5.4.3. « La Saint-Cochon dans la ville » de Bourg-en-Bresse

5.4.3.1. Déroulement de la manifestation

La Saint-Cochon, à l’initiative du Comité des fêtes de Bourg-en-Bresse, a lieu le premier dimanche de février depuis 1995. L’essentiel de cette manifestation, dont l’entrée est gratuite, consiste dans la démonstration du buclage traditionnel d’un porc et l’ouverture de sa carcasse ainsi que dans la vente de charcuteries par des artisans, des producteurs fermiers et des traiteurs de la ville. D’autres attractions secondaires participent à l’animation de cette matinée : exposition photographique, buvette, tombola, etc., et depuis 2001 concours de cris du cochon. Le prospectus publicitaire, distribué sur le parking du marché de Bourg-en-Bresse, les semaines précédentes, annonce en effet : buclage, vente et restauration, dégustation, tombola. Cette fête se déroule sous le marché couvert de Bourg-en-Bresse, espace habituellement occupé par le marché pluri-hebdomadaire. L’organisation spatiale indique la séparation entre les deux principales attractions. Ainsi en 2000, le centre et la partie ouest de la halle étaient occupés par les activités commerciales : au bout était installée la buvette et dans le reste de l’espace, le long des murs et au centre, les divers stands des charcutiers et producteurs fermiers. A l’opposé, à l’extrémité est de la halle, la zone spectacle destinée à la démonstration. Entre les deux, un podium occupé par des musiciens et un commentateur.

Avant et après la démonstration, les visiteurs se promènent de stand en stand pour faire leurs provisions de charcuteries et profiter des diverses dégustations qui commencent tôt le matin. Le choix est grand puisque près d’une quinzaine de professionnels de la charcuterie (artisans ou producteurs fermiers) participent à cette manifestation. Seuls les commerçants de la ville, les forains participant au marché municipal ou les quelques producteurs de la Communauté de communes réputés pour leurs fabrications sont autorisés à y participer : « ‘on ne veut personne d’autre, sinon on aurait toute la France, on aurait le sel de Guérande, on aurait n’importe quoi ’» argumente une organisatrice. Toutefois sont également présents le Syndicat départemental de la boulangerie pâtisserie de l’Ain avec qui le Comité des fêtes entretient des relations privilégiées, ainsi que, selon les années, quelques stands orientés autour de l’animal célébré : un fournisseur d’alimentation animale a installé quelques jeunes porcelets dans un enclos de paille, une vendeuse propose maints bibelots à l’effigie du cochon, etc. Etrangement, alors que cette journée est l’occasion de se faire connaître, les charcutiers n’en profitent guère. Ils font peu la promotion de leur enseigne durant cette manifestation ; leur identité est rarement mise en avant, il faut parfois se pencher sur les papiers d’emballage ou lire sur les tabliers pour percevoir le nom et/ou l’adresse des commerçants. Pourtant tous reconnaissent que c’est une occasion de ventes intéressante, financièrement très rentable. En effet au fil de la matinée, les achats se multiplient et l’on voit le nombre des sacs transportés par les chalands augmenter progressivement. Les productions commercialisées sont uniquement des charcuteries - excepté bien entendu sur les quelques stands particuliers cités précédemment - : saucissons, jambons, pâtés, terrines, saucisses diverses, poitrines roulées, tripes, boulettes, etc., et bien sûr boudins et civiers en quantité. D’après la Présidente du Comité des fêtes, certains charcutiers confectionneraient pour l’occasion des productions qu’ils ne fabriquent plus en temps normal : « ‘ils expliquent très bien que la clientèle qui vient ce jour là recherche des produits qu’on ne trouve plus dans le commerce à savoir du lard très gras, des boulettes qui n’existent quasiment plus... Donc ils prévoient des produits qu’ils ne vendent pas chez eux, ils ont des produits particuliers’ ». Quelques producteurs accentuent la dimension artisanale de leurs productions par des démonstrations : par exemple ils embossent devant le public le sang dans les boyaux et cuisent les boudins sur place.

