5.1.2.4. Les fromages blancs, production non majoritairement reconnue comme locale

Si au début du siècle Tortillet considère le fromage blanc comme « le vrai mets national du Bressan »400, actuellement la spécificité locale du fromage blanc n’est pas unanimement reconnue. Globalement, les consommateurs locaux ne revendiquent pas d’altérité alimentaire au travers de cet aliment ; seules les personnes qui ont eu une expérience personnelle révélant la typicité des fromages blancs l’évoquent, parfois encore avec réserve : « ‘je ne suis pas sûr que ce soit réellement de la Bresse, je n’en suis pas sûr du tout ’». Courante, en effet, dans toute la région Rhône-Alpes, avec une importance variable selon les provinces, cette production est pourtant absente ou apparaît sous des formes bien différentes dans les autres régions françaises. Néanmoins, en raison du développement des grandes surfaces, il est désormais plus facile de s’en procurer ailleurs. En Bresse, le fromage blanc occupe une place prépondérante dans l’alimentation par les volumes absorbés, la diversité des occasions de consommation et la variété des utilisations comme ajoute Tortillet dans la suite de son article : « ‘le fromage blanc, obtenu en faisant cailler le lait écrémé avec de la présure, n’a rien de particulièrement local. Mais il reste très populaire en Bresse où il est d’une consommation générale à l’état frais surtout’ »401. Ceci est encore vrai aujourd’hui, et même avec une certaine acuité.

Pourtant, occasionnellement, suite à un voyage, un déménagement ou des discussions avec des personnes originaires d’autres régions, certains consommateurs évoquent l’absence de ces fromages dans telle ou telle localité. Ils se rappellent parfois avoir éprouvé des difficultés à s’en procurer. Nous nous souvenons de cette étudiante, habituée naguère à se fournir dans la fromagerie de Saint-Etienne-du-Bois, qui, installée dans les Bouches-du-Rhône, en avait longuement cherché : « ‘j’ai bien vu à Aix-en-Provence, le mal que j’ai eu à en trouver. Et puis j’ai dû les payer vingt balles pièces ! Ben j’en ai pas repris...’ ». Pour cette dernière, l’expérience lui a prouvé que les fromages blancs ne sont pas d’une consommation généralisée. De même, les consommateurs dont certains parents ou amis intimes sont installés dans des régions non productrices de fromages blancs sont également attentifs à l’aspect local de cet aliment. Dans certaines de ces familles, les fromages blancs font d’ailleurs l’objet de circulation avec les parents ou amis, confirmant indubitablement leur dimension locale. Ils sont alors perçus comme des aliments bien spécifiques et non pas génériques. Les quantités peuvent être relativement élevées comme dans cet exemple où la belle-famille est installée à Nancy : « ‘ma belle-mère, elle les aimait beaucoup. Quand ils venaient en voiture avec mon beau-père, elle ramenait facilement ses vingt ou trente fromages blancs pour distribuer aux collègues ’».

En Bresse et dans le Revermont, le Jura frontalier est souvent cité comme exemple de région où les fromages blancs ne sont pas fabriqués. Dans une commune du Revermont, une habitante excuse le fromager nouvellement embauché : « ‘il lui a fallu quelques temps pour dire de... parce qu’il ne savait pas les faire. Il vient de... Mouthe. Il vient d’à côté de Mouthe, peut-être six kilomètres alors il faisait beaucoup de comté mais il ne vendait pas de fromages blancs. C’était pas leur nourriture là-bas’ ». Ce que confirme ce dernier : « ‘où j’étais avant, on ne faisait pas de fromage blanc’ ».

