préparation spécifique en Bresse, ce dont sont persuadés les Bressans. Pourtant la consommation des gaudes n’est pas limitée à la Bresse de l’Ain puisque ce mets est également partagé par les Jurassiens et les habitants de le Saône-et-Loire. Si les Bressans ne nient pas l’usage traditionnel de cette farine dans ces régions, ils en minimisent l’ampleur et sont persuadés qu’ailleurs leur signification était moindre : « ‘là-bas, ils n’en mangent pas beaucoup. Ce ne sont pas des ventres jaunes !’ » affirme une Stéphanoise à propos du Jura. Comme le souligne Myriam Gaxotte, mais nous avons pu le constater occasionnellement nous aussi, les habitants des autres régions consommatrices de gaudes, revendiquent avec autant de ferveur cet aliment : « ‘Robert Bichet affirme qu’on appelait les Comtois mangeurs de gaudes ou ventres jaunes ou pire culs jaunes, quant à nos informateurs de la Bresse louhannaise pour eux, ne sont de vraies gaudes que celles qui se fabriquent chez eux. [...] De même, d’après nos brèves incursions en Bresse de l’Ain, les vraies gaudes sont celles qui se fabriquent en Bresse de l’Ain. Et pour tous, les ventres jaunes sont les gens de chez soi. En quelques sorte, tous les mangeurs de gaudes affirment “les ventres jaunes, c’est nous”’ »395.

Par ailleurs, autrefois les gaudes devaient jouer un rôle plus nettement identificateur, alors qu’elles étaient fabriquées de manière domestique. Il faut en effet se souvenir que, naguère, chaque famille confectionnait ses propres gaudes, assurant la quasi-totalité du processus de fabrication, de la sélection des semences au grillage. Les résultats étaient alors fort variables d’une maisonnée à une autre. Les gaudes marquaient donc non seulement la particularité par rapport aux régions où elles n’étaient pas confectionnées, mais cet aliment était également un élément de distinction entre les familles.

Enfin, la dimension identitaire des gaudes s’exprime pleinement au travers du sobriquet de « ventres jaunes » attribué depuis longtemps aux Bressans. Maintes fois répété, de nos jours, par les Bressans eux-mêmes, tantôt avec réserve, tantôt avec orgueil, ce surnom est suffisamment ancré pour être immanquablement signalé dans les écrits locaux : « ‘les gaudes ou bouillies jaunes ou rousses étaient consommées partout et en telle quantité que, dans les pays voisins, on désigna bientôt ironiquement les Bressans sous les épithètes de “mangeurs de gaudes” et de “ventres jaunes”’ »396. Il s’agit ici d’un cas d’identification d’une population à l’un de ses aliments, identification qui s’exprime non seulement par la référence à l’aliment, mais surtout par la transmission de certaines de ses caractéristiques à l’ensemble de la population : d’avoir mangé tant de gaudes jaunes, le ventre des Bressans a jauni ! Nous avions constaté que la couleur est l’une des principales caractéristiques organoleptiques soulignée par les consommateurs : elle est suffisamment significative pour représenter l’aliment. Si l’on se souvient des autres caractéristiques des gaudes, en particulier de leur texture à la fois épaisse et souple, molle en somme, ainsi que de leur propriété à tenir au corps et à procurer une sensation de réplétion c’est-à-dire à être lourdes, les autres quolibets adressés aux Bressans ne surprennent nullement :

‘« l’épithète de mangeur de gaudes est très péjorative et on la lance contre les Bressans pour se moquer de leur lourdeur ; elle prend un sens plus méprisant encore lorsqu’on ajoute celle de ventres-jaunes. On ne s’est pas fait faute, dans le passé de railler les habitants de la plaine, moins délurés, moins beaux parleurs que leurs voisins de l’est et de l’ouest, les Jurassiens et les Mâconnais producteurs de vins, qui ont le verbe haut et la répartie facile. Ce sont eux qui ont dit que les Bressans, réputés par leur mollesse, étaient marqués aux quatre ailes (L) (Lourds, longs, lents, lâches) » ’

