5.3.3.2. Les restaurateurs et la cuisine bressane

Les restaurateurs confirment le poids culturel de l’alimentation en Bresse, l’attachement des habitants aux repas conviviaux et entretiennent l’image d’une tradition locale du « bien manger ». Ceux qui ont exercé leur profession dans d’autres régions, que ce soit au sein du département ou ailleurs, perçoivent tout particulièrement l’intérêt accordé ici à la gastronomie. L’un d’entre eux remarque que les Bressans, même lorsqu’ils sont submergés par leurs activités professionnelles, s’accordent toujours un long moment pour le déjeuner : « ‘quand vous les écoutez, c’est vrai qu’ils travaillent toute la journée mais ça ne les dérange pas de passer une heure à table’ ». Ici, plus qu’ailleurs, le temps consacré aux repas est préservé. Il souligne également la survivance de pratiques, ailleurs souvent disparues, telles que les banquets de classes au cours desquels se succèdent un grand nombre de plats et qui se prolongent jusque tard dans la nuit. Cette réjouissance de la commensalité s’accompagne du plaisir de l’abondance culinaire : la quantité serait un critère essentiel d’évaluation des restaurants par les Bressans. Ceux-ci sont reconnus pour être de « bons mangeurs », ce qu’un restaurateur traduit par une citation qu’il présente comme proverbiale : « ‘en Bresse, pour qu’il y ait assez, il faut qu’il y ait de trop. C’est quand même typique de la Bresse ça !’ ».

Un restaurateur résume le constat réalisé par nombre de ses collègues : « ‘la cuisine bressane c’est quand même une cuisine qui est riche, pas forcément très variée, mais riche, assez bourgeoise quand même, avec des produits nobles. [...] Mais c’est une cuisine qui est peu diversifiée malgré tout. [...] Et des recettes simples qui mettent toujours en valeur le produit’ ». Un tel propos provient du fait que beaucoup éprouvent des difficultés à évoquer d’autres plats que le poulet comme représentatif de la cuisine bressane. Ils constatent que, parmi les mets emblématiques de la restauration, beaucoup ne relèvent pas de pratiques domestiques ou ne sont pas spécifiques à la région. Ainsi, des grenouilles, certains reconnaissent qu’elles sont plus fortement liées à la Dombes et ajoutent qu’elles sont de toute façon importées, des sauces aux écrevisses qu’elles ne sont pas élaborées par les particuliers, de celles au Bresse bleu qu’elles sont une invention de la restauration, ainsi que les crêpes Parmentier.

Par contre, les professionnels insistent sur la qualité des productions locales, faisant référence, bien entendu au poulet de Bresse, mais également aux écrevisses de la Saône, aux fromages blancs et pour certains au beurre et à la crème de Bresse. Ceux-ci sont extrêmement attentifs à la qualité de certaines denrées et font preuve de subtilités dans le choix des matières premières. Beaucoup apprécient tout particulièrement pour la cuisson des grenouilles, le beurre de certaines coopératives locales : « ‘c’est un beurre qui reste bien dans la poêle, c’est-à-dire qui n’éclabousse pas à chaque fois. Je pense qu’il est un peu mieux égoutté. Et puis il fait pas noir, il ne brûle pas pendant qu’on le cuisine, il résiste à la cuisson. Par rapport à un beurre qu’on achète, dans le commerce, y a quand même une différence !’ ». La crème fait également l’objet de différenciations marquées. Comme les boulangers pâtissiers, la plupart des restaurateurs s’approvisionnent en différentes qualités, multipliant parfois les réseaux d’approvisionnement : certaines crèmes conviennent très bien pour la cuisine (pour le poulet à la crème ou le gratin dauphinois), tandis que d’autres sont préférables pour les fromages blancs, comme le souligne ce restaurateur : « ‘on utilise la crème gastro qui ne coagule pas pour faire la cuisine et la crème de fromagerie qui durcit, on l’utilise pour les fromages blancs. A ce moment là, on la délaye pour lui redonner de la souplesse avec de l’eau’ »504.

