5.2.1. Les représentations actuelles de l’alimentation bressane destinées aux touristes

Vue de Lyon - proche agglomération qui se déclare capitale de la gastronomie409 -, la Bresse apparaît comme une riche région culinaire. Elle évoque spontanément la volaille, la crème fraîche ou Georges Blanc, étoilé de grande renommée. Ceux qui connaissent un peu mieux cette région évoquent également les gaudes.

De plus loin et de manière générale, la Bresse est immanquablement associée à la gastronomie et aux productions agricoles et alimentaires, incarnées par la volaille et dans une moindre mesure le fromage Bresse Bleu. Les ambassadeurs de la région en ont fait le constat : « ‘j’ai fait la promotion des produits de l’Ain en France et à l’étranger de par mon métier. J’étais à la Chambre d’agriculture chargée de la promotion des produits. Vous parlez de Bourg-en-Bresse ou de la Bresse : c’est le poulet, le fromage. Rien d’autre. Personne ne vous parle de l’église de Brou, personne ne vous parle de Bourg ville, etc. On vous parle de poulets de Bresse, de fromages, de gastronomie. Un peu, pour quelques initiés, fleurissement ’». La renommée de la volaille est telle qu’elle vient combler les difficultés d’identification de l’Ain, département à la faible notoriété : « ‘c’est le poulet de Bresse qui tire la Bresse. Les gens connaissent le nom donc c’est vraiment mnémotechnique : ils ont Bresse en tête, ça leur parle, grâce au poulet’ » avoue un responsable du Comité du tourisme de l’Ain.

Les actions menées par les diverses institutions à visée touristique ne sont pas sans influence sur l’image que se font les observateurs étrangers de la région. A ce titre, les matériels de communication émis par leurs soins s’avèrent être d’intéressants documents à analyser pour voir l’image que la communauté souhaite donner d’elle-même. Nous nous sommes intéressée à plusieurs d’entre eux.

Editée par le Comité du Tourisme de l’Ain, la brochure intitulée « ‘Dans l’Ain, nos natures ont du caractère ’»410, qui s’appuie sur le découpage en quatre pays du département (Bresse, Dombes, Pays de Gex et Bugey), accorde une page à chacun d’eux. Or il s’avère que le thème de la gastronomie a été réservé à la Bresse : « ‘La Bresse, le goût des saveurs authentiques’ » est titrée la double page qui lui est consacrée tandis que la Dombes est associée à l’esthétique (« ‘La Dombes, mille étangs et autant de couleurs’ »), le Bugey à l’hospitalité et le partage (« ‘Le Bugey, terre de convivialité’ ») et le Pays de Gex au sport et à la liberté (« L‘e Pays de Gex, tous les loisirs à loisir’ »). Hormis l’église de Brou, une ferme bressane très fleurie et un joueur de vielle, « ‘le goût des saveurs authentiques’ » est illustré par les photographies de deux poulets de Bresse, d’une table à connotation rustique, garnie de divers mets ainsi que d’une seconde table d’un blanc immaculé à laquelle a été convié Georges Blanc (Cf. Annexe 7). Nous reviendrons sur ces deux aspects de la table bressane.

La nouvelle brochure du Comité départemental du tourisme411, qui s’est substituée à la précédente, entretient avec la même ardeur les liens entre la gastronomie, la volaille et la Bresse. En effet, si l’organisation de ce document est plus thématique que géographique (« La découverte », « L’itinérance » (sic), « Le spectacle »), c’est à la Bresse qu’il est le plus souvent fait référence lorsque sont abordées les productions alimentaires et les manifestations conçues autour de la nourriture. Sont en effet cités « la volaille de Bresse » à plusieurs reprises, Georges Blanc, Bourg-en-Bresse qui « ‘s’anime chaque mercredi et samedi, jour du marché traditionnel ’», le « salon de la gastronomie » où « ‘les meilleurs produits culinaires d’ici et d’ailleurs tiennent salon à Bourg-en-Bresse, capitale de la Bresse, pays du bien-manger’ », le « marché des fruits d’automne », « la fête du vincuit à Courtes », les « étapes gastronomiques », « les glorieuses de Bresse », etc. Le Bugey est à nouveau présenté comme un lieu de convivialité alimentaire au travers de ses vins et des fêtes du four au cours desquelles sont cuites des galettes, et l’héritage de Brillat-Savarin. L’image alimentaire du Pays de Gex se limite à la production du bleu du même nom, tandis que la Dombes culinaire est représentée par les carpes, les grenouilles et Alain Chapel. Le label « Site remarquable du Goût » dont bénéficie cette région piscicole n’est évoqué que de manière discrète dans le chapitre consacré à la Route des Etangs.