écrit Marius Tourtillet397, entretenant lui-même l’image peu valorisante, attribuée à la personnalité prétendue de cette population, image encore véhiculée aujourd’hui, souvent par les intéressés eux-mêmes, parfois augmentée d’autres L guère plus avantageux. L’assimilation des Bressans aux gaudes induit la transmission de critères physiques : ils ont hérité non seulement de leur couleur mais également de la mollesse et la lourdeur de cette préparation. Nourri de gaudes - c’est-à-dire ayant un corps composé et formé d’un aliment lourd et pesant - comment ne pas être soi-même lourd, mou et lent ? Quant aux quatre ailes, elles font référence, bien entendu, à cet autre aliment emblématique qu’est la volaille de Bresse. Mais pour ces voisins railleurs, les ailes de ces volatiles qui permettent habituellement de s’envoler, de s’élever, sont devenues des L, pesantes et dévalorisantes. Si dans les représentations, les consommateurs sont composés des gaudes qu’ils ont mangées, c’est-à-dire qu’ils sont de même nature, les gaudes et leurs consommateurs deviennent substituables. Ceci explique les deux proverbes comtois relevés par Myriam Gaxotte dans un écrit de Robert Bichet : « “Remuer les gaudes”, c’était s’agiter dans son lit, se tourner et se retourner avant de s’endormir, et de quelqu’un qui ronfle, on dit “il souffle les gaudes” »398. Ces deux proverbes illustrent cette pensée selon laquelle individus et aliments sont assimilés et confondus : les Bressans sont constitués de gaudes ; ils sont des gaudes. Selon cette logique symbolique, il était normal que soit destinée aux enfants « la rosezha », partie la plus solide et adhérente du contenu de la marmite puisqu’elle était aussi la plus constituante pour la croissance des enfants. Enfin, si l’on suit cette logique symbolique, le rejet des gaudes dans l’alimentation n’est guère surprenant : comment accepter un portrait si méprisant pour la simple absorption d’un aliment ? S’il est tolérable d’avoir le ventre jaune, - sobriquet par ailleurs justifié par d’autres explications beaucoup plus valorisantes399 -, la mollesse et la lourdeur ne sont guère très plaisantes. Ne plus manger de gaudes, c’est ne plus se distinguer par un aliment fortement connoté ; les exclure totalement du corpus alimentaire, c’est ne plus s’exposer à de telles railleries.

Les gaudes représentent donc un aliment au statut ambivalent. En raison de sa forte typicité et du poids qu’il a représenté dans la nourriture d’autrefois, les Bressans continuent à arborer cet aliment comme significatif de l’alimentation bressane alors qu’il tombe en désuétude et qu’il est méconnu par toute une frange de la population. Par ailleurs, en raison de l’image négative qu’il véhicule inévitablement pour les mangeurs, il est rejeté, en particulier par ceux qui n’en saisissent pas les subtilités organoleptiques. Tout se passe comme si la population souhaitait conserver cet emblème très ancré dans la région mais refusait ses conséquences. Si bien que les Bressans continuent à en parler sans en manger, ce qui évite les risques de transmission. Ils en parlent au passé : ce sont les anciens mais plus eux. Ils en parlent sur un ton bien spécifique qui donne à cet aliment un statut à part : les gaudes sont évoquées soit sur le ton ironique soit interrogatif ou encore à voix basse. C’est cette même logique qui conduit les habitants à exposer dans les maisons ou à l’extérieur sous les avant-toits des panouilles de maïs, soulignant le statut identitaire de cette production en Bresse, mais évitant de la signaler comme aliment.

Nous n’employons pas pour désigner les gaudes le terme de plat-totem dans la mesure où cet aliment, bien qu’emblématique, n’est guère sujet à une revalorisation culturelle. Au contraire, il est, en tant qu’aliment, méprisé par toute une partie de la population bressane.

Notes
393.

Les gaudes ne sont servies à des invités que dans le strict cadre des repas remémoratifs entre amis intimes, préalablement prévenus.

394.

Ariane Bruneton-Governatori (1998, p.18) précise que l’emploi de farine grillée, « torréfiée » est évoquée dans l’ouvrage d’un médecin (Jean Bergeret, Flore des Basses-Pyrénées, nouvelle édition, Pau, 1909, p.677) ainsi que d’un mémorialiste local : « S. Palay [note : Autour de la table béarnaise, Toulouse/Privat, Paris/Didier, 1932], évoque la paste tourrade - “pâte de farine de maïs torréfié”, appelée tourradissos vers Bagnères-de-Bigorre ou paste brouyoû dans la plaine de Nay. Il définit également le burguét comme une pâte de farine torréfiée mouillée et délayée de bouillon ».

395.

Myriam Gaxotte, 1989, p.43.

396.

Paul Carru, 1909, p.1.

397.

Marius Tortillet, 1927-1928, p.75.

398.

Ouvrage cité par Myriam Gaxotte, 1989, p.43 : Robert Bichet, 1983, Célébration des gaudes autrefois, plat national comtois, Besançon, Cêtre, 180p.

399.

Pour certains, le surnom de ventre jaune proviendrait des pièces d’or que les Bressans avaient toujours dans la poche avant de leur tablier lorsqu’ils se rendaient au marché. Cet indicateur de richesse est souvent avancé par les Bressans pour contrecarrer l’explication en terme d’alimentation.