Ainsi, de manière générale, les fromages blancs ne servent pas de médiateur de l’identité locale, même pour ceux qui en reconnaissent la typicité. S’ils sont immanquablement présents lors des repas organisés pour des hôtes de passage, ce n’est nullement pour faire découvrir un aliment local mais parce qu’ils conviennent à tout repas entre amis qu’il soit d’apparat ou plus intime. D’ailleurs, il ne viendrait à l’idée de personne d’apporter en cadeau des fromages blancs, à moins que les bénéficiaires aient exprimé leur difficulté à s’en procurer. Nous pouvons ici faire un parallèle avec le comté, autre production de la fromagerie locale. Peut-être en raison de l’appellation d’origine contrôlée dont il bénéficie, la typicité de ce fromage est parfaitement reconnue et collectivement partagée, si bien que, contrairement aux fromages blancs, il faisait souvent l’objet, avant la fermeture de la coopérative, de présents de la part des Stéphanois qui se rendaient dans d’autres régions402.

Nous avons précédemment abordé la complexité des règles alimentaires. Nombre d’entre elles participent à marquer l’altérité alimentaire : par le respect de telle ou telle règle, les individus se différencient d’autres communautés et affichent leur appartenance groupale. Ainsi, nous avions constaté comment les fromages blancs faisaient l’objet de règles strictes d’assaisonnement répondant à une logique taxinomique. Mais cet usage de consommer les fromages blancs salés apparaît aussi aux yeux des Bressans les plus âgés comme un signe identitaire. L’assaisonnement au sel est à la fois un moyen de reconnaissance et de différenciation, en particulier par rapport aux Lyonnais, qui symbolisent globalement les citadins : ainsi « ‘la Bresse mange son fromage avec du sel’ » (métonymie qui accentue le rôle de cet aliment dans l’identité collective), tandis que le sucrer, « ça c’est lyonnais ! ». C’est pourquoi, lors d’un entretien collectif, un Bressan, septuagénaire, s’offusque de voir consommer des fromages blancs au sucre lors des repas festifs : « ‘dans les banquets, là, je dis “mais, vous n’êtes pas lyonnais, quand même non ?” ’», s’attendant à ce que les consommateurs, dont l’identité est remise en question, réagissent. Deux de ses amis, de la même génération, prennent à leur tour la parole pour s’étonner : « ‘les jeunes maintenant, Bressans au même titre que nous, ils mettent du sucre ! ’», « ‘ah ben, maintenant, oui... Même les Bressans’ » : la transmission de cette règle associative ne s’est pas opérée comme l’auraient souhaité les anciens, bafouant alors l’altérité alimentaire locale et signant une perte d’identité. Souvenons nous de ce mangeur traité de bâtard par son ami pour avoir avoué manger le fromage blanc sucré : son comportement révèle une perte d’identité, une faute de filiation et ne peut être que celui d’un individu issu d’une union adultère. Notons que le statut identitaire de cet assaisonnement spécifique n’est pas porté par l’ensemble de la population, puisque parmi les jeunes générations beaucoup n’y prêtent aucune attention.

Parmi les préparations culinaires à base de fromage blanc, le camyon, dont l’emploi du terme vernaculaire est conservé, est perçu comme une production locale. Mais le fait que les Bressans se contentent souvent, pour le définir, de le comparer à la cervelle de canut lyonnaise dénote du peu de volonté d’en faire une production singulière. D’ailleurs, sa faible consommation ne lui permet pas d’être utilisé comme médiateur identitaire. Quant au flan ou préton de fromage, un temps de réflexion est nécessaire aux consommateurs pour le considérer comme spécifique de l’alimentation bressane : aucune véritable revendication identitaire ne s’exprime au travers de cet aliment pourtant bien typique. Contrairement à la tarte au fromage, il est d’ailleurs réservé à une consommation familiale si bien qu’il n’est jamais servi lors des repas d’apparat que les invités soient des Bressans ou des personnes de passage.

Notes
400.

Marius Tortillet, 1927-1928, p.67.

401.

Ibid. p.78.

402.

Même si le comté, commercialisé dans la fromagerie de Saint-Etienne-du-Bois était fabriqué dans la fromagerie associée de Treffort-Cuisiat, celui-ci faisait l’objet d’une identification forte lui donnant le statut de médiateur de l’alimentation locale.