Une route touristique, instigation du Comité du tourisme de l’Ain, incite les touristes à faire connaissance avec la Bresse de l’Ain à partir de deux circuits de 100 kilomètres. Intitulé « La Route de la Bresse, couleur et saveur », le dépliant mis à leur disposition inscrit d’emblée la région dans une culture gastronomique : « ‘la Route de la Bresse est le fil d’Ariane entre paysages, patrimoine et gastronomie’ »412. L’étude plus attentive du contenu de ce document confirme l’omniprésence de l’alimentation dans le patrimoine bressan et révèle ses représentants. En effet, hormis la liste des communes de la Bresse présentant pour chacune ses curiosités et centres d’intérêt, les encarts consacrés aux productions agricoles et alimentaires et à la gastronomie sont majoritaires : « les plaisirs de la bonne chère », confortés d’une citation de Brillat-Savarin, vantent le savoir-faire des restaurateurs bressans, en particulier concernant la préparation des volailles et proposent une liste des « bonnes tables de la route ». L’encart consacré aux « Traditions et savoir-faire » met en évidence les métiers d’art (ébénistes, sabotiers), ainsi que les « éleveurs de volailles de Bresse » et les « volaillers ». Un autre volet encore dédié à cette production locale présente l’appellation d’origine contrôlée (condition d’élevage, marques officielles, Glorieuses, histoire, etc.). Enfin, les deux derniers encarts, les seuls qui n’abordent pas directement le thème de la nourriture, consacrés l’un au « vert bocage », l’autre au patrimoine architectural, ne manquent pas de faire à nouveau référence à la volaille et à la cuisine bressane.

Les autres documents touristiques413, en particulier ceux édités par les structures communales, mettent en évidence les mêmes images de la Bresse, parfois avec quelques nuances. Ainsi, celui de l’Office du tourisme de Bourg-en-Bresse, intitulé « Votre séjour à Bourg-en-Bresse et ses environs »414, présente sur sa page de couverture la photographie d’une « nature morte » composée non seulement d’une volaille de Bresse mais également de fromage Bresse Bleu, d’une miche de pain, d’un panier de pommes, d’un verre de vin, d’un bouquet d’herbes fines (probablement du persil) et d’un petit pot qui évoque éventuellement de la crème fraîche liquide, le tout ayant pour fond la nef intérieure de l’église de Brou (Cf. Annexe 8). L’impression d’abondance est rendue grâce à la présentation du Bresse Bleu sous divers aspects, à la fois en bûche emballée, en boîte fermée, en tranche sur une assiette et en forme de camembert, entamé, également arrangé sur une assiette. La volaille mérite attention : bien que semblant prête à cuire - elle est disposée, crue, dans un plat de cuisson -, celle-ci est encore assignée par les étiquettes tricolores d’identification. Sa tête, emplumée, se dresse de profil. Les yeux fermés, elle évoque plus spontanément une bête endormie qu’un animal saigné. La couverture arrière de ce document est une publicité pour les quenelles Giraudet415 : un texte vante la profondeur historique de l’établissement et la qualité des produits. Trois photographies représentent successivement le gros plan d’un empilement de quenelles crues, un plat de quenelles sorties du four et encadré par la tête d’une volaille de Bresse, une motte de beurre, un petit pot de crème et une louche de semoule. La troisième photographie, suivie d’un plan de la ville, montre la devanture du commerce. Enfin, il faut noter qu’au coeur du document, une page entière est consacrée au poulet de Bresse : elle donne les adresses de charcutiers et volaillers de la ville, propose deux recettes (l’une à la crème, l’autre au Bresse Bleu), et explique les signes d’identification de « l’authentique poulet de Bresse ».

