Cette animation de la ville prend, pour une grande part, l’aspect d’une fête spectacle puisque la démonstration est l’un des moments forts. La dimension théâtrale est marquée par la présence d’une scène délimitée par des chaînes que le public ne peut franchir. Au centre, se situent les acteurs dont le jeu principal est la transformation du porc. A ce moment de la fête, les spectateurs sont contraints à une passivité totale dont seule l’expression de leurs émotions est autorisée. Comme nous l’avons vu, toute question aux acteurs est exclue : d’ailleurs, le boucher ne semble pas les entendre, pas plus que les diverses interpellations qui lui sont adressées. Il reste imperturbable, jouant son rôle avec détermination. Lui seul maîtrise le déroulement du spectacle, rien ne peut se faire sans son consentement. La mise en scène passe par un espace clos, des horaires fixes (le boucher commence exactement à l’heure indiquée sur le prospectus), des actions qui s’enchaînent de manière précise, prévue, intériorisée. Seules quelques hésitations en terme d’organisation apportent de la spontanéité : mais au fil des années, le rituel s’établissant, celles-ci se font moins nombreuses.
La mise en exposition ne porte que sur quelques étapes, les plus attractives et les plus impressionnantes - hormis la mise à mort -, du processus de transformation du porc : le buclage ainsi que l’ouverture et l’extraction des boyaux. En effet, le buclage, en raison de la présence des flammes qui lèchent l’animal entier, présente un aspect spectaculaire incontestable : c’est cette étape qui est d’ailleurs annoncée dans le prospectus (« buclage du cochon à partir de 10h30 ») et que les journaux locaux ne manquent pas de relater. Nous avons pu constater que l’outillage employé pour la suite des opérations (petits couteaux, hache, fusil à aiguiser, etc.) impressionne le public tandis que l’extraction des boyaux suscite de vives réactions. Par contre la démonstration s’arrête au moment de la découpe à proprement parler de la carcasse, étape beaucoup moins impressionnante, moins scénique et peut-être aussi plus ordinaire puisqu’elle peut être observée, ne serait-ce que partiellement, dans les commerces de boucherie. D’ailleurs le nettoyage des boyaux et la préparation du boudin, dont la gestuelle est plus limitée, répétitive et méticuleuse, n’attirent pas beaucoup de spectateurs. En somme, la démonstration du processus de transformation est tronquée tant en amont qu’en aval puisque non seulement l’abattage du porc n’est pas public, mais les étapes de la métamorphose, celles qui font passer le porc du statut d’animal au statut d’aliment sont occultées. Le rythme classique du travail, avec la succession des diverses opérations, est rompu : les trois phases d’abattage, de buclage/toilette/ouverture et enfin de découpe se déroulent dans des espaces divers, en des moments anormalement différés. La démonstration ne vise pas à confirmer le lien entre un animal sur pieds, une bête vivante, et des productions alimentaires, des charcuteries. Ce n’est pas non plus seulement le savoir-faire du boucher qui est mis en avant mais surtout ce qui fait la spécificité de l’abattage à la ferme : le buclage, qui d’ailleurs n’est pas pratiqué dans les abattoirs industriels. Le fait que la démonstration n’aille pas jusqu’à la transformation du porc en charcuteries, unique motif de cette pratique dans la sphère domestique, pose la question du sens de cette exhibition : la patrimonialisation a évincé la raison profonde de cet acte au profit de son aspect spectaculaire.
Mais de manière paradoxale, cette réduction est assortie d’un souci de réalisme. En effet, la recherche d’authenticité et d’exactitude lors de la démonstration des étapes mises en scène est frappante. Il a été fait appel à un vrai boucher de campagne, connu et reconnu par nombre de Bressans pour avoir exercé dans les fermes de la région. Le travail est exécuté avec précision, intégralité, tel qu’il serait effectivement réalisé pour une consommation réelle. Ainsi, aucune tâche n’est simplifiée : le buclage et plus encore la toilette, étape minutieuse, nécessitant du temps et que le public, habitué à des spectacles d’action, trouve parfois lente, ne sont pas raccourcies pour autant. Les deux flans du porc sont nettoyés avec le même achèvement. De même, aucune économie n’est réalisée tant sur la quantité de paille brûlée que sur les litres d’eau utilisés. Le boucher se soucie peu que les éclaboussures atteignent les spectateurs ou que les flaques se répandent jusqu’à leur pied, il verse autant d’eau que nécessaire à une toilette parfaite. En serait-il ainsi si, comme officiellement prévu, le porc allait être effectivement porté à l’équarrissage ? De toute évidence, le boucher agit non pour le spectacle mais pour la fabrication de charcuteries réellement destinées à des consommateurs, c’est-à-dire à des fins conformes à son habitude. C’est pourquoi, il préfère placer l’animal, non au centre de la scène, mais en fonction de ses exigences personnelles, se préoccupant peu de savoir que la moitié du public ne perçoit pas l’essentiel des actions. Pour cette raison également, bien que n’ayant plus de spectateurs, le boucher poursuit le nettoyage des boyaux et la préparation du boudin : son objectif est bel et bien la transformation du porc en charcuteries. En somme, cette démonstration est teintée d’ambiguïté : cette pratique, bien que mise en scène, ne peut pas être un simple spectacle. Et si sa raison profonde est évincée du processus patrimonial, celle-ci est omniprésente pour les acteurs (le boucher et ses assistants) et ceux qui ont pratiqué l’abattage de porcs à la ferme.
