5.3.3.1. Au menu des restaurants bressans

Un tour des cartes proposées par les restaurateurs régionaux, ainsi que les entretiens menés auprès d’une quinzaine d’entre eux, éclairent sur le processus de mise en exposition de l’alimentation bressane au sein de ces établissements. Il ressort que quelques productions et recettes locales sont couramment proposées, certaines même de manière incontournable tandis que d’autres, au contraire, n’apparaissent jamais aux menus.

La volaille est à nouveau l’aliment inévitable de la restauration bressane. Tous les établissements en proposent sous une forme ou une autre, en fonction de la catégorie du restaurant : poulet fermier ou de Bresse AOC, grillé, au vinaigre, au Bresse Bleu ou bien sûr à la crème avec ou sans morilles. Très prestigieux, le chapon et la poularde ne sont servis que dans quelques restaurants gastronomiques, généralement de manière saisonnière ; cette dernière se doit d’être demi-deuil, c’est-à-dire garnie de truffes. Quant au très fréquent gâteau de foies blonds de volaille, il est la plupart du temps accompagné d’une sauce à la tomate ou d’un coulis d’écrevisses. Les foies de volaille garnissent également les salades dites bressanes, au même titre que les émincés de blancs de poulet. Certains restaurateurs proposent des plats de bréchets ou d’ailes de poulet, souvent assaisonnés en persillade. Aux côtés de la volaille, les grenouilles, à la crème ou persillées, sont elles aussi un plat classique de la restauration bressane. Parmi les autres productions locales omniprésentes, le fromage blanc est inéluctablement proposé aux commensaux qui peuvent le choisir en substitut des fromages secs. Il est alors servi à la crème, à moins que les mangeurs ne précisent le contraire, et est escorté d’un sucrier afin que chacun puisse à sa convenance le consommer nature ou ajouter du sucre, du sel ou du poivre, salière et poivrière étant restées sur la table. Tous les restaurateurs, au contact avec des personnes extérieures à la région, savent à quel point ce fromage présente une dimension locale et n’est pas connu de tous les clients. Enfin, moins incontournables, mais néanmoins très courantes, les quenelles sont souvent à la sauce Nantua, les crêpes Parmentier ou vonnassiennes accompagnent de nombreux plats de résistance. Les escargots, les andouillettes, le saucisson à cuire enrichissent la diversité des cartes.