Un autre document, disponible dans les offices du tourisme et chez les commerçants, est à signaler. Il s’agit des brochures et dépliants, diffusés par le Syndicat Mixte Bresse-Revermont-Val de Saône qui vise à valoriser les productions locales de la région416. Nous n’approfondirons pas l’analyse de ces documents dans la mesure où nous y avons amplement participé417 : leurs contenus se rapprochent donc des données relatées dans le présent travail. Elaboré dans une démarche de développement local, ce matériel de communication cherche à soutenir les artisans des secteurs de la charcuterie et de la boulangerie pâtisserie, ainsi que les professionnels du secteur des produits laitiers, en faisant connaître les productions locales et traditionnelles commercialisées dans cette région. Y sont présentés, en accentuant la dimension culturelle de ces produits, la galette au sucre, la galette à la crème, la tarte à la frangipane, la tarte au fromage, le civier, le boudin de Bresse, le saucisson à cuire, les quenelles de veau, le beurre et la crème de Bresse, le fromage blanc, le pourri ou fromage vieux, le fromage fort et le comté418. Proposant des productions habituellement peu mises en avant, nous sommes persuadée que ce document a eu dans la région des répercutions en terme de construction des représentations culinaires locales.

L’Internet, outil de consultation informative désormais généralisé, est un moyen pour les collectivités locales et territoriales de se faire connaître et de valoriser la région au-delà du périmètre de diffusion des brochures et des dépliants. L’examen des sites web portant sur la Bresse apporte de nouvelles données sur l’image que cherchent à véhiculer ces structures. En mars 2002, deux principaux sites, répondant au mot clef « Bresse », étaient consultables : celui de la Communauté d’agglomération de Bourg-en-Bresse419 et celui de la ville de Bourg-en-Bresse420. Si le premier n’évoque que brièvement la gastronomie locale, le deuxième lui consacre plusieurs pages et apporte plus de précisions que les brochures élaborées par l’Office du tourisme de Bourg. Le site fait la promotion d’une « ville gourmande »421 (« ‘Même ceux qui ne sont jamais venus le savent : en Bresse, on mange bien ! ’» est-il précisé) au sein d’une région gastronomique renommée, insiste sur la diversité des restaurants (« ‘la ville compte un nombre impressionnant de restaurants de tous styles et de toutes cultures’ ») et indique les plus réputés (Georges Blanc, Alain Chapel - « ‘deux chefs de renommée internationale qui ont su porter au-delà des frontières la richesse gastronomique de l’Ain’ » -, l’Auberge bressane, le Français, le Mail). Chacune de ces cinq tables bénéficie d’une page entière, comprenant les coordonnées de l’établissement et son adresse Internet, ainsi que la recette d’une spécialité de la maison, accompagnée de la photographie du plat. Dans les cinq cas, il s’agit d’une recette de poulet de Bresse ! Une autre page est consacrée au « panier du chef » qui comprend bien entendu la volaille de Bresse, le Bresse Bleu, mais également les quenelles, dont celles de Giraudet, d’autres produits laitiers (la crème et le fromage blanc frais), la galette bressane (crème et sucre), le vincuit et, ce qui est nouveau par rapport aux documents précédemment analysés, les gaudes, citées, tout comme le précédent aliment, au nom de la tradition. Des productions des autres pays de la Bresse (Bugey, Gex, Dombes) sont également présentées, parfois sans préciser l’origine géographique ce qui peut laisser entendre qu’elles sont fabriquées en Bresse : le comté, le ramequin, le bleu de Gex, les carpes et les brochets de la Dombes, les vignobles du Bugey. Est enfin signalée la présence de l’antenne « Ressources des terroirs » sur le technopôle Alimentec (qui « ‘développe des recherches anthropologiques sur les productions agricoles et alimentaires locales, nommées “produits de terroir”’ »). Une autre page entière, intitulée « Bleu, blanc, rouge », est destinée à la volaille de Bresse, trois autres aux « entreprises agro-alimentaires », à « la tradition de l’agro-alimentaire » (« ‘le développement de l’agro-alimentaire est né d’un terroir bressan respectueux des bons produits ’») et enfin aux « rendez-vous gastronomiques » (les Glorieuses, le Salon de la gastronomie, les fêtes du poulet, le Marché des fruits d’automne, etc.). Notons qu’un certain nombre d’expressions littéraires et de précisions nous laissent supposer que les auteurs de ce site ont eu connaissance des brochures du Syndicat mixte Bresse-Revermont-Val de Saône, ainsi que du site de l’antenne Ressources des terroirs422.