Les restaurateurs qui cherchent à proposer une cuisine locale sont obligés de l’adapter aux conditions de la restauration. Ils sont soumis à des contraintes techniques rendant compliquée l’insertion de certaines préparations dans cette sphère commerciale : « ‘on a toujours ce problème : comment on va pouvoir le faire en grosse quantité, comment le réchauffer, le maintenir en température, le servir pour trente personnes, le cuire ? Il y a des tas de paramètres techniques qui limitent un petit peu’ » déclare un chef cuisinier. Les principales difficultés sont celles de la consommation différée et de la conservation des aliments. Ainsi, les tartes au sucre ou la crème, qui sèchent et rancissent facilement, ne peuvent guère être gardées jusqu’au lendemain, de même que les tartes au fromage qui ont tendance à se ramollir. Par ailleurs, la restauration réclame des plats qui puissent être servis promptement. Pour cela, ceux-ci doivent être soit préparés sur-le-champ soit maintenus prêts. Ainsi, les flans de fromage, qui doivent être servis immédiatement après la sortie du four, sont difficiles à proposer en restauration ; ils ne peuvent attendre le consommateur ! Cependant, aucun des restaurateurs rencontrés n’a même songé à en cuisiner ; les difficultés techniques ne suffisent donc certainement pas à expliquer l’absence de ce plat en restauration. Il semble plutôt que celui-ci soit réservé à la sphère privée.

L’adaptation des recettes suppose des modifications parfois considérables et nécessite certaines pratiques parfois peu avantageuses pour les aliments. Les consommateurs amateurs le regrettent :

‘« dans les restaurants, parce qu’on est pressé aujourd’hui, on arrive au restaurant, on veut manger un poulet à la crème dans la demi-heure ! Parce que la personne qui est de passage “je suis en Bresse, je vais manger un poulet à la crème...”, dans la demi-heure, le gars il veut son poulet à la crème sur la table. Ce n’est pas possible. Alors ce qu’ils font aujourd’hui, ils font rôtir le poulet, même un bon poulet de Bresse, “Vous voulez un poulet de Bresse ?”. Allez, micro-onde ou sur le machin, tac, tac, on fait des morceaux, on met de la crème. Ah, y en a de la crème, hen ! Mais c’est de la crème... c’est tout blanc, c’est tout fade... ». ’

Les restaurateurs, même parmi ceux, nombreux, qui s’efforcent de ne pas autant simplifier la préparation de ce plat, reconnaissent qu’ils ne pourront jamais servir un mets aussi parfait que ceux élaborés chez les particuliers : « ‘au restaurant on a toujours une consommation différée par rapport à la production et ça... j’ai toujours essayé de m’en approcher le plus possible, de créer des recettes, des combines pour retrouver les goûts mais... ça ne sera jamais la même chose. Si une vieille en Bresse, elle vous fait un poulet crème sur le coin de la cuisinière à bois... le panard ! En restaurant, ça peut être bon mais.... Et au restaurant, il faut que ce soit portionné comme ça, il faut que ce soit cuit comme ça...’ ».

Si certaines spécificités de la cuisine bressane domestique s’intègrent difficilement à la restauration, d’autres concourent à sa réussite. Songeons à la crème fraîche qui, au dire d’un professionnel, « ‘est un produit fabuleux pour les sauces. Ça apporte à la fois onctuosité, goût et volume ! ’». Pour cette raison, la crème entre, au restaurant, dans un nombre de plus en plus important de plats, entretenant l’image d’une cuisine bressane à la crème et qui se distingue de celle, voisine, du Mâconnais marquée par les sauces au vin. Les restaurateurs utilisent une quantité considérable de crème et de beurre (à titre d’exemple, l’un d’entre eux, de taille moyenne, de la commune de Pont-de-Vaux, évalue entre 50 et 60 litres sa consommation hebdomadaire de crème et entre 40 et 60 kg celle de beurre). Beaucoup n’utilisent pratiquement pas d’huile, si ce n’est pour les entrées505. Il est d’ailleurs étonnant qu’aucun restaurateur ne propose de salade à la crème, recette pourtant encore pratiquée occasionnellement dans certaines familles bressanes et qui pourrait être une manière de se distinguer des autres régions.

