5.1.2.3. Revendications d’une cuisine au beurre et à la crème

Moins emblématiques que la volaille et les gaudes, le beurre et la crème sont néanmoins présentés par les Bressans comme représentatifs de leur alimentation. L’altérité alimentaire passe par la renommée d’une cuisine à la crème et dans une moindre mesure au beurre : « ‘la crème, c’est typiquement bressan, on en met dans tous les plats ’» déclare l’un d’entre eux, tandis que sa fille, à une autre occasion, remarquera : « ‘on est dans une région, où on cuisine plus au beurre qu’à l’huile ’». De même, à propos de certaines préparations comprenant de la crème, telles la salade verte, les betteraves ou les haricots, entend-on souvent dire : « ça, c’est bien bressan ! ». Dans un même registre, il est courant en fin d’énumération des ingrédients entrant dans une préparation que l’orateur conclut par la crème, insistant sur l’évidence de cet aliment, comme dans l’exemple suivant : « ‘des oignons, du riz cuit dans du lait, des épinards... et de la crème bien sûr !’ ». Quant à l’emblème de cette utilisation, il s’agit, bien évidemment, du poulet à la crème ; il symbolise d’autant mieux l’image d’une cuisine bressane, que deux des principaux aliments réputés de la région collaborent à la réalisation de ce mets prestigieux !

Cette image d’une cuisine au beurre est entretenue au point de masquer l’emploi des autres matières grasses, telles que le saindoux ou l’huile de colza autrefois, diverses huiles dont l’huile d’olive aujourd’hui. Pour caractériser la cuisine locale, seul le beurre est spontanément énoncé, jamais les autres matières grasses ne sont citées. Néanmoins, les Stéphanois s’étant rendus à Saint-Etienne-du-Bois en Vendée, où ils ont constaté une consommation de beurre bien plus importante que la leur, relativisent le poids de cet aliment dans leurs habitudes alimentaires : par la découverte de pratiques différentes, ils réalisent qu’ils ont peut-être l’impression de manger plus de beurre, surtout cru, qu’ils ne le font réellement.

A priori, cette image d’une cuisine au beurre et à la crème semble s’inscrire en faux avec le constat précédent d’une utilisation en baisse de ces deux ingrédients (Cf. Chap.1.2.1.). En effet, si l’usage de la crème est varié - les aliments avec lesquels cet ingrédient s’accommode sont nombreux -, si par ailleurs la consommation de ces deux matières grasses reste régulière et évidente dans nombre de ménages, elles ne sont pas systématiquement utilisées dans toutes les familles de manière quotidienne. Mais tous, même ceux qui en utilisent peu, déclarent qu’en Bresse on mange beaucoup de beurre et de crème. De plus et paradoxalement, les Bressans entretiennent à la fois l’image d’une cuisine traditionnelle au beurre - ce qui sous-entend une consommation importante - et le souvenir d’une production consommée avec parcimonie. Il en est de même, dans une moindre mesure, de la crème, que les cuisinières récupéraient cependant avec un peu moins de scrupules. En réalité, l’altérité alimentaire, ce sentiment d’une cuisine différente, repose plus largement sur les spécificités de la cuisine festive. C’est à l’occasion des repas d’apparat, aujourd’hui comme autrefois, que le beurre et la crème ne sont pas ménagés. En somme, la cuisine au beurre et à la crème caractérise surtout les moments festifs, mais c’est elle qui sert à marquer la spécificité culinaire bressane et qui est revendiquée par les habitants pour exprimer leur altérité alimentaire.

L’identité bressane s’exprime donc grâce à la consommation de ces deux matières grasses. Rappelons nous cette étudiante qui montrait une résistance farouche face aux critiques de ses colocataires concernant sa cuisine au beurre. Avançant comme arguments des préférences gustatives et l’attachement à des subtilités organoleptiques, elle défendait également son identité. Car refuser de se plier aux exigences culinaires de ses colocataires est une manière d’affirmer son appartenance à la Bresse et de marquer sa différence.

De même, consommée avec la salade verte, les betteraves ou les haricots, la crème qui se substitue à l’huile marque la frontière avec le Revermont où l’huile de noix est plus volontiers utilisée pour varier les sauces : « ‘dans la salade ou des pommes de terre ou des haricots, l’huile de noix, c’est super bon... avec les haricots secs aussi’ » entend-on dans cette région limitrophe. L’emploi de l’une ou l’autre des matières grasses révèle son appartenance à l’une ou l’autre des communautés voisines.

Représentative d’une spécificité culinaire locale, il n’est pas surprenant que l’utilisation de la crème se soit étendue à de nouveaux aliments. Ce sont souvent les restaurateurs, très sensibles aux représentations culinaires, qui sont initiateurs de ce type d’innovation. Cette diffusion de l’utilisation de la crème prouve que les pratiques se plient aux représentations que les consommateurs ont de leur propre alimentation et à celles qu’ils souhaitent donner en démonstration. D’une certaine manière, les pratiques viennent confirmer les représentations.

A Saint-Etienne-du-Bois, comme dans toutes les communes qui ont - ou qui ont eu - une coopérative laitière, l’altérité alimentaire est beaucoup plus marquée. Elle est incarnée par cette structure productive à laquelle les consommateurs sont très attachés. Les systèmes coopératifs conduisent forcément à un sentiment collectif d’appartenance. Mais avec les fromageries, celui-ci est également partagé par ceux qui ne sont pas producteurs. Le rattachement des habitants, par leur localisation, à une coopérative renommée suscite un sentiment de fierté chez ces derniers, d’autant plus fort, évidemment, lorsqu’ils sont producteurs. L’un d’entre eux raconte une anecdote à ce sujet : « ‘une fois, j’étais à Bourg en train de me faire couper les cheveux dans un salon de coiffure. Personne ne me connaissait là-bas. Et il y avait des gens, une demi-douzaine de gens, qui attendaient et y avait des gens de Bourg qui discutaient. Ils ont parlé du beurre. Alors moi j’ai jamais dit d’où j’étais, mais y en a un qui dit aux autres “ben si vous voulez manger du bon beurre, ben y a que deux fromageries : c’est Lionnière et Saint-Denis”’ ». Etant du hameau de Lionnière, rattaché à la commune de Saint-Etienne-du-Bois, cet individu s’est senti très honoré par ce compliment qu’il a considéré comme le concernant directement. De manière générale, la fromagerie représente la communauté : lorsqu’elle est réputée, l’ensemble des habitants se sent gratifié. Lieu de rassemblement, nous avions vu que l’appartenance à la communauté s’exprime grâce à la fréquentation de ce commerce particulier.