Incontestablement, la Bresse révèle sa culture locale et marque son identité à partir de l’alimentation : il n’existe pas un document qui n’y fasse référence. « ‘Le Bressan a la réputation de bien se tenir à table’ »423 revendique le site de la ville de Bourg-en-Bresse. Cette région se donne à voir et se valorise par sa nourriture, magistralement incarnée par la volaille. Les autres images et discours principaux véhiculés par les documents de promotion touristique portent sur le bocage bressan, les fermes à pans de bois, si possible surmontées d’une cheminée sarrasine, les fleurs, l’artisanat (émaux, meubles, faïence, sabotiers et ferronniers d’art), les épis de maïs, généralement suspendus sous un avant-toit (ici reviennent indirectement l’alimentation et les volailles).

Deux principales représentations, souvent concomitantes, sont sollicitées pour symboliser la cuisine bressane : la première est celle d’une cuisine présentée comme authentique, traditionnelle, de terroir tandis que la seconde est celle d’une cuisine gastronomique, luxueuse, moderne et innovante. Ainsi cohabitent en Bresse, plusieurs types de restauration. La première est mise en évidence, dans les représentations plastiques, grâce à des meubles bressans (table en bois sombre, vaisseliers, horloges), des matières premières qui évoquent tant la ferme que l’espace de la cuisine (oeufs dans un panier tapissé de paille, motte de beurre, semoule, etc.), de la vaisselle rustique (plat à tarte métallique, spatule en bois), des couleurs chaudes, ocres, sombres. Des mets simples, associés à une cuisine familiale, garnissent la table : salade verte, plateau de fromages, gratin, tarte, miche de pain de campagne et bien sûr plat de poulet à la crème. A l’inverse, l’image de la cuisine gastronomique est représentée par des tables immanquablement couvertes d’une nappe blanche, de vaisselles d’apparat (couverts en argent, bougeoirs, carafes à vin, etc.) et de la référence faite à Georges Blanc (soit par sa présence, soit par l’une de ses recettes ou la citation de son nom). Ici, la couleur blanche l’emporte, contrastée par la brillance des reflets des verres et des ustensiles (plats de service en inox, couverts) tandis que les préparations s’avèrent plus travaillées : chapon, assiettes composées comprenant inévitablement une cuisse de poulet, des petits légumes, parfois des morilles, et éventuellement une sauce. La volaille est accompagnée d’autres productions raffinées comme des écrevisses, du vin, de petits pains individuels, etc. Cette double mise en exposition est confirmée par les commentaires des matériels de communication, valorisant ces deux aspects de la cuisine bressane : « ‘à la table des grandes toques étoilées comme celle de Georges Blanc à Vonnas ou à celle des auberges typiques’ »424, « ‘Bourg-en-Bresse s’adonne sans compter au culte du goût, dans toutes ses variations et à toutes ses tables, des plus simples aux plus prestigieuses’ »425. La Bresse oscille entre ces deux images qui s’enrichissent mutuellement puisque les grands chefs déclarent puiser dans la cuisine de terroir tandis que les auberges et les restaurants dits traditionnels s’inspirent de la gastronomie bressane.