Parmi les contraintes imposées aux restaurateurs, l’attente et les exigences des consommateurs sont centrales. Pour cette raison, tous proposent du poulet, et dans une moindre mesure des grenouilles, puisque l’ensemble de leurs clients, touristes ou non, y sont extrêmement attachés. Le mets le plus couramment choisi au restaurant par les Bressans, quel que soit leur âge, reste en effet le poulet à la crème. Les restaurateurs nouvellement installés qui se sont avisés de ne pas en cuisiner ressentent une telle pression qu’ils reviennent rapidement sur leur décision ou risquent d’être voués à la faillite. En fait, de nombreux restaurateurs expriment l’ambiguïté des clients locaux qui, s’ils réclament de la diversité sur les cartes, choisissent immanquablement les mêmes plats : « ‘les gens sont très demandeurs de nouveauté, mais il faut que ça reste très classique ’» déclare en riant l’un d’entre eux. Un autre se dit stupéfait de voir que ses clients commandent des plats qui leur sont si familiers : « ‘j’ai été étonné de voir des gens de Saint-Etienne-du-Bois venir à la Maison de Pays de l’Ain manger un gâteau de foies de volaille et un poulet à la crème. C’est pratiquement tout le temps ça qu’ils prennent ! ’». Par ailleurs, la préférence gustative des consommateurs bressans, qui représentent la majorité de la clientèle de nombreux restaurants, impose également aux cuisiniers d’adopter des recettes classiques, peu aromatisées et assez simples : « ‘ils aiment pas la cuisine extravagante. [...] Le Bressan n’est pas très réceptif à ces cuisines... la cannelle, les épices, ça en Bresse, ils n’aiment pas trop. Je crois que, quand on a l’habitude de manger des légumes, pas de choses qui agressent trop... beaucoup de choses crémées, on est dans une sensibilité un peu douçâtre, on a un peu du mal à se heurter avec les épices’ ». L’originalité, surtout en ce qui concerne les plats emblématiques n’est nullement appréciée. Ainsi, une restauratrice de Bourg-en-Bresse se souvient des reproches qu’elle a essuyés à ses débuts. Estimant que les grenouilles à la crème était un plat trop rustique et pas suffisamment élaboré pour un établissement gastronomique comme le sien, elle avait décidé de préparer ce mets de manière plus originale et prestigieuse, ce qui fut vivement critiqué. De même, les assiettes à dessert, minutieusement décorées, furent un échec : elle comprit qu’un bol de fraises au sucre aurait été préféré à la composition comprenant un panier en chocolat déversant les fruits sur un lit de crème anglaise qu’elle avait imaginée !

Enfin, certains mets ne correspondent pas à l’image des plats attendus en restauration : leur caractère trop familier ou trop rustique apparaît aux yeux des professionnels comme une barrière. C’est le cas de la courge à cochon, du boudin, du civier, etc. Cependant ces représentations négatives portent sur des aliments différents en fonction des types de restaurants et de la capacité d’innovation des cuisiniers. A titre d’exemple, pour les uns, le saucisson à cuire est impossible à servir l’été au restaurant, alors que d’autres considèrent que cuisiné avec un jus vinaigré, c’est un plat estival très apprécié. De même, si quelques rares restaurateurs proposent des tartes à la crème, au sucre ou à la frangipane en dessert, la majorité considèrent qu’elles sont trop simples, trop courantes, pour apparaître au restaurant : « ‘ils achètent des tartes à la pâtisserie, c’est pas pour qu’ils retrouvent les mêmes quand ils vont au restaurant’ ». Quant au chapon et à la poularde, la raison inverse justifie son absence de la plupart des restaurants : ce sont des mets bien trop chers et raffinés pour être servis dans ces établissements.

Si les restaurateurs sont soumis à respecter des traditions culinaires - et les clients sont là pour sanctionner ce qui leur paraît être une déviance -, la restauration est également le domaine de l’innovation et de la création. Plusieurs restaurateurs les ont évoqués comme des moteurs de la profession, des moyens de se démarquer et de se faire reconnaître. D’ailleurs, malgré leur ambiguïté, les clients sont demandeurs de nouveauté. Mais pour que ces innovations soient acceptées, elles ne doivent pas être trop perturbantes. Un restaurateur maîtrise le jeu subtil des innovations : « ‘j’ai essayé de réinventer une cuisine bressane. J’ai développé des choses que les gens... qui leur appartenaient culturellement mais qu’ils se sont réappropriés. Un jour j’avais fait un poulet au bleu de Bresse et y a un ancien qui m’a dit que sa mère faisait ça !’ ». Si le Bresse Bleu est une invention des années cinquante, il semble en tout cas que cette recette, devenue un classique dans certains restaurants, se soit si bien intégrée au système alimentaire local qu’elle est désormais perçue comme traditionnelle. Un autre exemple, particulièrement éloquent, est celui des fameuses crêpes vonnassiennes, qui sont, d’après Georges Blanc, issues d’une recette de boulettes de pommes de terre. Or autrefois cette dernière se faisait couramment dans les familles bressanes. Ce restaurateur raconte leur invention de manière anecdotique, comme cela est souvent le cas pour ce genre de produit506 :

