Les relations nouvelles entre ville et campagne

Cette manifestation est significative des nouvelles relations qui s’instaurent entre la ville et la campagne. Se référant à des études sur les territoires - en particulier à l’ouvrage de Hervieu et Viard de 1996 intitulé Au bonheur des campagnes - qui attestent de l’abolition des oppositions villes/campagne et de l’émergence de nouvelles catégories d’appréhension de l’espace, Denis Chevallier s’intéresse à ces relations sociales515. Relatant la promotion par l’écomusée du pays de Rennes, d’une ancienne race de volaille bretonne sur le point de disparaître, le coucou de Rennes, cet auteur donne l’exemple d’une association étroite entre une ville et la relance d’un produit agricole. Selon lui :

‘« cette participation d’une grande ville à la conservation et à la mise sur le marché d’une race rustique locale est très significative des relations nouvelles qui s’instaurent entre le monde rural et le monde urbain. Identifiée comme élément du patrimoine du pays de Rennes très fortement lié à la cité, le coucou de Rennes serait une des multiples expressions des nouveaux rapports entre villes et campagnes. Les animaux ne sont plus seulement de simples rappels de la présence de la ruralité en périphérie de la ville, ils expriment un nouveau mode de relation où les éléments les plus clairement identifiés du territoire convergent pour fonder un nouveau type de territoires affranchis des oppositions traditionnelles entre monde des villes et monde des champs »516. ’

Le buclage d’un porc dans la ville de Bourg-en-Bresse reflète lui aussi les nouvelles relations entre ville et campagne. Cependant, ces relations s’avèrent plus ambiguës qu’il n’y paraît et parfois porteuses d’incompréhension. Les organisateurs de la Saint-Cochon, dont plusieurs - et ceci n’est pas sans conséquence - étaient liées à la Chambre d’agriculture, veulent explicitement rompre avec cette opposition territoriale. Pour la Présidente, « ‘Bourg-en-Bresse est le reflet des traditions de la Bresse’ » ; elle note que, vue de l’extérieur, cette ville n’est nullement connue pour ses éléments intrinsèques (l’église de Brou par exemple) mais toujours pour ses productions agricoles, celles qui relèvent du monde rural. L’intitulé même de la manifestation (« La Saint-Cochon dans la ville ») évoque la rencontre de deux mondes tandis que la présence sur les prospectus et affiches à la fois de l’insigne de la ville de Bourg-en-Bresse et de celle de la Chambre d’agriculture de l’Ain sous-entend leur étroite collaboration. Quant à la diversité du public, il prouve la capacité de cette manifestation à mobiliser la population au-delà de la ville de Bourg. En effet, annoncée les semaines précédentes dans les journaux locaux mais aussi par des prospectus distribués sur les pare-brise des véhicules garés sur le parking du marché bihebdomadaire de Bourg-en-Bresse, cette fête attire des spectateurs habitant dans les environs et sur la zone de chalandise du marché : la Bresse mais aussi le Revermont, la Dombes et dans une moindre mesure le Val-de-Saône. Par ailleurs, se rendent à la Saint-Cochon tant des citadins, des jeunes qui n’ont jamais assisté au buclage d’un porc, que des agriculteurs retraités qui ont pratiqué cette activité pendant des années ou encore des personnes l’ayant seulement vu chez leurs parents ou leurs grands-parents. Si bien que lors de la démonstration les commentaires sont variés : certaines personnes évoquent leurs propres souvenirs et anecdotes, d’autres émettent le souhait de recommencer à fabriquer des charcuteries domestiques, des parents profitent de l’occasion pour enseigner à leurs enfants l’anatomie animale ; quant aux plus jeunes ou aux urbains, ils observent avec plus de curiosité et d’étrangeté ces gestes et savoir-faire qu’ils découvrent à cette occasion. Si certains visiteurs viennent essentiellement assister à la démonstration, d’autres privilégient les achats de charcuteries. Mais si cette manifestation attire un large public, l’ensemble de la population bressane ne se sent pas concerné. Tous ceux pour qui cette activité d’abattage, de buclage et de transformation des porcs est une réalité trop contemporaine s’en désintéressent totalement :