Au centre de la zone de démonstration, des chaînes métalliques ont été installées afin de délimiter un large espace préservé de l’incursion du public. Vers les 10h, les organisateurs y déposent sur une planche de bois un cochon tout juste saigné, dont les traces de sang à la gorge évoquent la mort récente. La foule commence à se regrouper pour voir le spectacle principal de la Saint-Cochon. Les premières années, les organisateurs avaient saigné le porc devant le public, ce qui avait entraîné des plaintes : « ‘ça nous a valu quand même cette année deux lettres de l’association Brigitte Bardot comme quoi on avait égorgé le cochon et... Et c’est peut-être pas fini parce que c’est monté au Ministère maintenant, alors je ne sais pas ce qu’on va devenir avec ça’ » s’inquiète l’un des responsables. Cet acte n’a pas été recommencé ; il a désormais lieu à la ferme, loin des yeux sensibles mais de façon identique. Le doute est entretenu sur les conditions d’abattage : la rumeur circule selon laquelle il aurait eu lieu à l’abattoir. D’ailleurs au sein du public, de nombreuses discussions portent sur les questions de législation relatives à ce sujet : les avis sont souvent contradictoires. Le tueur, M. Dufour, a revêtu des bottes et un grand tablier blanc plastifié. Il attend l’heure prévue. Mais comme le cochon est déjà installé, le public commence à s’impatienter. Certains spectateurs murmurent plus à l’attention de leurs voisins qu’à l’intéressé lui-même des phrases d’encouragement provocatrices : « vas y papy ! ». D’autres regrettent de ne pas avoir une bouteille à lui proposer pour le faire démarrer plus rapidement. Si ces plaisanteries sont plus destinées à faire rire l’entourage, qu’à véritablement interpeller le tueur, les remarques qui atteignent l’intéressé sont plus encourageantes et respectueuses. Néanmoins celui-ci semble distant, concentré par son occupation future, et ne répond guère aux questions du public. Comme un acteur, il sait qu’il est au centre de l’attraction et qu’il décide de son déroulement. A 10h30 comme prévu, il attrape de la paille entreposée à côté du porc, l’en recouvre puis l’enflamme avec des allumettes. Les enfants, attirés par le spectacle se sont glissés au premier rang. Le boucher à l’aide d’un balai d’osier déplace la paille. Il stoppe, relance, contrôle les flammes. Lorsque la paille a disparu et que la peau du cochon s’est noircie, M. Dufour et ses deux assistants le retournent afin de recommencer sur l’autre flan. Pour terminer le buclage, le boucher attrape une botte de rosat 514 et l’enflamme à son tour. Tout en se consumant lentement, cette torche offre une flamme beaucoup plus vive, ce qui permet de brûler avec plus d’insistance les pattes et d’arracher les onglons. Le buclage terminé, les organisateurs hésitent pour l’organisation de l’étape suivante. Ils vont chercher un crochet qu’ils n’utiliseront pas, puis finalement une échelle. A l’aide de celle-ci, utilisée comme un brancard, ils transportent le porc jusqu’à une table où ils vont le laver. A trois, ils le frottent à la grosse brosse, déversent quantité d’eau et le grattent à l’aide d’un couteau aiguisé en public. L’eau sur le sol commence à atteindre le public. Puis M. Dufour, à l’aide d’un petit couteau contourne chaque pied à l’articulation et les arrache. Il transperce l’extrémité des deux jarrets et passe dans chaque fente une corde qui servira à l’accrocher. Car après avoir déposé de nouveau l’animal sur l’échelle, et après avoir une fois de plus hésité, les organisateurs finissent par le suspendre. Ils font basculer l’échelle à la verticale et la maintiennent en équilibre grâce à une seconde échelle croisée au sommet. Le porc pend, la tête en bas. Le saigneur aiguise une nouvelle fois son couteau puis fend d’un seul geste le ventre de l’animal. Les boyaux libérés se déversent. Les enfants, et sous leur couvert les adultes, laissent échapper leur émotion : « beurk » s’écrient-ils dégoûtés ! Quelques-uns se cachent derrière leurs mains, jetant toutefois un regard à travers leurs doigts écartés ! Le public est suspendu aux gestes du boucher. Celui-ci attrape à bras-le-corps les boyaux, extrait les abats, gonfle les poumons et les expose à l’échelle. Lorsqu’il attrape une hache pour fendre la colonne et écarter la carcasse, les spectateurs réagissent vivement : frissons exagérés pour les uns, interjections d’appréhension pour les autres ou encore rires sarcastiques pour certains. Puis le boucher découpe la tête du porc et la jette dans un seau d’eau . « Il existe plus le porc » commente une petite fille. La découpe s’arrête à ce moment, alors que la carcasse est grande ouverte ; le boucher ne poursuivra pas le processus de transformation de l’animal. Seuls les boyaux, déposés sur la table, sont encore triés : certains sont jetés dans un sac poubelle, d’autres nettoyés. Mais à ce moment de la démonstration, le public s’éparpille. En effet, étant donné la durée de l’action et sa répétition, seules les personnes les plus intéressées assistent au nettoyage des boyaux. La fabrication des boudins ne suscite guère plus de curiosité.