Par ailleurs, lors de cette démonstration, il est moins fait référence à une activité économique d’aujourd’hui qu’à une pratique traditionnelle révolue. Les organisateurs insistent sur les éléments considérés comme traditionnels : ils privilégient, sur les prospectus ou lors des annonces faites au micro, le terme vernaculaire de « caillon » pour désigner l’animal, renforçant ainsi l’image locale et traditionnelle de la manifestation. De même, pour achever le buclage, au lieu du butagaz actuellement utilisé dans les fermes, l’emploi comme autrefois d’une botte de molinie a été préférée. L’un des assistants a chaussé des sabots qui lui donnent une démarche singulière. Ce spectacle laisse supposer que l’abattage domestique de porcs n’existe plus et qu’il relève d’un temps révolu. Certaines des remarques du public concourent dans ce sens : l’allusion à l’âge du boucher ainsi que la proposition d’une bouteille signifient qu’une telle pratique ne peut être réalisée que par une personne du passé, « grossière », âgée, alcoolique, bref exclue de l’activité économique d’aujourd’hui. La mise en scène de cette pratique la présente comme ce que Michel Rautenberg qualifie de « patrimoine éteint »520, c’est-à-dire un patrimoine qui ne serait plus pourvu que de valeurs nostalgiques ou de mémoire et non d’une vitalité économique ou sociale. Il n’est en effet nullement fait référence, durant cette démonstration, aux pratiques actuelles qui ont toujours cours dans la campagne bressane. Le patrimoine est ici vécu sur un mode nostalgique et par la démonstration, les organisateurs cherchent à témoigner de la spécificité de la vie rurale bressane d’autrefois.
Ce processus de patrimonialisation porte essentiellement sur les savoir-faire relatifs au buclage, à la toilette et à l’ouverture du porc. Ce sont ces étapes qui, transformées en objets patrimoniaux, représentent l’histoire du groupe et signalent son identité. Les productions, elles, - les charcuteries - échappent partiellement à cette construction patrimoniale. L’animal ouvert, tel qu’il se présente à la fin de la démonstration, ne peut étayer le lien entre cette pratique traditionnelle et les charcuteries commercialisées : la continuité entre les deux aspects du porc n’est pas clairement établie. Par ailleurs, la délimitation spatiale renforce la distinction entre une manifestation démonstrative, tournée vers une pratique traditionnelle et évoquant le passé du groupe, et une zone commerciale, intégrée à l’activité économique locale. En effet, il n’est nullement imposé aux professionnels de fabriquer des charcuteries telles qu’elles étaient réalisées autrefois ou de proposer des productions locales : aucun aliment spécifique n’est valorisé à l’occasion de cette manifestation ; ce sont toutes les charcuteries, quelles qu’elles soient, qui sont à l’honneur, puisque d’après la Présidente du Comité des fêtes, la seule exigence est que les productions commercialisées soient réalisées à base de viande de porc. Il est seulement demandé aux commerçants de s’engager à réaliser une belle présentation de leur stand et de ne pas exagérer le prix des marchandises. Ainsi, en 2001, l’un des charcutiers proposait par dizaines des saucisses de choux et des pormoniers, productions habituellement fabriquées en Savoie. Ceci dit, les professionnels accentuent volontiers la dimension traditionnelle de leurs productions (« cochonnaille à l’ancienne » peut-on lire devant l’un des stands) ainsi que la spécificité locale (« civier bressan »). Mais il s’agit essentiellement d’informer la clientèle sur les spécificités organoleptiques des productions proposées : il semble qu’à cette occasion, les professionnels aient choisi de satisfaire le goûts des consommateurs qu’ils négligent habituellement. Ils proposent alors des productions répondant aux préférences d’une minorité exigente, recherchant des aliments aux caractéristiques marquées : des produits plus gras, des civiers plus gris et pour lesquels ils ont conservé le cartilage des oreilles, des boulettes entourées de la crépine, etc.... en somme, des produits qu’une partie de la clientèle habituelle n’apprécie plus aujourd’hui ou qu’elle ne souhaite pas consommer régulièrement. Comme toute foire ou marché, la Saint-Cochon, qui occupe l’espace habituellement réservé à de telles manifestations, satisfait la possibilité de se procurer ce qui n’est pas disponible ailleurs.
En somme les organisateurs ont eu recours à une tradition révolue - ou tout au moins présentée comme telle -, à du patrimoine éteint, pour promouvoir l’activité économique actuelle des charcutiers de Bourg-en-Bresse. C’est une activité qui est ici valorisée : aucun aliment particulier n’est célébré ; les productions traditionnelles et locales ne font pas l’objet d’une attention plus soutenue. L’histoire, plus que les savoir-faire contemporains, a donc été retenue pour sa capacité à créer de la dynamique économique. Les artisans apparaissent par cette mise en scène comme les descendants de ces tueurs qui exerçaient autrefois dans les campagnes. Ceux-ci marquent cet héritage, qui leur donne de la légitimité, en proposant quelques charcuteries qui se rapprochent de celles qui étaient fabriquées autrefois dans les fermes.
Toutefois il est apparu que la mise en exposition d’une pratique rurale de passé peut provoquer une certaine incompréhension et des ambiguïtés, reflets de points de vue et d’intérêts divergents. En effet, les contraintes du processus de patrimonialisation (négation de la mort de l’animal, nécessité de trouver un nom pour désigner cette manifestation, etc.) créent un décalage avec les représentations qu’ont, de cette pratique, les personnes qui l’ont connue tandis que les autres se trouvent également déconcertées.
Michel Rautenberg, 1998c, p.21-22.