A l’inverse, parmi les productions et recettes appartenant au système alimentaire domestique, beaucoup n’apparaissent qu’exceptionnellement, voire jamais, dans les menus des restaurants. Ainsi le civier, le boudin, les flans ou soufflés de fromage sont absents de la restauration. Le fromage fort n’est servi que dans certains restaurants, souvent ceux qui s’adressent à une clientèle locale, d’habitués et qui n’ont pas vocation à une cuisine gastronomique. Lorsqu’il est proposé, il apparaît généralement de manière spontanée au moment de l’apéritif, sous la forme de tartines grillées et non en fin de repas : « ‘c’est plutôt en dégustation, l’hiver, un petit cadeau à l’apéritif’ ». Un seul des restaurateurs rencontrés dispose un bol en contenant sur le plateau de fromages qu’il présente. Quoi qu’il en soit, le fromage fort n’est jamais lisible au travers de la seule consultation des cartes des restaurants ; il n’est guère mis en avant comme étant un fromage local. Il en est de même de la courge, qui, en tant que légume, accompagnant un plat de résistance, n’est généralement pas précisée dans les cartes. Seuls les entretiens menés tant auprès des restaurateurs que des consommateurs permettent de mesurer le statut accordé à ce légume en restauration. Or il ressort que celui-ci a peu de succès et n’est que rarement cuisiné. Lorsque les cuisiniers décident d’escorter une viande avec ce légume, ils font alors preuve d’ingéniosité pour la distinguer des préparations domestiques. Ils ne la présentent jamais dans un simple plat à gratin, selon la recette locale, mais proposent, par exemple, de petits flans individuels ou soignent leurs présentations : « ‘si je mets du gratin de courge comme ça, les gens ne l’auraient pas mangé, mais présenté dans de petites courges, les gens l’ont mangé ! ’». De manière générale, la musquée de Provence, appelée couramment « muscade », est la variété préférée des restaurateurs qui n’emploient jamais ni courge à cochon ni melone. Leurs choix divergent de ceux des personnes âgées de la région : « ‘la muscade c’est celle qui a la chair la plus serrée, la moins riche en eau. Alors que l’autre courge, bon... la muscade, c’est une super variété, mais c’est cher’ » déclare l’un d’entre eux. Lorsqu’elle est cuisinée pour la restauration, la courge n’est jamais servie sucrée : « ‘la cuisine bressane ne s’adresse pas forcément qu’aux Bressans, donc il faut quelquefois l’adapter pour ne pas choquer’ » explique un restaurateur. D’après ce dernier, l’usage bressan de consommer de la courge sucrée ne peut pas être dévoilé à autrui : il s’agit visiblement d’une pratique trop particulière. Si les gaudes sous forme de bouillie sont unanimement rejetées (aucun restaurateur n’imagine pouvoir servir un tel plat), elles sont parfois utilisées, comme ingrédient secondaire, pour paner les fritures de poisson et les grenouilles. De goût assez relevé, elles sont souvent alors mélangées avec de la farine de blé. Si pour certains restaurateurs, cette utilisation, « c’est pour donner un côté folklore », d’autres apprécient réellement « ce petit goût différent ». Des diverses tartes locales, seule celle au fromage arrive à retenir l’attention de certains restaurateurs, et de façon occasionnelle. En dessert, ceux-ci privilégient les tartes aux fruits au détriment des tartes au sucre, à la crème ou à la frangipane. Néanmoins, l’ancien chef de la Maison de pays de l’Ain dit avoir tenté quelques tartes à base de paria, à l’occasion de la fabrication festive de cette sorte de confiture par l’association voisine.

Dans certaines régions, les restaurateurs cherchent, par des appellations poétiques, à mettre en valeur les productions. Tel est le cas en Dombes503, pour l’une des richesses les plus ambivalentes de cette région voisine, où les menus des restaurants proposent des « Ballottine de Carpe Royale, sauce bordelaise et matignon de légumes croquants », de la « Carpe Royale, en moelleuses goujonnettes dorées à la grande friture, filet de citron », des « petits pâtés chauds de carpe mi-fumée et langoustine, salade d’endives aux noix ». En Bresse, les termes utilisés pour désigner les plats à base de poulet ou de grenouille restent classiques et explicites. Il s’agit d’informer le client sur le produit et son mode de préparation. La seule fantaisie remarquée, qui consiste à dénommer « grenouilles des pauvres » un plat de bréchets de poulets en persillade, suscite des interrogations : « peut-être qu’on n’a pas le droit ? » se questionne un restaurateur qui l’a inscrite à sa carte. Quant à la précision « bressan » ou « de Bresse » dans l’appellation d’un plat, les restaurateurs rappellent avec zèle qu’il ne peut être utilisé que pour le poulet de Bresse AOC : « ‘attention, car c’est un terme protégé. Au regard de la consommation, des fraudes, vous ne pouvez appeler bressane que quelque chose qui est fait exclusivement avec de la volaille de Bresse. Vous n’avez pas le droit par exemple à l’appellation salade bressane, à moins que ce ne soit fait avec du foie blond de volaille de Bresse, c’est une appellation protégée. Dès que c’est de Bresse, à la bressane, bressane, y a pas photo ’» s’emporte l’un d’entre eux avant de nuancer ses propos : « ‘disons, dès que ça induit un plat à base de volaille, c’est protégé. A partir du moment où ça n’induit pas de volaille dans la recette, y a pas de problème’ ».

Notes
503.

Delphine Balvet, 1997, p.94-96.