5.1.2.6. Paria et vincuit, des appellations identitaires

Arborant des appellations vernaculaires, la paria dans les environs de Saint-Etienne-du-Bois et le vincuit vers Saint-Trivier-de-Courtes sont présentés l’une et l’autre comme « la confiture bressane ». Ce sont des productions perçues, par tous ceux qui ont connu la Seconde Guerre mondiale, comme typiquement locales : « ‘le vincuit est bien spécifique à la Bresse, c’est connu depuis très longtemps’ », « ‘la paria, c’était vraiment une coutume du coin. [...] c’est une tradition qu’on avait, qui était solidement implantée chez nous’ ». Ce type de remarques entendues à diverse reprises atteste que la profondeur historique, exprimée parfois au travers de « la tradition », est présentée comme l’argument distinctif principal. Il n’est alors pas surprenant que la mémoire collective ait entretenu une richesse de souvenirs relatifs à ces productions telles qu’elles étaient réalisées autrefois et conserve l’utilisation de termes vernaculaires (paria, vincuit, mais aussi « plumer » et « quartiser »). Ces « histoires incontournables » apportent la légitimité à s’approprier cet aliment alors même que ce processus de fabrication existait dans d’autres régions. Nous avons déjà évoqué la profondeur historique de cette technique et souligné son étendue géographique (Cf. Chap.1.3.1.). Ajoutons que Jean-Louis Flandrin dans un article sur le sucre est amené à parler du raisiné, préparation proche de la paria et du vincuit : « Aux XIXe et XXe siècles on avait dans les campagnes l’habitude de faire “le raisiné”, sorte de confiture de fruits divers où le sucre était remplacé par du moût de raisin concentré »406. Par ailleurs, L’inventaire du patrimoine culinaire de la France recense d’autres productions similaires : « ‘le vincuit se retrouve en Savoie, où il est fait à partir de moût de pommes, probablement des croizons, et de poires très sucrées, de type jeandet, en suivant le même processus technique de fabrication. Cette préparation est attestée dans plusieurs autres régions de France sous des noms divers, comme par exemple le raisiné en Bourgogne ou le pommé en Bretagne’ »407. Un organisateur de la fête de la paria à Saint-Etienne-du-Bois reconnaît à son tour l’existence de préparations comparables dans d’autres régions : « ‘c’était aussi dans le Bugey. Brillat-Savarin dit dans ses mémoires qu’il était rentré de Paris et que “oh suprême”, il avait mangé une excellente péria... parce qu’il appelait ça une péria... Donc ce n’est pas propre à notre... mais je crois qu’elle a subsisté plus longtemps chez nous. Dans le Bugey, ils n’en parlaient plus, nous on en parlait encore ’». Il est vrai qu’actuellement dans les communes voisines du Revermont, cette fabrication est inconnue : « ‘ça ne s’est jamais fait dans la vallée du Suran, que je sache’ », « ‘j’ignore tout, tout, tout de cet aliment’ » déclarent des habitantes, déjà âgées, de la commune de Simandre-sur-Suran. Il semble bien, comme l’avance l’interlocuteur précédemment cité, qu’en Bresse, certaines pratiques aient persisté plus qu’ailleurs.