‘« Moi, la Saint-Cochon, je m’en fous. Pour moi, c’est pas vraiment quelque chose de nouveau. Donc, je pense que les gens de la ville iront pour découvrir quelque chose, mais pour nous, dans ma jeunesse, ils le faisaient à la maison, puisque mes parents ils en tuaient un tous les ans... je ne vois pas pourquoi j’irais passer mon dimanche après-midi... y a éventuellement des gens qui y vont pour se rappeler un peu leur jeunesse, ce qui se passait vraiment dans l’ancien temps. Je pense qu’il y a ce regard un peu sur autrefois, pour se rappeler des bons souvenirs. Mais dans ma famille, j’ai pas entendu parler que quelqu’un soit allé à la Saint-Cochon. Pour nous, ça ne sera pas une date...notée un an à l’avance ! » ’

assure une Stéphanoise dont justement le jeune frère achète depuis quelques années un porc à des agriculteurs pour la fabrication de ses charcuteries.

Ces nouvelles relations ville/campagne ne se font pas sans difficulté et rapports de force ; elles entraînent parfois de l’incompréhension, des malentendus voire des désaccords. Tout d’abord, l’appellation de « Saint-Cochon » ne laisse personne indifférent. Si elle fait rire les non avertis, les citadins, elle ne satisfait pas pour autant les personnes du monde agricole : « on ne disait pas comme ça » affirment-elles toutes. Cette appellation a été choisie par le Comité des fêtes : « ‘on se disait “la fête du cochon, c’est un peu banal, il faut trouver quelque chose de plus sympa”’ »517. Mais, cette sacralisation d’une activité profane, dans une société où les fêtes patronales sont encore célébrées, suscite de l’incompréhension. Elle a même valu de nombreuses remarques et critiques au Comité des fêtes : « ‘on nous disait que Saint fait référence à quelque chose de religieux, or le cochon n’est pas religieux ! ’». Pourtant cette référence au religieux est indéniablement entretenue puisque les affiches et prospectus de la manifestation sont illustrés par une représentation anthropomorphique d’un cochon souriant, paré d’une auréole (Cf. Annexe 13).

De manière plus significative, l’acte d’abattage du porc a éveillé des points de vue et des intérêts divergents. Suite aux accusations de mauvais traitement des animaux, les organisateurs ont pris conscience que ce qui allait de soi pour eux n’était pas évident pour le public : le cri de l’animal a en effet posé problème. Pourtant les organisateurs se défendent : « ‘Mais c’est pas vrai enfin, il avait été assommé avant !’ ». En fait, ces réactions sont le reflet de conceptions opposées de l’animal. Dans le monde urbain, où l’abattage des animaux est devenu invisible, leur mort ne peut être un spectacle. Cette mise à mort publique est insupportable. Comparant les pratiques d’évitement de l’abattage des animaux de boucherie avec la corrida ou la mattanza 518, Noëlie Vialles conclut que « ‘s’il s’agit d’animaux sauvages, de non-mammifères, si elle n’est pas abusivement violente, la mise à mort pourra être tolérée, voire regardée et pratiquée. [...] Lorsque la mise à mort peut se légitimer par quelque apparence d’affrontement loyal entre hommes et bêtes, ou par un éloignement taxinomique qui en dispense, elle reste visible’ »519. Autrement, celle-ci doit être cachée. Désormais pour la Saint-Cochon, l’animal est abattu hors des regards. Tout se passe comme si, pour que la démonstration soit convenable, il fallait qu’un véritable animal soit buclé et découpé sur place, mais qu’il ne soit pas tué pour autant. L’animal est apporté inerte et sa mort ne participe nullement au spectacle. Mais la multitude de questions et remarques dans le public concernant cette mort est révélatrice du décalage entre cette démonstration et la réalité telle qu’elle est connue dans le monde agricole. Ce paradoxe auquel sont confrontés les organisateurs - montrer ce qui ne peut pas être un spectacle ou évincer ce qui est incontournable - révèle la difficulté à patrimonialiser certaines pratiques et usages sociaux : tout ne peut pas être montré et partagé avec autrui, ni être mis en exergue pour représenter le groupe social. Tel est le cas de la mise à mort d’un animal, pratique qui va de soi dans le contexte domestique mais qui devient malaisée dans le cadre patrimonial.