La mise en exposition de cette cuisine, qu’elle soit gastronomique ou rustique, porte sur un ensemble de produits relativement limité du corpus alimentaire bressan. L’élément incontournable est bien évidemment la volaille de Bresse, production locale clairement identifiable, et fièrement revendiquée. Lorsque est proposée une recette locale, c’est toujours de poulet qu’il s’agit, lorsque est montré un animal d’élevage, c’est encore de poulet qu’il s’agit, lorsque est présenté une denrée locale, c’est à nouveau un poulet ! Production polymorphe, elle apparaît systématiquement sous l’un de ces aspects : bête vivante, au plumage blanc et courant dans les prés ; volaille morte, crue et plumée, identifiable par sa collerette blanche et/ou les marquages du Comité interprofessionnel de la volaille426 ; chapons emmaillotés ou dénudés, primés à l’un des concours des Glorieuses, éventuellement entourés des membres de la Confrérie des poulardiers de Bresse ; volaille rôtie, à la peau dorée, trônant seule, dans la casserole ; cuisse de poulet entourée de petits légumes et recouverte de sauce, éventuellement identifiable par le scellé tricolore apposé sur la cuisse pour l’occasion alors qu’il est habituellement fixé à la base du cou. En somme, la volaille de Bresse est, selon les cas, présentée sous sa forme d’animal vivant, issue d’une pratique avicole, sous sa forme d’animal mort, évoquant une esthétique parfaite résultant d’un savoir-faire singulier ou encore sous celle d’un mets délicat, démontrant un art culinaire élaboré. Elle rappelle tant la ruralité et l’agriculture voire la nature, que les savoir-faire et techniques de transformation ou encore l’univers de la gastronomie. Ainsi, animal courant dans les champs, la volaille relève de la nature alors que l’animal d’élevage, la bête métamorphosée ou le plat cuisiné relève de la culture. On retrouve ici les diverses représentations auxquelles sont attachés les Bressans, consommateurs connaisseurs de cet aliment.

A côté des volailles, le fromage Bresse Bleu est l’une des productions alimentaires également souvent extériorisée, que ce soit dans son emballage, entamé en tant que fromage de plateau, mais aussi en décoration sur une cuisse de poulet ou encore incorporé à une sauce, ce qui est alors précisé dans une légende. Un constat préalable transparaît : c’est une production industrielle, une marque commerciale, qui s’impose comme représentatif de la cuisine bressane et qui est présentée, d’ailleurs souvent au côté du poulet de Bresse, comme l’un des mets les plus raffinés de la région. De surplus, cette production, créée dans les années cinquante, est fabriquée par une coopérative qui n’est pas localisée en Bresse mais, à Servas, en limite de la Dombes !

Apparaissent enfin, mais dans une moindre mesure, les quenelles (surtout par le biais de la publicité de la marque Giraudet), la crème fraîche (dont la présence est plus discrète), les tartes à la crème (la seule représentation plastique trouvée ne ressemble guère aux tartes bressanes classiques dans la mesure où celle-ci a été cuite dans un moule) et les écrevisses (productions de la Saône, il s’agit d’un autre emblème, aux côtés des volailles, de la cuisine gastronomique locale).

A l’inverse, certains mets et productions du corpus alimentaire bressan sont rarement voire jamais mis en évidence. Seul le site Internet de la ville de Bourg-en-Bresse, plus récent que les autres matériels de communication, fait référence au fromage blanc, les autres n’y font aucune allusion, alors que cette production est pourtant perçue comme spécifiquement bressane par certains consommateurs et plus encore par les restaurateurs (cf. chap. 5.3.3.). Au sein des brochures analysées, à une exception près (un plateau de fromages, indéterminables, probablement des productions fermières), seul le fromage Bresse Bleu représente les productions fromagères locales. Cette pauvreté impose, pour ne pas être perceptible, la multiplication des présentations de ce produit. Le site de la ville de Bourg-en-Bresse associe sans distinction cette production industrielle, invention d’une firme, à des productions locales traditionnelles d’autres régions : le comté et le bleu de Gex, deux fromages dont l’appellation est contrôlée, ainsi que les ramequins qui sont, ce qui n’est pas précisé, fabriqués dans le Bugey. Aucune allusion, ni photographique, ni littérale, n’est faite au sujet du fromage fort et du pourri ou fromage vieux. Sont totalement évincées les représentations relatives aux charcuteries : la Bresse ne se montre ni à travers l’élevage porcin, ni à travers le civier dont le terme vernaculaire aurait pu servir de marqueur identitaire et encore moins à travers le boudin, pourtant bien particulier dans cette région. De même, la diversité des tartes n’est guère mise en évidence. Une seule, celle à la crème, présente cette production domestique et artisanale : aucun commentaire n’est réalisé sur les tartes au sucre, tartes au fromage, tartes à la frangipane si courantes en Bresse, et encore moins concernant les tartes à la courge, au fromage fort, à la paria ou à la lyonshe, effectivement plus rares. Le Comité départemental du tourisme a visiblement préféré réserver l’évocation des tartes au Bugey427, établissant un lien fort entre les deux en raison des « fêtes du four » qui se déroulent tout l’été dans cette région et au cours desquelles sont cuites des galettes. Ont également été omises la courge à cochon ainsi que la recette du gratin de courge, occupant pourtant en Bresse une place identitaire forte. Plus significatif, les gaudes ne sont ni citées ni représentées dans les documents papier de promotion touristique : elles sont exclues de l’image que cette région donne d’elle-même au regard étranger. Seul le site web de la ville de Bourg-en-Bresse y fait allusion mais en insistant sur l’obsolescence de cette production (« ‘unique plat du soir des temps difficiles. Les gaudes sont passées dans la tradition’ »). Le maïs est plus volontiers associé à la nourriture des volailles. Par contre, le vincuit et son homologue la paria qui, jusqu’à récemment ne représentaient nullement le miroir de l’alimentation locale, commencent à être évoqués dans les brochures touristiques. Cette production, médiatisée par des fêtes, semble, plus que les gaudes, pouvoir être exposée au public pour exprimer le passé du groupe. Enfin, le beurre et dans une moindre mesure la crème, deux ingrédients clairement revendiqués comme spécifiques de la cuisine bressane, sont plus volontiers sollicités pour compléter et décorer les tableaux, que pour véritablement rappeler un élément principal du corpus alimentaire. Elles évoquent d’ailleurs moins une production locale et traditionnelle qu’une production fermière.