Actuellement, les principales fabrications ayant lieu lors de manifestations organisées par des associations villageoises, la paria et le vincuit distinguent les communes de Saint-Etienne-du-Bois et de Saint-Trivier-de-Courtes : « ‘le vincuit, c’est en Bresse de Saint-Trivier, tandis que chez nous, c’est la paria ’» explique un Stéphanois. Au travers de ces deux préparations, s’exprime l’appartenance à l’une des deux communautés villageoises. Alors que j’avance le terme de vincuit à Saint-Etienne-du-Bois, mon interlocuteur se sent froissé : « ‘c’est pas le vincuit, le vincuit c’est Saint-Trivier ’» répète-t-il. Sa réaction résulte de la rivalité entretenue entre ces deux communes, et plus largement la Bresse du nord et la Bresse de l’est de l’Ain, autour de cette technique. L’assimilation entre ces deux produits est proscrite, chaque communauté revendique la supériorité de sa préparation : « ‘ceux qui sont venus chez nous et qui ont goûté le vincuit et qui goûtent la paria “oh c’est pas pareil ! C’est bien meilleur !”’ », se vante un Stéphanois alors que des discours similaires sont entendus à Saint-Trivier-de-Courtes. Ainsi par de multiples nuances, les participants différencient le processus technique qui est le leur de celui des voisins : « ‘eux ils font point de jus pour commencer. Ils mettent de l’eau et ils font cuire les poires dedans ’», « ‘ils mettent du sucre, je crois’ », « ‘eux ils mélangent les pommes et puis les poires pour cuire’ », « ‘c’est pas cuit comme nous’ », etc. Par ces différences techniques s’exprime l’altérité alimentaire, parfois teintée d’une certaine arrogance : « ‘le vincuit à machin, c’est pas du tout pareil’ ». Notons d’ores et déjà, que seule la population la plus âgée de ces deux régions ressent ce sentiment d’appartenance au travers de cet aliment ; les plus jeunes s’en désintéressent grandement.

Parmi l’ensemble des productions agricoles et alimentaires locales, héritées du système agricole traditionnel, toutes ne sont pas facilement perçues comme singulières et typiques de la région. Seules quelques-unes sont mises en avant pour représenter la cuisine locale et participer à la singularité alimentaire du territoire. Faisant l’objet d’un investissement culturel plus ou moins important, ces dernières marquent avec intensité ou subtilité l’altérité alimentaire. Derrière certaines, la totalité de la population se retrouve pour exprimer sa cohésion sociale, tandis que d’autres ne mobilisent qu’une partie des autochtones. Si les productions bénéficiant d’un statut prestigieux (volailles, beurre et crème) rassemblent le plus grand nombre, ceci n’est pas une condition sine qua non puisque les gaudes, véhiculant l’image d’un aliment des pauvres, associé à la guerre, est encore revendiqué comme spécificité locale, même parmi les plus jeunes.

Au sein de ces productions emblématiques, une ou quelques-unes subissent une revalorisation plus importante que les autres. Ces plats-totems jouissent d’un consensus concernant leur typicité et le rôle central qu’ils peuvent jouer pour revendiquer l’altérité alimentaire. En Bresse, la volaille, qui non seulement bénéficie de l’image d’une production prestigieuse, mais qui en plus est reconnue de manière nationale par une Appellation d’origine contrôlée, convient pleinement pour occuper ce rôle de médiateur de l’identité bressane. De toute évidence, l’attribution à un aliment de l’appellation d’origine contrôlée oriente les représentations que les consommateurs se font de celui-ci : elle les éveille sur sa spécificité qu’ils ne perçoivent pas toujours facilement en raison de leur grande proximité et les confirme dans le rôle de médiateur de l’identité qu’ils leur attribuent. Il sera intéressant de voir, si la demande d’appellation d’origine contrôlée, en cours, pour le beurre et la crème de Bresse aboutit, quelle sera l’attitude des consommateurs qui actuellement expriment plus volontiers leur altérité alimentaire au travers d’une consommation importante que de la reconnaissance d’un processus productif spécifique ou d’une typicité de ces deux produits.

Enfin, un certain nombre de productions locales et traditionnelles sont laissées dans l’ombre. Qu’il leur soit admis une certaine spécificité ou non, les consommateurs n’éprouvent pas, ou peu, le besoin de les mettre en avant. Elles participent de manière plus discrète à marquer l’hétérogénéité par rapport aux régions voisines par le biais d’une consommation qui va de soi. Rarement revendiquées comme locales, elles peuvent néanmoins faire l’objet d’un grand attachement de leur part.

En somme la mise en exposition, par les discours, d’un aliment comme représentatif de l’altérité alimentaire n’est pas forcément liée ni à l’importance de sa consommation, ni à la préférence gustative que lui accordent les consommateurs locaux.

Notes
406.

Jean-Louis Flandrin, 1988, p.218.

407.

L’inventaire du patrimoine culinaire de la France, Rhône-Alpes, 1995, p.155.