Processus sélectif de mise en exposition

Comme pour la Saint-Cochon, la fête de la paria a pour animation principale l’exhibition d’une pratique technique alimentaire. Elle prend la forme d’une fête spectacle, d’une fête démonstrative. Il s’agit d’indiquer par une mise en scène à l’attention de spectateurs comment se pratiquait cette fabrication. Mais au cours de cette manifestation, contrairement à la démonstration du buclage du porc, l’exhibition, qui d’ailleurs est moins spectaculaire, s’accompagne de nombreuses explications verbales. Les organisateurs sont essentiellement là pour discuter et entretenir cette mémoire collective. Si certains insistent sur la répétition de la tâche (« ‘il faut tout le temps causer, les gars viennent, ils veulent savoir “comment vous faites ça ?”. Alors après ils s’en vont : “bon ben merci bien”’ »), ce n’est que pour souligner le poids des relations sociales lors de cette manifestation. D’ailleurs l’idée d’un enregistrement leur évitant de raconter sans cesse la même chose est rejetée avec vigueur. Le chaudron sert de prétexte aux discussions, et par là, à l’échange social.

Cette démonstration s’avère être, comme toute démarche de revitalisation, un processus sélectif qui met en avant quelques étapes de la préparation, promeut certains aspects au détriment d’autres et construit un objet patrimonial qui prend sens dans le présent.

Tout d’abord, il apparaît clairement que, comme pour la Saint-Cochon, seules certaines étapes du procédé de fabrication sont mises en exposition : l’ultime cuisson des fruits et dans une moindre mesure le transvasement de la paria dans les cruches. Venler est l’acte emblématique de cette fabrication : il est invoqué pour représenter la spécificité de cette production, il légitime la démonstration et mobilise les discours. Les autres opérations de la fabrication ne font pas l’objet d’une telle publicisation : le pressage des pommes, la réduction du jus, le pelage ou encore la découpe des poires sont réalisés dans l’intimité, à l’abri des regards extérieurs. Elles ne semblent pas présenter d’intérêt vis-à-vis d’une démarche de publicisation. De la même manière, l’exhibition des tartes ne porte que sur l’étape ultime de leur fabrication c’est-à-dire la cuisson au four à bois. Le reste de la préparation des tartes se fait en privé : les pâtes sont confectionnées, abaissées et garnies dans une salle loin des visiteurs. De manière courante, l’action du feu que ce soit dans un foyer, un four ou une cheminée, par son aspect spectaculaire, cristallise les représentations. Les cuissons sont souvent les étapes privilégiées pour représenter l’ensemble du processus de fabrication. Ceci n’est pas neutre en terme de rapports sociaux puisque ce sont souvent les hommes qui contrôlent le feu. Le travail réalisé plus généralement par les femmes (la préparation des poires pour la paria, celle du riz au lait pour le boudin ou encore la confection du civier) est généralement occulté.

