5.3.2.2. Les artisans, vitrines de la tradition, vecteurs de l’innovation

En s’appropriant la fabrication de productions domestiques traditionnelles, les artisans deviennent, sous le contrôle vigilant des consommateurs, les garants des techniques et savoirs locaux. Il s’en suit un mouvement d’adhésion ou de rejet de la part des consommateurs qui achètent ces produits et jugent les compétences des professionnels en la matière. Ces derniers entretiennent et perpétuent des recettes dont certaines disparaîtraient sans eux, les particuliers étant sur le point d’abandonner leur fabrication. L’exemple le plus flagrant en Bresse, déjà évoqué, est celui des brioches. Nécessitant un peu d’habileté, celles-ci se sont éloignées de l’univers domestique pour passer dans l’artisanat. Déjà dans la première moitié du XXe siècle, Marius Tortillet soulignait la disparition du savoir-faire domestique : « ‘aujourd’hui, si la plupart des fermières préparent encore leurs tartes et les cuisent elles-mêmes, elles apportent le beurre et les oeufs au boulanger du bourg qui moyennant une somme déterminée par livre confectionnent une brioche mieux travaillée qui a seulement l’inconvénient de moins bien se conserver ’»490. Actuellement, les artisans sont alors investis du rôle de mémoire collective dans la mesure où ils sont les seuls, mis à part quelques amateurs de pâtisserie, à confectionner cette production dont le savoir-faire était auparavant partagé par un plus grand nombre. Nous pouvons ajouter le cas des quenelles qui sont très exceptionnellement réalisées par les particuliers.

Représentants des productions locales, nombre d’artisans invoquent le passé et la tradition pour valider leurs pratiques. Cette sollicitation s’exprime au travers d’une recette héritée de génération en génération : « ‘je vais vous dire, nos tartes et nos brioches, on les fait comme ma grand-mère les faisait, c’est-à-dire qu’on les fait toujours pareil, toujours tout au beurre, avec des oeufs frais, avec les mêmes recettes évidemment’ ». Mais la tradition est également attestée par les producteurs par le respect des techniques telles qu’elles avaient cours dans les fermes : dans le secteur de la charcuterie, certains professionnels refusent l’utilisation de la cutter491 pour couper la viande prétextant qu’» il n’y en avait pas dans les fermes ». Plus nombreux sont ceux qui argumentent la dimension traditionnelle de leurs fabrications par le refus d’employer du salpêtre : « ‘nos côtis dans le porc, le petit salé, les nôtres sont gris. Ils [la clientèle de passage] nous disent que dans leurs charcuteries, ils sont rouges. Mais nous on fait une saumure traditionnelle : sel, un point c’est tout. Tandis qu’ils mettent des tas de choses dedans, des colorants, pour faire plus d’effets’ ». La couleur grise du civier, en opposition au rose des charcuteries macérées dans une saumure au salpêtre, est un argument récurrent de la part des professionnels : c’est, à leurs yeux, le signe probant d’une fabrication traditionnelle. Il répond aux exigences d’une partie de la population, plus précisément les personnes qui ont connu les fabrications domestiques. Dans la mesure où les tartes et galettes sont encore largement confectionnées par les particuliers, les professionnels de ce secteur, surtout s’ils ont reçu une formation de pâtissier, cherchent plus volontiers, à l’inverse, à se démarquer qu’à se rapprocher des productions domestiques : ils se singularisent par la finesse ou la légèreté de leurs tartes et par la complexité des pâtes (l’un d’entre eux a pour habitude d’entourer l’abaisse à brioche de ses tartes à la crème d’une pâte à choux).

En changeant d’échelle de production, des adaptations ont été nécessaires, des évolutions se sont immanquablement réalisées. Ainsi les oeufs, pourtant courants dans la fabrication domestique, n’entrent plus dans la préparation artisanale du boudin. Cette modification passe relativement inaperçue puisqu’elle n’est généralement soulignée ni par les consommateurs ni par les professionnels et qu’elle ne semble pas avoir considérablement transformé le produit. Mais certains changements apportent des modifications plus profondes. Que dire en effet des boulettes élaborées par quelques charcutiers sans crépine, ingrédient qui caractérise généralement cet aliment ? Il n’est pas surprenant que l’un des charcutiers ayant effectué une telle modification (« ‘je l’ai supprimée parce que je craignais ce goût de crépine, qui avait un petit goût des fois amer et comme les gens ont toujours tendance à ce qu’il y ait moins de gras, ça rajoutait encore du gras, la crépine’ ») , et ayant de surcroît ajouté à la viande de porc des morceaux de pot-au-feu et de la mie de pain, exprime des difficultés à définir la typicité des boulettes : « ‘c’est embarrassant parce qu’on a tous... depuis que je suis entré dans le métier, j’en ai vu faire, d’abord par ma mère, puis je suis arrivé dans le métier, on en faisait encore, puis à Bourg...’ ». Si ce professionnel avoue son incapacité à décrire la spécificité de cette charcuterie, c’est que celle-ci a perdu son identité. Dans certains commerces, la fabrication des boulettes a tellement évolué qu’elles sont devenues une production générique.