S’il est fait allusion à une cuisine « ‘où s’expriment avec générosité toutes les saveurs de ses produits de grande tradition’ »428, et qu’il est précisé que « ‘résolument différente de sa voisine lyonnaise, la cuisine bressane possède ses propres spécialités. Par une créativité de bon aloi, elle allie l’extrême finesse de mets délicats à la rassurante simplicité des matières premières’ »429, il est rarement précisé, hormis la volaille de Bresse, quelles sont ces matières premières et ces saveurs spécifiques. Les techniques de préparation, d’assaisonnement et de cuisson qui participent à l’altérité alimentaire ne sont décrites qu’avec réserve. Ainsi, aucune allusion n’est faite à l’emploi de certains ingrédients aux saveurs douces et aux couleurs pâles, à la faible utilisation d’épices et aromates relevés ni à la coexistence de recettes sucrées et salées pour une même préparation, qui caractérisent pourtant la cuisine bressane. Les quelques références aux gratins sont empreintes d’imprécision : le contenu des plats de la seule photographie en représentant430 est indiscernable ; quant au seul commentaire y faisant allusion (« ‘une poularde simplement rôtie avec son gratin à la crème’ »431), il entretient l’équivoque concernant la nature du gratin. S’agit-il de pommes de terre, de courge, de pâte ou d’un autre légume ? Quant aux autres techniques, elles sont totalement occultées : la salade à la crème, le gratin de courge sucré ou salé, accompagné de sauce tomate, le décamoton, le flan de fromage ou la fricassée de courge sont réservés à la sphère familiale et ne sont nullement exposés aux touristes. Seule transparaît au travers des photographies et des quelques commentaires, l’accompagnement des volailles avec de la sauce, dont celle, à base de Bresse Bleu, relève plus largement du domaine de la restauration que de la cuisine domestique.

En somme, si la Bresse se présente, dans les documents destinés aux touristes, comme une région fortement identifiable par son alimentation, la mise en exposition de la nourriture bressane est extrêmement sélective et réductrice : la volaille de Bresse est omniprésente, éventuellement accompagnée de quelques autres mets. Les autres productions sont laissées de côté, soit volontairement (il semble que l’association avec les gaudes soit délibérément rejetée), soit parce qu’il est difficile de les mettre en avant comme emblème local. La renommée de la cuisine bressane est donc incarnée par cette production qui véhicule à la fois une image de luxe, de perfection et d’exception (seule volaille AOC) et celle d’une production fermière, traditionnelle, héritée du passé. Production polymorphe remarquable, elle est donc également polysémique. Elle présente l’avantage de pouvoir participer aux deux dimensions de la cuisine bressane, c’est-à-dire de pouvoir être présente tant sur les tables gastronomiques que sur les tables rustiques. En somme, la volaille de Bresse participe autant au patrimoine culinaire ostentatoire, qu’au « patrimoine agriculturel »432, représentant « ‘une activité agricole qui a façonné les paysages, qui s’est accompagnée de conceptions du monde, de traditions culturelles et culturales, etc.’ »433.