Cette revitalisation d’une pratique du passé suppose évidemment une interprétation. En effet, au cours de cette démarche de conservation par démonstration de la paria, les organisateurs se trouvent dans l’obligation de faire des choix techniques et sont alors confrontés à la question de l’authenticité de la tradition. La nature des fruits est un point discuté. Car si autrefois la paria avait pour fonction de conserver des fruits à disposition, l’actuelle préparation, élaborée dans le but d’organiser une manifestation festive, nécessite de se procurer des fruits. Or en se fournissant auprès de producteurs régionaux, les variétés obtenues sont fort différentes de celles utilisées autrefois puisque, les productions locales ou anciennes ayant quasiment disparu, les producteurs commercialisent des variétés plus courantes. Par ailleurs, pour des raisons de commodité lors de l’épluchage, les poires achetées sont choisies relativement grosses, déjà un peu mûres mais assez fermes alors qu’auparavant entraient dans la paria tous les fruits de mauvaise qualité. Le résultat est forcément différent. Les premières années, pour plus d’authenticité, les organisateurs avaient ajouté quelques poires qui entraient traditionnellement dans la fabrication de la paria521. Beaucoup rapportent des anecdotes justifiant le changement telles que celle-ci, relatée à plusieurs reprises sous une forme analogue : « ‘une année on avait introduit, parce qu’il y avait un peu de récolte, des poires vertes. Je me rappelle la réflexion de quelqu’un qui mangeait de la paria, parce que les poires vertes, elles sont granuleuses à l’intérieur : “mais pourquoi vous mettez des figues dedans ?”’ ». Sous prétexte d’éviter toute confusion, ces variétés sont désormais écartées. Mais de toute évidence, les différences organoleptiques sont prépondérantes dans la décision de les rejeter : « ‘on a beau dire ce qu’on veut quand on a des bonnes poires juteuses, ça fait une meilleure confiture. Quoique, y en a qui disent “oh non non, c’était les autres qui étaient meilleures”. Mais moi, je ne crois pas. Enfin, personnellement, une bonne poire qui est sucrée, on a beau dire, si vous mettez quelque chose qui est agréable, un bon produit, transformé, ça ressort un bon produit. Si vous mettez un produit qui est dur, qui est insipide, ben... y a pas de sucre, hein ! Mais c’est toujours au nom de la tradition, voilà, la tradition...’ ». L’action patrimoniale impose donc de multiples ajustements, portant parfois sur des petits détails qui ne sont pas pour autant exempts de désaccords entre les acteurs : chacun en fonction de ses propres expériences et souvenirs et des objectifs qu’il octroie à l’action patrimoniale s’attache ou non à ces fines nuances, admet l’évolution ou la rejette. Pour certaines personnes, maintenir les variétés anciennes présente du sens, sens qui a disparu pour d’autres.

Il n’est pas anodin que, depuis quelques années, certains bénévoles aient organisé, à côté du chaudron de paria, une petite exposition sur les variétés de fruits employées autrefois pour la fabrication de la paria. Si cette démarche est vraisemblablement inspirée par le Marché des fruits d’automne de Cuisiat, manifestation qui se déroule le même jour que la fête de la paria et qui est bien connue de nombre de Stéphanois, il est évident que cette mise en scène est un moyen de réintroduire dans le processus patrimonial les variétés localement utilisées. L’objet patrimonial se trouve ainsi décomposé, afin de répondre aux objectifs contemporains : d’un côté un savoir-faire mis en scène et un produit modifié pour être apprécié c’est-à-dire pour pouvoir être introduit dans les pratiques actuelles de consommation, de l’autre des matières premières qui n’ont plus pour fonction que d’être regardées.

Si l’utilisation de nouvelles variétés de fruits suscite des divergences parmi les acteurs, l’introduction de sucre lors de la préparation de la paria - ce qui permettrait une cuisson moins longue - fait l’objet d’un consensus : cette hypothèse, perçue comme une évolution subversive par tous les acteurs de la manifestation, est catégoriquement rejetée. Nous avions d’ailleurs constaté que ce détail est systématiquement évoqué lors des souvenirs relatifs à cet aliment. Pour les Stéphanois, l’authenticité du produit tient à l’absence de cet ingrédient. Il s’agit d’un élément essentiel de son identité, qui la différencie non seulement de la confiture mais également du vincuit tel qu’il est préparé, à peu près à la même époque, lors de la Fête de la ferme de la forêt à Saint-Trivier-de-Courtes. Nous avions constaté que ce dernier n’est à leur yeux qu’une médiocre préparation, une piètre imitation. Cet argument est un moyen pour les Stéphanois de se distinguer de leur voisin qui ajoutent du sucre lors de cette fabrication. Mais l’absence de sucre, qui exige une longue cuisson, apparaît également comme un atout pour la manifestation puisque cela permet de faire durer la démonstration, activité principale de la fête. A nouveau, la paria est patrimonialisée selon des critères et objectifs contemporains, selon le sens et la fonction qu’elle occupe aujourd’hui : insister sur l’absence de sucre permet de définir la paria par opposition à d’autres préparations, de marquer son identité et de l’introduire dans une fête collective.

Notes
521.

Suivant cette logique, les organisateurs, en 1998, avait ajouté des pommes camion, les productions de leurs vergers ayant été suffisamment importantes.