A l’instar du boucher précédemment cité au sujet des boulettes, les artisans font évoluer leurs productions en fonction des goûts nouveaux des consommateurs, auxquels ils sont bien évidemment très attentifs. Pour des raisons évidentes de maintien de leur clientèle, les commerçants se plient à leurs exigences : « ‘faut faire comme le client demande et puis c’est tout ’», conclut l’une d’entre eux. Les professionnels répercutent alors les grandes tendances de l’évolution de l’alimentation telles que le penchant pour des aliments de moins en moins gras et de moins en moins salés. Tous ont fait évoluer leurs productions dans ces directions : la crépine est supprimée dans les boulettes par les uns, la panne dans le boudin par les autres (« ‘au début, on en mettait un petit peu. De la panne, coupée en petits dés. Et après on a tout supprimé. Les jeunes n’aimaient pas ça, voir les morceaux de gras dedans’ »), le lard gras a disparu chez tous. Nombre de charcutiers ont prétendu avoir choisi la version semoule pour la fabrication du boudin étant donné l’aversion actuelle des consommateurs pour le gras. En effet, le riz, plus que la semoule, prêtait à confusion : au dire des professionnels, le blanc des grains au milieu des tranches était assimilé par des clients à des morceaux de panne, et ceux-ci, estimant la charcuterie trop grasse, refusaient d’en prendre. Ceci n’est guère surprenant si l’on se souvient que la majorité des jeunes Bressans est peu au courant de la fabrication du boudin (composition et savoir-faire).

Mais le goût des consommateurs n’a pas toujours évolué uniformément si bien que les professionnels sont parfois partagés : faut-il privilégier les nouvelles préférences organoleptiques, souvent des clients les plus jeunes, au détriment de critères auxquels sont encore attachés les autres clients ? A titre d’exemple, l’attitude des charcutiers concernant le cartilage des oreilles de porc est divergente : certains le rejettent lors de la fabrication du civier afin de ne pas dégoûter ceux qui craignent la fermeté et le craquant caractéristique de ce tissu tandis que d’autres le conservent afin de satisfaire les amateurs. En voulant plaire au plus grand nombre, les artisans ne risquent-ils pas de perdre la spécificité des productions et de les banaliser ? Ceci est le cas à propos de la tarte à la frangipane qui, dans les communes les plus citadines, devient un simple flan dont la texture élastique est due à l’emploi de poudre industrielle. Les producteurs de ces tartes prétendent que, si le choix était offert à leurs clients, ces derniers privilégieraient les tartes fabriquées à base de poudre : leur couleur plus jaune et leur texture moins molle auraient, d’après eux, la préférence des consommateurs. Mais ici se pose la question de l’apprentissage des consommateurs : faut-il satisfaire des préférences organoleptiques faciles ou bien est-il du rôle des artisans de sensibiliser les clients à des produits spécifiques, participant ainsi à la diversité alimentaire ?