Cette sélection outrancière de l’alimentation bressane est de toute évidence due aux stratégies de promotion touristique dont la finalité est essentiellement commerciale et qui reposent sur la valorisation de ce qui est le plus prestigieux : ces démarches occultent la réalité culinaire et confortent des images convenues et des stéréotypes, construits progressivement.

Notes
409.

Tel que l’annoncent aux automobilistes de grands panneaux sur les autoroutes à l’entrée de l’agglomération.

410.

Dans l’Ain, nos natures ont du caractère, 1995.

411.

Entrez dans la confidence, [ca 2000].

412.

La Route de la Bresse, couleurs et saveurs, janvier 2001.

413.

Nous avons consulté nombre d’entre eux dont ceux édités par l’Office du tourisme de Bourg-en-Bresse, ceux de Saint-Trivier-de-Courtes, de Vonnas, de Saint-Etienne-du-Bois, l’Office du tourisme cantonal de Montrevel-en-Bresse.

414.

Votre séjour à Bourg-en-Bresse et ses environs, 1998. Ce document, de 20 pages, vise à apporter aux visiteurs des renseignements pratiques : services d’urgence, services publics, logements, restauration, plan du centre ville, visites, divertissements et détentes, renseignements généraux, découverte dans le bassin de vie de Bourg-en-Bresse.

415.

Fabricant bressan de grande renommée.

416.

Spécialités de chez nous. Artisans d’ici, [ca 1999].

417.

Commanditée par le Syndicat Mixte Bresse-Revermont-Val de Saône, l’étude a été réalisée par l’équipe du CNRS Ressources des terroirs (UMR 8875-APSONAT) à laquelle nous avons été associée.

418.

Le comté, qui n’est pas fabriqué en Bresse mais dans le Revermont, a été retenu étant donné la zone d’action du Syndicat mixe qui comprend une partie du Revermont sur laquelle sont implantées trois fruitières à comté.

419.

http://www.intercommunalites.com/bourgenbresse/

420.

http://www.bourg-en-bresse.org/

421.

Titre de l’une des pages du site.

422.

http://apsonat.dsi.cnrs.fr/terroir

423.

http://www.bourg-en-bresse.org/

424.

Dans l’Ain, nos natures ont du caractère, 1995, p.2.

425.

Découvrir. Cadre de vie, cadre d’envies, Ville de Bourg-en-Bresse, 1997, p.4.

426.

Un ensemble de marquages permettent de distinguer les volailles bénéficiant de l’Appellation d’origine contrôlée de Bresse : une bague d’identification, comprenant le nom de l’éleveur a été apposée par celui-ci à la patte gauche de la volaille tandis que l’expéditeur a fixé à la base du cou un scellé tricolore du Comité interprofessionnel précisant son nom, scellé prolongé par un sceau spécifique pour les chapons et les poulardes. Enfin, une étiquette rouge du Comité interprofessionnel de la volaille de Bresse est collée sur le dos des poulets, poulardes et chapons. L’un de ces signes est généralement perceptible sur les photographies présentant du poulet.

427.

Le dépliant de « La route du Bugey » est sous-titré « Vins et fours » et précise l’histoire et le déroulement des fêtes.

428.

Entrez dans la confidence, [ca 2000], p.12.

429.

Découvrir. Cadre de vie, cadre d’envies, Ville de Bourg-en-Bresse, 1997, p.4.

430.

Dans l’Ain, nos natures ont du caractère, 1995, p.2.

431.

La route de la Bresse, couleurs et saveurs, janvier 2001.

432.

Néologisme discuté au cours des rencontres régionales de l’espace Olivier de Serres en 1997 (A propos du patrimoine agriculturel rhônalpin, 1998).

433.

Michel Rautenberg, 1998c, p.21.