Le porc, la tête en bas, reste seul, accroché à son échelle tandis que les spectateurs vont faire des achats ou se retrouvent à la buvette. La file d’attente grandit pour se procurer des boissons (vin rouge, vin blanc, vin chaud, etc.) et des tartines de fromage fort : « ‘tout est à 5 francs, comme ça y a pas de problème ’» précise une des organisatrices. Le succès est assuré. Durant toute la matinée, des tickets de tombola sont proposés aux visiteurs qui peuvent gagner l’un des huit quarts de cochon mis en jeu. Ceux-ci proviennent de deux porcs abattus et découpés à l’abattoir et non pas de l’animal utilisé pour la démonstration. Sur l’un des murs de la halle a été accrochée une exposition de photographies représentant les différentes étapes de l’abattage du porc à la ferme : mais rares sont les visiteurs qui s’arrêtent longuement pour la regarder. Certaines personnes se sont inscrites au repas proposé par l’un des traiteurs. Des tables ont été dressées sous la halle à cette intention. Le menu à 70 francs comprend soit des charcuteries à volonté soit du cochon grillé accompagné de haricots petit riz ou de gaudes et un dessert. En réalité les gaudes, pourtant proposées au menu, ont été abandonnées. Depuis 5h du matin, le cuisinier, qui participe lui aussi à la fête en se rendant fréquemment à la proche buvette, fait tourner le porcelet sur les braises, sous le regard des visiteurs.

Cette manifestation se déroule essentiellement le matin, si bien qu’à la fin de la matinée, le public, après avoir dans un premier temps quitté l’espace spectacle, se disperse totalement. Le cochon, à moitié découpé, ne suscite plus aucun intérêt. Non estampillé par l’abattoir municipal celui-ci est censé partir à l’équarrissage. Sur la table, restent les ustensiles ayant servi à la préparation du boudin : un petit hachoir, un fusil à aiguiser, une casserole d’eau, une bassine tachée de sang, etc. Dans un coin de la halle, derrière leur voiture, un couple d’organisateurs fait cuire le boudin dans une grande marmite sur un butagaz, sous la surveillance du saigneur. A peine sorti de l’eau, celui-ci est repéré par les derniers badauds qui viennent réclamer un morceau, tout juste cuit. Passé midi et demi, seules les quelques dizaines de personnes participant au repas sont encore sur les lieux. Les professionnels rangent leur banc et libèrent l’espace.

Il est difficile d’évaluer le nombre de personnes ayant participé à cette manifestation en raison de l’absence d’entrée principale et la possibilité donnée à chacun d’aller et venir et de rester pour une durée plus ou moins longue. Nous estimons toutefois à plus de cent cinquante le nombre de celles entourant les barrières au moment du buclage. Sachant qu’au cours de la démonstration, certaines se retiraient tandis que d’autres se joignaient aux spectateurs, le nombre de personnes ayant assisté à une partie du spectacle est donc bien supérieur. A celles-ci il faut ajouter celles, très nombreuses qui, soit parce qu’elles se sont rendues à la fête avant ou après la démonstration, soit parce qu’elles n’ont pas souhaité y assister, sont venues à la manifestation essentiellement pour y acheter des charcuteries. Mais ce que les organisateurs constatent de manière indéniable est l’augmentation chaque année du nombre de visiteurs. Notons par ailleurs que malgré la gratuité de la fête, les dépenses réalisées par les visiteurs sont en moyenne assez élevées : achats nombreux, buvette, tombola, etc.

Notes
514.

Rosat, terme vernaculaire pour désigner la « molinie bleue (herbe qui pousse dans les bois clairs et qui est utilisée comme litière, garniture des paniers où l’on fait sécher les fromages...) » (Claudine Fréchet, Jean-Baptiste Martin, 1998, p.119). Cette graminée est aussi appelée en Bresse « paille de bois ».