‘« ma grand-mère Elisa doit beaucoup à ces crêpes qui établirent définitivement la renommée de son établissement. C’est pourtant à la faveur d’une mésaventure culinaire qu’elle en devint, bien involontairement, la créatrice : partie pour confectionner des boulettes de pommes de terre, et comme elle avait versé trop de crème dans sa purée, elle ne put façonner sa pâte qui s’étala en forme de petites crêpes au fond de la poêle. Le résultat se révéla néanmoins délicieux et n’a cessé depuis d’attirer des gastronomes du monde entier chez la Mère Blanc »507. ’

Ainsi, si les cuisiniers s’inspirent de la cuisine locale, les pratiques domestiques sont à leur tour influencées par la restauration. Les crêpes vonnassiennes ou Parmentier, les sauces au Bresse bleu, aux morilles, et pour les personnes les plus audacieuses aux écrevisses, ont pénétré la sphère domestique. A ce titre, les restaurateurs, en exhibant certaines recettes, d’inspiration bressane, participent à la dynamique du système alimentaire local et la construction des représentations qui lui sont liées. Les plus célèbres d’entre eux servent de référence aux pratiques culinaires domestiques comme le révèle cette Stéphanoise qui compare son propre savoir-faire à ceux de la dynastie Blanc : « ‘On a souvent discuté avec Georges Blanc508 comment on faisait le poulet à la crème. Alors lui le fait comme sa mère et puis moi je le fais comme sa grand-mère. Heu... C’est bien plus compliqué que ça. Lui il le fait, il coupe son poulet il le met dans sa casserole avec du beurre...’ ». Suit alors une longue description de la façon dont ce cuisinier est censé préparer le poulet à la crème et la façon dont la grand-mère de celui-ci et elle-même le font. Tout se passe comme si la référence à des célébrités de la gastronomie validait les pratiques domestiques et leur donnait leur authenticité.

S’il y a bien, en Bresse, exposition des productions locales dans les espaces publics ou ouverts au public, dans la mesure où des aliments intimes s’offrent aux regards de tous et même, par l’achat, à l’acte d’incorporation, les processus de mise en scène s’avèrent peu élaborés : les commerces ne participent pas véritablement à la construction d’un bien patrimonial tel que cela se produit dans d’autres régions. Il s’agit avant tout de proposer des aliments appréciés par la communauté pour des questions de préférences organoleptiques, plus que d’exprimer une identité par la médiation de ces aliments. En Bresse, la population locale, plus que les touristes, influence le choix et les stratégies commerciales des professionnels. Hormis la volaille, aucun aliment ne fait l’objet d’une mise en exposition explicite, lisible dans l’espace. Seuls les restaurants, en proposant de manière inéluctable quelques aliments concourent à la patrimonialisation de certaines recettes.

Notes
504.

Nous retrouvons le savoir des particuliers concernant le traitement de la crème fraîche.

505.

Les restaurants du Revermont assaisonnent les salades avec de l’huile de noix, ce qui est étranger à la Bresse.

506.

Cf. à ce sujet Laurence Bérard, Philippe Marchenay, 1995.

507.

Georges Blanc, 1999, p.179.

508.

Il est fréquent que lors des conversations, les interlocuteurs laissent entendre qu’ils connaissent ce restaurateur ou qu’ils ont déjeuné dans son établissement à titre privilégié, ce qui leur apporte une grande fierté. Il en est de même avec le Pape de la volaille de Bresse (Cyrille Poncet) ou encore des éleveurs renommés (Sabin Mutin, famille Sybelle, etc.).