Au-delà des évolutions globales des goûts des consommateurs, les artisans sont à l’origine d’évolutions marquantes dans le système alimentaire local. Ils font preuve d’initiatives et revendiquent leur volonté d’innover. Il s’agit à la fois de se démarquer par rapport aux concurrents professionnels et aux fabrications familiales, d’exprimer leur inventivité, d’apporter de la diversité alimentaire et de relancer la gourmandise des consommateurs. Ils exploitent, souvent avec difficulté, l’aspect « néophile » de leur clients, espérant augmenter leurs ventes. En dehors des créations totalement personnelles, que nous ne développerons pas ici car ne répondant pas aux objectifs de cette recherche, certaines innovations reposent sur la modification de productions locales. L’exemple le plus évident est celui des tartes aux pralines. Si ce type de tarte s’est également développé dans d’autres régions - nous pensons en particulier à Lyon et ses environs -, il a pris en Bresse et plus largement dans l’ensemble du département de l’Ain une dimension singulière. En effet, si l’usage des pralines rouges en pâtisserie a une longue tradition dans la région Rhône-Alpes, en particulier grâce aux brioches de Saint-Genix492, ces confiseries n’étaient pas utilisées en Bresse, encore moins pour la confection de tartes. Or en l’espace de quelques années, de nombreux boulangers et pâtissiers se sont mis à élaborer cette variante de tarte, jusque-là inconnue. Il est probable que les pralines aient d’abord été utilisées en cuisine par des chefs cuisiniers de la région lyonnaise et des environs493 et que les tartes confectionnées avec cette confiserie aient préalablement été introduites dans ces restaurants. Mais cette nouveauté s’est facilement diffusée en Bresse en raison de l’existence d’une « niche alimentaire ». En effet, les tartes aux pralines ont trouvé une place dans le corpus alimentaire bressan en tant que variante supplémentaire de l’éventail des tartes et galettes bressanes dont nous savons l’importance dans les pratiques alimentaires locales. Leur confection a été facilitée dans la mesure où les pralines ont été ajoutées à une recette déjà existante. En effet, en Bresse, les tartes aux pralines, et c’est là qu’elles se différencient probablement le plus de celles élaborées dans d’autres régions, à Lyon en particulier494, sont réalisées sur le modèle des tartes à la crème et des tartes au sucre. Il s’agit ici d’une fantaisie ajoutée à ces deux recettes. Autrement dit, la pâte utilisée est la même que pour ces dernières, il s’agit d’une abaisse à brioche et non d’une pâte brisée comme cela peut se faire ailleurs. Déposée à même le four ou dans un cercle, la pâte ne comprend pas de bord ; à l’instar de celle des tartes au sucre ou à la crème, elle gonfle plus ou moins, selon les habitudes des boulangers. Les pralines concassées, toujours rouges, sont parsemées sur la crème fraîche ou le beurre préalablement étalés, juste avant que la tarte ne soit enfournée. Respectant scrupuleusement leur recette de tartes à la crème, certains boulangers ajoutent tout simplement des pralines aux ingrédients habituels (sucre et crème ou beurre) sans en modifier les proportions, c’est-à-dire en omettant de réduire la quantité de sucre saupoudré sur la tarte, alors que les pralines représentent un apport considérable en sucre ! En Bresse, les tartes à la praline ressemblent donc beaucoup aux tartes à la crème ou aux tartes au sucre, si ce n’est leur couleur rouge et la granulosité de la garniture produite par les morceaux de pralines (amandes et sucre cristallisé) plus ou moins fondus en raison de leur taille et du temps de cuisson, ce qui rappelle par ailleurs les cristaux de sucre. La tarte à la praline voit son statut évoluer puisque de variante fantaisiste suscitant la curiosité, elle est devenue suffisamment connue pour être choisie pour ses spécificités (elle est recommandée pour sa capacité à être congelée), voire même pour représenter le dessert bressan (elle a été servie à la fin d’un repas volontairement élaboré comme bressan). Désormais la technique de sa fabrication est partagée tant par les professionnels que par certains particuliers qui se sont appropriés la recette ; quant à sa consommation, elle s’insère progressivement au sein des pratiques locales. Petit à petit, la tarte aux pralines a pris l’image d’une tarte bressane qui sort de l’ordinaire, se démarquant tout en s’insérant au sein de l’éventail des variantes locales. Cet exemple illustre la dynamique de tout système alimentaire local et révèle l’intégration, en cours mais rapide, d’un aliment dans le corpus des productions locales et traditionnelles, grâce au glissement d’une recette vers une autre. Selon la même logique, certains boulangers ajoutent des pépites de chocolat sur les tartes à la crème ou dans l’appareil des tartes à la frangipane. Mais actuellement, ces variantes n’ont pas le même impact : elles n’ont pas réussi à prendre le statut de tarte locale et traditionnelle.

Les artisans sont des acteurs essentiels de la dynamique des systèmes alimentaires locaux. Ils imposent leurs recettes (et donc un produit particulier), leurs choix (la sélection des recettes qu’ils retiennent parmi l’ensemble des possibles), les termes qu’ils privilégient pour désigner les produits, etc. Mais les artisans sont eux aussi obligés de s’adapter aux exigences de leurs clients. Ils doivent être à l’écoute de la demande des consommateurs. Par ailleurs, en raison de l’accessibilité à tous des commerces, leurs innovations, lorsqu’elles sont appréciées, peuvent rapidement être copiées par les particuliers. Cette mise en exposition des aliments participent alors à la diffusion des nouveauté au sein de la population qui peuvent prendre, dans certaines circonstances, le statut de production locale.

Médiateurs de la mise en exposition de l’alimentation locale, les commerçants sont au coeur d’un ensemble de négociations, de pressions, en fonction des intérêts des uns et des autres. Les exigences des consommateurs connaisseurs, le regard des consommateurs novices et les choix des artisans interagissent, si bien que les productions mises en exposition dans les commerces comme étant traditionnelles sont le résultat d’actions synergiques.

Notes
490.

Marius Tortillet, 1927-1928, p.69.

491.

La cutter est un appareil, utilisé en charcuterie, servant à couper et mélanger les viandes.

492.

Les «  Saint-Genix », brioches aux pralines rouges, furent inventées par Labully, hôtelier de cette commune savoyarde, frontalière du département de l’Ain. Lorsqu’en 1880, son fils décida de mettre les confiseries à l’intérieur de la brioche et non pas seulement sur le dessus en guise de décoration, ce gâteau connut un tel succès que les concurrents commencèrent à l’imiter et que les brioches aux pralines se diffusèrent jusqu’à Lyon. « Le Guide Una le signale déjà en 1931 comme une spécialité de pâtissiers à Chambéry, au Pont-de-Beauvoisin, dans l’Isère et à Brignais, dans le Rhône » (L’inventaire du patrimoine culinaire de la France, Rhône-Alpes, 1995, p.102 »).

493.

Une glace aux pralines roses est présentée, par Georges Blanc et Coco Jobard, comme une spécialité de la mère Bourgeois à Priay (2000, p.170).

494.

Dans la région lyonnaise, les tartes aux pralines sont généralement confectionnées à partir d’une pâte sablée, comprenant des bords. L’appareil forme une couche assez épaisse, lisse et compacte de couleur uniforme rouge sombre.