Par ailleurs, les contraintes liées à cet acte patrimonial soulèvent d’autres incompréhensions, reflet des divergences entre monde rural et urbain. En effet, pour ceux qui ont eu l’habitude de tuer des porcs, l’idée qu’un animal soit abattu pour une simple démonstration sans être réellement transformé en charcuteries est inconcevable. Comment accepter que ce qui a représenté l’une des principales sources de son alimentation, une réserve familiale pour toute l’année, soit considéré comme non comestible pour une question d’estampille, et soit alors jeté ? L’animal ne peut être que récupéré ! Pour ces personnes, hors du contexte alimentaire, la mort de l’animal perd de son sens. Cet acte ne peut pas être une simple mise en scène ; il se doit d’aboutir, c’est-à-dire de fournir des réserves alimentaires, ce qui est sa principale raison d’être.

Enfin, la nature des lots de la tombola reflète l’emprise des habitudes agricoles au sein de cette manifestation et la non prise en compte du rapport que les citadins entretiennent avec la viande : en effet, les organisateurs n’ont pas prévu que des quarts de cochon, entiers et frais, puissent poser problème aux gagnants. Pour des personnes pour qui le porc représente encore, au moins dans les souvenirs, une richesse alimentaire, un tel cadeau ne peut être que particulièrement apprécié. C’est pourquoi l’un des organisateurs se trouve très déconcerté lorsqu’une des personnes à qui il tente de vendre un billet de tombola lui demande ce qu’elle pourrait bien faire d’un tel lot ! De toute évidence, celle-ci ne partage pas le même savoir-faire en terme de transformation et de conservation de la viande. La tombola s’adresse à des joueurs avertis, des personnes habituées à ce genre de pratique.

Notons que si le cri du cochon avait failli remettre en question la fête, cette manifestation auditive réapparaît, depuis 2001, sous une autre forme : le Comité des fêtes a en effet lancé le « concours du cri du caillon » ! Se déroulant après la démonstration, cette nouvelle animation donne à la fête un aspect plus ludique et récréatif. Il n’est pas surprenant que les concurrents, et plus encore les gagnants, soient des professionnels du secteur. Eleveurs et charcutiers imitent à la perfection les divers cris du cochon : ceux émis par les porcelets, les grognements de faim, les grommellement de rivalité ou encore le cri poussé au moment de l’abattage ! Ce cri du porc, au moment de sa mort, a trop marqué les mémoires - il est régulièrement évoqué dans les souvenirs - pour être totalement absent de cette manifestation consacrée à cet animal. Il paraissait difficile de faire l’impasse sur cet événement sonore, si bien qu’il n’est pas anodin qu’il réapparaisse ainsi. Tout se passe comme si ce concours participait à la réintroduction de la mise à mort, acte incontournable pour le buclage et l’ouverture du porc. Ainsi sont révélées et imposées aux citadins, de manière détournée, les différentes étapes de ce processus.

Notes
515.

Denis Chevallier, 1998, p.68.

516.

Ibid. p.67-68.

517.

Cependant le 17 janvier était célébré la Saint-Antoine, fête de la protection des porcs, journée qui se différenciait néanmoins du jour d’abattage du porc. D’après le Guide de Montrevel et de son canton (2001, p.96), cette fête prend dans la commune de Saint-Sulpice la forme d’un pèlerinage dit de la « Saint Cochon ». Si cette manifestation comprend un aspect profane (un repas de cochonnailles), elle présente surtout un caractère religieux puisqu’est célébrée une messe solennelle, dédiée à Saint Antoine, et que sont vénérées à cette occasion ses reliques.

518.

Spectacles de mise à mort de thons, avec effusion de sang, pratiqués sur le littoral de la Méditerranée occidentale.

519.

Noëlie Vialles, 1993, p.118.